Alliage | n°74 - Juin 2014 Science en fiction 

Philippe Clermont  : 

Savants en conférence  Images du chercheur et de la controverse scientifique

p. 79-89

Plan

Texte intégral

1Mettre en scène les mœurs et des figures de savants n’est pas un topos littéraire nouveau, même si on peut le qualifier de moderne, car correspondant à la modernité de la littérature du xixe siècle, concomitante de la révolution industrielle et de l’apparition d’un nouveau genre, plus tard appelé science-fiction. Par exemple et pour mémoire, Pierre Laszlo rappelle à ce titre que :

« La professionnalisation du métier de scientifique débute dans les années 1820-1830. Une thèse défendable est que l’émergence d’une [catégorie] sociale nouvelle, celle des scientifiques, induit en retour, de la part du reste de la société, la caricature du « savant fou. »1

2Et Laszlo nous remémore notamment la lecture de Balzac, et en particulier la figure de Balthazar Claës dans La recherche de l’absolu, publié en 1834. On se souvient que ce chimiste perd son argent, sa raison puis la vie au cours de ses recherches obsessionnelles sur la décomposition de l’azote. Nous ne reprendrons pas ici le chemin déjà bien éclairé des savants fous,2 même si l’on en trouvera quelques échos dans notre corpus, même s’il s’avère que de telles rémanences persistent dans la production de sciences-fictions plus actuelles. Nous proposons plutôt de partir du topos du colloque savant ou de la conférence scientifique, en postulant que c’est un « lieu » littéraire pertinent dont l’étude permet à la fois de livrer des représentations de scientifiques, en écho du monde réel, et de voir comment s’en emparent les récits de fiction spéculative (xixe siècle et début du xxe siècle), puis de science-fiction.

3Pour repère historique et pour introduire l’étude, référons-nous aux deux réunions scientifiques encadrant presque3 le récit des aventures du professeur Challenger dans Le monde perdu (The Lost World, 1919) d’Arthur Conan Doyle : on y voit que le topos du colloque savant a déjà quelque ancienneté. Dans Le monde perdu, la réunion scientifique fonctionne à la manière d’un précipité en chimie. Il est d’abord donné à voir des caricatures de savants dans la mesure où la plupart sont d’abord réduits à un trait distinctif : le haut-de-forme du Dr Meldrum, la goutte qui fait souffrir le Dr Wadley, l’austérité et la rudesse du Pr Waldron, etc. Six portraits de savants sont ainsi esquissés par le narrateur. Viennent ensuite les positions d’autorité dont ceux-ci jouissent et usent pour soutenir leur controverse entre différentes théories sur l’évolution de l’homme. Ce qui est enfin donné à comprendre au plan narratif amène à voir dans le colloque scientifique un moyen, pour l’auteur, de présenter des informations à caractère scientifique ou pseudo-scientifique, tout en les dramatisant, ou plutôt en les théâtralisant, en les plaçant dans la bouche de personnages nécessairement4 hauts en couleurs. Cela s’avère une façon de mettre en place le cadre rationalisant de la fiction scientifique, non sans éléments de dérision à l’égard de la figure du savant.

4L’épisode du colloque scientifique semble ainsi fonctionner dans le récit comme le grossissement à la fois du savoir en référence dans la fiction et du personnