Loxias | Loxias 28 Edgar Poe et la traduction | I. Poe et la traduction
Henri Justin :
Baudelaire, traducteur des « contes » de Poe ou auteur d’« histoires extraordinaires » ?
Résumé
Poe par ses contes a créé, dans un medium à vocation référentielle (la prose), des textes clos sur leur propre espace. Baudelaire y a réintroduit d'instinct une dose de transitivité, offrant à son « frère » américain le cadeau empoisonné d'une lisibilité accrue. De cela, j’offre des illustrations commentées. Il me semble que le moment est venu de donner aux traductions françaises le tour d'écrou dont Baudelaire a libéré l’original.
Abstract
Is Baudelaire the translator of “tales” by Poe or the author of “extraordinary stories” ?
In composing his tales, Poe created, in a medium devoted to referentiality (prose), texts bound within their own space. With his translations, Baudelaire instinctively reintroduced a measure of transitivity, making the texts more immediately accessible. Of this, I give commented illustrations. It seems to me the time has come to give the French translations of Poe’s tales the turn of the screw from which Baudelaire has freed the original.
Index
Mots-clés : Poe , traduction
Géographique : Etats-Unis
Chronologique : XIXe siècle
Plan
Texte intégral
1Poe est un extrémiste. Ses « contes » ne sont pas des « histoires », fussent-elles « extraordinaires », mais des fictions extrêmes, des fictions qui vont au bout de la fiction, là où il n’y a plus d’objet imaginable. C’est ce chemin que j’ai voulu parcourir dans Avec Poe jusqu’au bout de la prose1. Parcours d’angliciste : toutes mes lectures de Poe sont lectures du texte original. Mais le livre s’adressant aux francophones, il m’a bien fallu me référer à notre vulgate, dans laquelle tout texte de Poe traduit par Baudelaire est présenté dans cette version. Que croyez-vous qu’il arriva ? Il m’apparut très vite que je ne pouvais pas appuyer ma démarche, fonder mes analyses, sur cette traduction telle quelle. Il m’a fallu retoucher Baudelaire.
2Les exemples que je vais maintenant commenter viennent de cette expérience. Poe, dans ses contes, dans Pym et dans Eurêka, pousse la fiction jusqu’à la disparition de l’objet (et donc du complément d’objet direct) et la disparition du sujet destinataire (et donc du complément d’attribution). Il a ainsi devancé les formalismes du XXe siècle et pratiqué la « mort de l’auteur » bien avant que le slogan ait cours. Or Baudelaire ne joue pas ce jeu-là. C’est un traducteur scrupuleux, il veut vraiment rendre le texte de son frère américain, mais il a sa propre pente, accentuée par son désir de s’attacher un public. Cela le fait broncher devant l’intransitivité qui se rencontre dans ces fictions, et la chose est très sensible du seul point de vue grammatical, comme nous allons le voir. Les cas présentés ci-dessous illustrent l’effacement chez Poe de la deuxième personne (je vous parle, je vous écris/ je vous écoute, je vous lis) et de la troisième « personne », qui n’est pas une personne, mais représente la réalité extra-linguistique. Ils se suivent dans l’ordre chronologique de parution des contes aux États-Unis, bousculé parfois par un rapide regroupement thématique. Le texte original de Poe sera cité d’après Poetry and Tales2, celui de Baudelaire, d’après Œuvres en prose3.
3Dans « Manuscrit trouvé dans une bouteille », le narrateur, accroché à son épave en compagnie d’un dernier marin, se voit soudain surplombé par un énorme vaisseau de ligne porté par une vague gigantesque. « J’attendis sans trembler, » écrit-il, du moins chez Baudelaire, « la catastrophe qui devait nous écraser » (174) – mais chez Poe : « the ruin that was to overwhelm » (194). Notons, en anglais, l’effacement de l’objet direct dans le contexte d’un verbe signifiant, précisément, l’effacement, « overwhelm » (moins « écraser » que « submerger, engloutir »). C’est ainsi la marque grammaticale du narrateur et de son compagnon qui se trouve elle-même submergée. Overwhelm est un mot final, total. Il dit un engloutissement qui envahit tellement la conscience narratrice qu’elle ne peut plus s’y nommer : « J’attendis sans trembler la catastrophe qui signifiait l’engloutissement. »
4Le choc va imposer au narrateur un bel exercice de voltige au terme duquel il se retrouvera à bord du monumental vaisseau fantôme. Le voici maintenant rêvassant et barbouillant, sans y penser, avec une brosse à goudron, les bords d’une bonnette qui était à côté de lui, soigneusement pliée, sur un baril : « a neatly-folded studding-sail which lay near me on a barrel » (195). Baudelaire traduit astucieusement (semble-t-il, dans un premier temps) : « une bonnette soigneusement pliée et posée à côté de moi sur un baril ». Mais son lecteur se demande tout naturellement : pliée et posée par qui ? En fait, par personne à l’intérieur de la fiction : le narrateur barbouille « les bords d’une bonnette qui était à côté de [lui], soigneusement pliée, sur un baril ». Il y a chez Poe une exténuation de l’agent ou du sujet humain. Cela peut le conduire à des formules très particulières devant lesquelles son traducteur historique recule. Ainsi, troisième exemple, vers la fin du « Manuscrit » : le narrateur se sent entraîné vers quelque secret – « whose attainment is destruction » (198), « dont l’atteinte est destruction ». Il ne s’agit pas de lécher le style ici, mais de respecter ces deux termes abstraits reliés par le seul verbe être. L’atteinte (du secret) est destruction (du secret ? du narrateur ?) Au point où secret et narrateur s’atteignent, il n’y a plus d’objet (secret) ni de sujet (narrateur) : c’est même cela, le secret. Que fait Baudelaire en traduisant « dont la connaissance implique la mort » (180) ? Il réhumanise les termes (« connaissance », « mort ») et réintroduit du mouvement (« implique ») là où l’on avait une équation mystique.
5Faisons un crochet par « Révélation magnétique », où se trouve une curiosité du même ordre. Le patient, M. Vankirk, a appelé l’homme de l’art pour une expérience relative à certaines impressions psychiques qu’il aimerait explorer plus avant sous hypnose. Il s’en explique : « Je n’ai pas besoin de vous dire combien j’ai été sceptique jusqu’à présent sur le sujet de l’immortalité de l’âme. Je ne puis pas nier que, dans cette âme que j’allais niant, a toujours existé comme un demi-sentiment assez vague de sa propre existence. Mais ce demi-sentiment ne s’est jamais élevé à l’état de conviction. » Voilà Baudelaire, retouché. Car là où Poe écrit « I cannot deny that », son traducteur répète le complément d’attribution. Il écrit : « Je ne puis vous nier que » (212), allant au-delà de ce que lui dicte sa propre langue pour réintroduire, comme de force, ce « vous » attributif et ainsi maintenir la relation dialogique dans la phrase même où s’annonce sa dissolution. Ce demi-sentiment de l’existence de l’âme, en effet, seule l’âme pourrait le confirmer dans son espace, un espace où le langage tel que nous le connaissons n’aurait plus cours. Même chose plus loin, quand a commencé le questionnement auquel se prête le magnétisé. Il explique : « Quand j’étais éveillé, je savais ce que vous entendiez par esprit. Mais maintenant, cela ne semble plus qu’un mot » – soit, sous la plume de Baudelaire : « cela ne me semble plus qu’un mot » (214). Comme par un instinct de survie individuelle, Baudelaire impose à Poe le maintien de la personne de l’hypnotisé, alors même que l’hypnose est en train d’entraîner cette personne vers un espace où corps et esprit se fondent, s’annulent mutuellement, où donc la conscience se désindividualise en « Dieu ». À la fin du conte, l’hypnotiseur se demande si Vankirk, dans la dernière partie de son discours, lui avait parlé « du fond de la région des ombres » (222). Un tel effacement de la personne avait été préparé, mais seulement dans l’original, par l’effacement précoce du pronom personnel.
Apparitions
6Venons-en à « Ligeia », où s’observe en ces diverses phases le dérapage traductif. Le narrateur tente de se remémorer sa Ligeia perdue. « Of her family – I have surely heard her speak » (262). Baudelaire traduit : « Quant à sa famille, – très certainement elle m’en a parlé. » Cela sent la confidence, l’intimité de couple, alors que Poe écrit seulement : « De sa famille, je l’ai sûrement entendu parler ». Parler à qui ? À personne en particulier. La parole de Ligeia n’était pas adressée. La relation personnelle entre elle et le narrateur est réduite au minimum, presque effacée. Et de fait, aujourd’hui qu’il s’affirme veuf de cette Ligeia, seul ce « mot », « ce mot si doux » (240), « that sweet word » (262) « ramène devant les yeux de [sa] pensée l’image de celle qui n’est plus ». Bonne traduction ici : c’est un mot qui ramène une image, non pas un nom qui ramènerait le souvenir d’une personne. Déjà de son vivant, si elle a jamais été vivante, Ligeia était, pour le narrateur, une image. Il était fasciné par l’espace vertigineux qui se creusait dans ses yeux. « Qu’était ce je-ne-sais-quoi […] qui gisait au fond des pupilles de ma bien-aimée ? » écrit Baudelaire (244). Mais non, il n’y a pas de fond. Il serait plus exact de traduire : « qui gîtait dans les pupilles sans fond de ma bien-aimée » – « which lay far within the pupils of my beloved » (264). Le narrateur poursuit : « What was it? I was possessed with a passion to discover. » Non pas, cher Baudelaire, « la passion de le découvrir », mais, disons, « la passion de la découverte ». Le « quelque chose » (« something ») à découvrir n’est tellement pas un objet qu’il ne peut pas être grammaticalement représenté. Le narrateur est saisi d’une frénésie de découverte – point. Ici, « to discover » se trouve construit comme « to overwhelm » dans le « Manuscrit ». La vision de Poe, son esthétique, réclame cet emploi du verbe que l’on appelle « absolu ». Il sera souvent traduit au mieux en français par un substantif : l’engloutissement, la découverte. De quoi ? La découverte de ce qui engloutit, l’engloutissement dans ce que l’on découvre.
7Baudelaire, ayant ainsi commencé de chosifier l’objet de la quête (malgré l’audacieux « je-ne-sais-quoi »), en arrive à le vulgariser lamentablement. « Ces yeux ! ces larges, ces brillantes, ces divines prunelles ! » (244). Le narrateur de Poe, lui, est en plein ciel : « Those eyes ! Those large, those shining, those divine orbs ! » (264). Ces yeux sont des « orbes » : il faut garder ce mot astronomique ! A la fin du conte, apparaît l’image hallucinatoire. Soit, au plus près de l’original : « alors s’ouvrirent lentement les yeux de la forme qui se tenait devant moi ». Seuls les yeux sont actifs. Baudelaire, ici encore, refusant la vision sidérante, ranime grammaticalement les deux protagonistes : « alors je vis » – non et non, le sujet est englouti dans la vision – « alors je vis la figure […] ouvrir lentement, lentement les yeux ». Non, trois fois non, la « figure » (ou la forme, l’apparition) n’est pas un agent ; elle ne peut pas « ouvrir les yeux ». Et les voilà en gros plan (dans une traduction au plus près de l’original) ces yeux qui oblitèrent enfin toute perception et tout langage, « les yeux pleins, les yeux noirs, les yeux fous de la lady Ligeia ». Baudelaire ne garde que noir pour black. Il échoue sur wild, adjectif qu’il traduit toujours par étrange (mais cela n’entre pas dans notre sujet). Il échoue enfin sur full (plein), parce qu’il continue d’imaginer de vrais yeux de vraie femme. Il croit donc devoir interpréter, et viennent alors sous sa plume ces « yeux adorablement fendus ». Elle est pitoyable cette façon de chanter le retour de quelque midinette exotique ! Non, nous ne sommes plus dans les évocations fantaisistes des premières pages ! Ces yeux sont des astres ! Ils sont « pleins » comme la lune peut être pleine ! Comme on peut être en plein soleil ! Ce sont des astres qui expriment la passion vide, impossible. Ligeia n’est plus et n’a jamais été.
8Même analyse possible à propos de l’apparition qui clôt si mystérieusement la narration d’Arthur Gordon Pym et que ce dernier désigne comme « a shrouded human figure », puis « the figure » (1179). Le mot anglais figure est plus près de silhouette que de figure, mot français aujourd’hui ambigu. Baudelaire est d’ailleurs gêné, qui traduit « une figure humaine voilée », mais ensuite « l’homme » (688). Que voilà un choix décidé, bien peu compatible avec les dizaines d’interprétations auxquelles cette – quoi ? – cette forme, cette apparition a donné lieu ! Baudelaire humanise à outrance la forme qui surgit dans le blanc. L’humanise, et même la virilise. Nous allons voir bientôt, dans Eurêka, l’anglais « parent » être traduit par « père » selon la même logique, qui relève alors davantage de la psychanalyse que de la traductologie.
Intransitivités
9La lecture juxtalinéaire de trois passages apparentés du « Scarabée d’or » va nous ramener aux remarques du début de cet article. A la fin de la première partie du conte, les trois compagnons sont devant le trésor mis au jour et le narrateur note leurs réactions respectives. Il formule la sienne ainsi : « I shall not pretend to describe the feelings with which I gazed. Amazement was, of course, predominant » (578). Baudelaire en rajoute : « Je n’essayerai pas de décrire les sentiments avec lesquels je contemplais ce trésor » (85). Pourquoi « ce trésor » ? L’objet est englouti dans la vision : il ne peut plus être nommé. Poe écrit avec une économie très sûre quelque chose comme : « Je n’essayerai pas de décrire les sentiments qui peuplaient ma contemplation. » Il ajoute, non pas : « La stupéfaction, comme on peut le supposer, dominait tous les autres » (85), mais, dans une simplicité où se dissolvent tout sujet et tout objet : « La stupéfaction, bien sûr, dominait. »
10Vient la seconde partie du conte, explicative, et en toute fin une ultime question que le narrateur pose au maître déchiffreur, son ami Legrand : que dire des deux squelettes trouvés sur le coffre enfoui ? La question ne paraît pas s’imposer, tant la réponse est évidente : Kidd le pirate, le gros de la besogne étant terminé, s’est débarrassé de ses comparses, « all participants in his secret » (596) (moins « tous ceux qui possédaient son secret » (103) que tous ceux qui partageaient son secret : il s’agit toujours de refuser le partage, la relation). C’est ce que répond Legrand, et il pourrait s’arrêter là, mais sa pensée vire soudain de bord, pour une ultime phrase, interrogative celle-là : « Deux bons coups de pioche ont peut-être suffi, pendant que ses aides étaient encore occupés dans la fosse ; il en a peut-être fallu une douzaine – qui le dira ? » – « who shall tell ? » (596). Mais Baudelaire traduit : « Qui nous le dira ? » (103), maintenant ainsi la relation qui, justement, chez Poe, est rompue in extremis. Ce nous est pire que superflu, c’est un contresens ruineux. Que se passe-t-il, en effet, dans cette phrase qui lance une interrogation nouvelle en toute fin du volet explicatif du conte ? Legrand parle comme à soi-même ; sa pensée plonge dans son propre subconscient. L’outil retrouvé dans la fosse à côté des deux squelettes était un couteau espagnol (Spanish knife), mais ici Legrand imagine une pioche (mattock), outil mixte, perforant d’un côté, tranchant de l’autre, outil situé au croisement fantasmatique du couteau de Kidd et de la bêche (spade) dont il était lui-même « armé » au bord de la fosse. On peut penser que cette imagination du double meurtre est une tentation que Legrand se formule enfin à soi-même quand l’occasion en est passée. Jouons les détectives ; remontons à cette fin de première partie où, au bord de la fosse, Legrand était dans la position de Kidd. Nous ayant dit sa propre stupéfaction, le narrateur note : « Legrand paraissait épuisé par son excitation même, et ne prononça que quelques paroles » (85), ou, plus près de l’original : « Legrand paraissait épuisé par l’excitation, et ne prononça que peu de paroles. » Legrand paraissait épuisé : comme toujours chez Poe, il faut lire derrière ce paraître. Legrand était dans une transe dont le narrateur allait devoir le « réveiller » (arouse). Ce que le lecteur attentif comprend, quand il en vient aux toutes dernières lignes du conte, c’est que Legrand était alors absorbé par l’association de la vue de l’or avec l’idée du meurtre. Dans ses deux « syncopes », il est superlativement seul. Le nous interpolé par Baudelaire est un couac qui prive le conte d’une de ses résonances essentielles. Il unit grammaticalement Legrand et son ami narrateur à l’instant même où la pensée du maître s’attarde une seconde sur la possibilité qui s’était offerte, dans le moment de la découverte, de se débarrasser de ses deux compagnons.
11Terminons avec Eurêka. Poe élabore et argumente l’intuition selon laquelle notre univers a eu une origine et aura une fin. Des astres, il écrit : « Leur source est dans le principe Unité » (735) et précise, dans l’original : « This is their lost parent » (1287) – soit, tout simplement : « C’est là leur parent perdu ». Aucune contrainte linguistique n’oblige Baudelaire à transformer le « parent » en « père », ni à réintroduire un sujet en écrivant de cette Unité : « C’est là le père qu’ils ont perdu ». L’introduction de ce « ils » est fautive parce que c’est précisément par cette perte qu’« ils » viennent à l’existence. La perte de l’Unité est sans sujet : elle fait advenir des sujets. Leur Unité est un principe prénatal et c’est donc très exactement que Poe la nomme « leur parent perdu » – toujours déjà perdu. Ensuite il imagine une Particule primordiale à partir de laquelle l’univers se serait développé : « the absolute, irrelative, unconditional Particle » (1295), « My Particle Proper is Absolute irrelation » (1303, c’est Poe qui souligne) et puis encore cet adjectif, « irrelative » (1304). Cette impossible Particule est « irrelative », tant pis si c’est un néologisme. Elle n’abrite en elle-même aucune relation, aucun lien relationnel ; elle est absolument Une. Ce n’est pas qu’elle soit « indépendante », comme l’écrit constamment Baudelaire (743, 752). Indépendante par rapport à quel extérieur ? Elle n’a pas d’extérieur !
12Encore une fois, mon intention n’est pas d’accabler Baudelaire. Il est même émouvant de constater avec quelle honnêteté, avec quelle modeste soumission, le grand poète qu’il était traduisit conte après conte, suivant Poe phrase à phrase et s’imposant la traduction d’Eurêka. Mais cela n’empêche pas les écarts, assez nombreux et parfois graves. Conscients et inconscients. Cette étude n’en a illustré qu’une série, celle qui met en jeu l’intransitivité dans ses manifestations grammaticales. C’est parce qu’il travaille des effets de totalité que Poe vise un texte intransitif et même, dans ses derniers replis, un texte qui « ne se laisse pas lire »4. Les traductions de Baudelaire « se laissent lire » – c’est bien là le problème ! Elles réinjectent de la transitivité, dont celle qui va de l’auteur au lecteur. Cadeau empoisonné. Baudelaire a « vendu » Poe en transformant les « contes » en « histoires extraordinaires ». Il l’a comme mis au monde, mais au prix d’une unité textuelle perdue.
13Que faire aujourd’hui ? Voilà cent cinquante ans que le public francophone vibre au texte de Baudelaire. Ce dernier a naturalisé Poe et, au-delà, l’a rendu à son pays, où son génie est maintenant reconnu – et analysé plus avant dans sa langue. Les analyses francophones novatrices s’appuient elles-mêmes, depuis longtemps, sur l’original. N’est-il pas temps d’y revenir humblement, de serrer au plus près le texte de cet écrivain d’exception ? Si oui, nous sommes à la croisée des chemins. Ou bien nous continuons d’embaumer ces « histoires », mais en ce cas lisons-les résolument dans le cadre de la littérature française, et commençons à retraduire Poe à nouveaux frais5. Ou bien nous continuons d’y voir le passeport francophone vers Poe, mais en ce cas révisons-le. La tâche est délicate, elle demanderait l’établissement d’un rigoureux protocole ; mais il y a un Poe nouveau à offrir au public francophone.
Tableau Poe/Baudelaire
14Dans la troisième colonne est proposée une traduction plus textuelle des membres de phrase signalés en gras dans les colonnes précédentes.
POETRY AND TALES |
ŒUVRES EN PROSE |
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Ms. Found in a Bottle 194. I awaited fearlessly the ruin that was to overwhelm. |
174. j’attendis sans trembler la catastrophe qui devait nous écraser. |
… la catastrophe qui signifiait l’engloutissement. |
195. I unwittingly daubed with a tar-brush the edges of a neatly-folded studding-sail which lay near me on a barrel. |
176. je barbouillais, sans y penser, avec une brosse à goudron, les bords d’une bonnette soigneusement pliée et posée à côté de moi sur un baril. |
… qui était à côté de moi, soigneusement pliée, sur un baril. |
198. . . . some never-to-be-imparted secret, whose attainment is destruction. |
180. . . . quelque incommunicable secret dont la connaissanceimplique la mort. |
… quelque secret tu à jamais et dont l’atteinte est destruction. |
Shadow 218. Ye who read are still among the living; but I who write shall have long since gone my way into the region of shadows. |
Ombre 477. Vous qui me lisez, vous êtes encore parmi les vivants ; mais moi qui écris, je serai depuis longtemps parti pour la région des ombres. |
Vous qui lisez, … |
Ligeia 262. Of her family – I have surely heard her speak. |
241. Quant à sa famille, – très certainement elle m’en a parlé. |
De sa famille, je l’ai très certainement entendue parler. |
262. it is by that sweet word alone – by Ligeia – that … |
241. il me suffit de ce mot si doux, – Ligeia! – pour… |
[oui] |
264. What was it – that something more profound than the well of Democritus – which lay far within the pupils of my beloved? What was it? I was possessed with a passion to discover. Those eyes! Those large, those shining, those divine orbs! |
244. Qu’était donc ce je ne sais quoi, ce quelque chose plus profond que le puits de Démocrite, – qui gisait aufond des pupilles de ma bien-aimée? Qu’était cela ? J’étais possédé de la passion de le découvrir. Ces yeux ! ces larges, ces brillantes, ces divines prunelles ! |
Qu’était-ce donc, ce je ne sais quoi qui gîtait dans les pupilles sans fond … de la découverte… Ces grandes, ces brillantes, ces divines orbes ! |
277. And then slowly opened the eyes of the figure which stood before me. … these are the full, and the black, and the wild eyes – of my lost love – of the lady – of the LADY LIGEIA. |
257. Et alors je vis la figure qui se tenait devant moi ouvrir lentement, lentement les yeux. …Voilà bien les yeux adorablement fendus, les yeux noirs, les yeux étranges de mon amour perdu, – de lady, – de LADY LIGEIA. |
Et alors s’ouvrirent lentement les yeux de la forme qui se tenait devant moi. …Voilà bien les yeux pleins, les yeux noirs, les yeux fous de mon amour perdu… |
The Gold-Bug 578. I shall not pretend to describe the feelings with which I gazed. Amazement was, of course, predominant. Legrand appeared exhausted with excitement, and spoke very few words. |
85. Je n’essayerai pas de décrire les sentiments avec lesquels je contemplais cetrésor. La stupéfaction, comme on peut le supposer, dominait tous les autres. Legrand paraissait épuisé par son excitation même, et ne prononça que quelques paroles. |
Je n’essayerai pas de décrire les sentiments qui peuplaient ma contemplation. La stupéfaction, bien sûr, dominait. Legrand paraissait épuisé par l’excitation et ne dit que quelques mots. |
595-96. … [the worst of] this labor concluded, he may have thought it expedient to remove all participants in his secret. |
103. … la besogne finie, il a pu juger convenable de faire disparaître tous ceux qui possédaient son secret. |
… il a pu juger à propos de faire disparaître tous ceux qui partageaient son secret. |
596. Perhaps a couple of blows with a mattock were sufficient, while his coadjutors were busy in the pit; perhaps it required a dozen – who shall tell? |
103. Deux bons coups de pioche ont peut-être suffi, pendant que ses aides étaient encore occupés dans la fosse ; il en a peut-être fallu une douzaine. – Qui nous le dira ? |
– Qui le dira ? |
Mesmeric Revelation 718. “…I need not tell you how sceptical I have hitherto been on the topic of the soul’s immortality. I cannot deny that . . . |
212. – …Je n’ai pas besoin de vous dire combien j’ai été sceptique jusqu’à présent sur le sujet de l’immortalité de l’âme. Je ne puis pas vous nier que . . . |
Je ne puis nier |
719. I cannot better explain my meaning than by the hypothesis that the mesmeric exaltation enables me to perceive a train of ratiocination which, in my abnormal existence, convinces, but which, in full accordance with the mesmeric phenomena, does not extend, except through its effect, into my normal condition. |
766. Je ne saurais expliquer ma pensée que par une hypothèse, à savoir que l’exaltation magnétique me rend apte à concevoir un système de raisonnement qui dans mon existence anormale me convainc, mais qui, par une complète analogie avec le phénomène magnétique, ne s’étend pas, excepté par son effet, jusqu’à mon existence normale. |
… qui est convaincante dans mon existence anormale,… |
720. V. While I was awake I knew what you meant by « spirit », but now it seems only a word – |
767. V. – Quand j’étais éveillé, je savais ce que vous entendiez par esprit. Mais maintenant, cela ne me semble plus qu’un mot, |
cela ne semble plus qu’un mot, |
The Narrative of Arthur Gordon Pym 1179. But there arose in our pathway a shrouded human figure, very far larger in its proportions than any dweller among men. And the hue of the skin of the figure was of the perfect whiteness of the snow. |
Les Aventures d’Arthur Gordon Pym 688. Mais voilà qu’en travers de notre route se dressa une figure humaine voilée, de proportions beaucoup plus vastes que celle d’aucun habitant de la terre. Et la couleur de la peau de l’homme était la blancheur parfaite de la neige…… |
une forme humaine voilée l’apparition |
Eureka 1287. Their source lies in the principle, Unity. This is their lost parent. |
Eurêka 735. Leur source est dans le principe Unité. C’est là le père qu’ils ont perdu. |
C’est là leur parent perdu. |
1295. the absolute, irrelative, unconditional Particle… 1303. My Particle Proper is Absolute irrelation. 1304. irrelative |
743. la particule absolue, indépendante, inconditionnelle… 752. Ma particule propre n’est que l’absolue Indépendance. 752. indépendante |
irrelative Irrelation Irrelative |
Notes de bas de page numériques
1 Gallimard, « Bibliothèque des idées », mars 2009.
2 Edgar Allan Poe, Poetry and Tales, Library of America, New York, 1984.
3 Edgar Allan Poe, Œuvres en prose, traduction par Charles Baudelaire, Gallimard, 1951, « Bibliothèque de la Pléiade ».
4 Voir « L’Homme des foules », dont c’est la première et la dernière formule (311 et 320).
5 Voir Henri Justin, Le Chat noir et autres contes, Librairie générale française, « Le Livre de poche bilingue », 1991. Cette traduction a été l’objet d’une étude intéressante : Isabel Roullet, « Oneness and Effect – a comparative study of two translations of seven tales by Edgar Allan Poe », mémoire de maîtrise dirigé par M. Paul Bensimon, Université de Paris 3 Sorbonne nouvelle, octobre 1991. Une section traite du même sujet que cet article : « Ellipsis of the direct object » (pp. 27-30).
Pour citer cet article
Henri Justin, « Baudelaire, traducteur des « contes » de Poe ou auteur d’« histoires extraordinaires » ? », paru dans Loxias, Loxias 28, mis en ligne le 15 mars 2010, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/docannexe/fichier/1245/index.html?id=6002.
Auteurs
Henri Justin est l’auteur de Poe dans le champ du vertige, Klincksieck 1991, et de Avec Poe jusqu’au bout de la prose). Il a traduit huit contes, dont sept déjà traduits par Baudelaire, dans Le Chat noir et autres contes, et un poème (« ‘The Raven’ d’Edgar Allan Poe : Présentation suivie d’une traduction nouvelle ». Université d’Orléans : Sources, n°3, automne 1997, pp. 3-8).Henri Justin is the author of Poe dans le champ du vertige, Klincksieck, 1991, and Avec Poe jusqu’au bout de la prose). He has translated eight tales, including seven already translated by Baudelaire, in The Black Cat and Other Short Stories, and a poem (« ‘The Raven’ d’Edgar Allan Poe : Présentation suivie d’une traduction nouvelle ». Université d’Orléans : Sources, n°3, Autumn 1997, pp. 3-8).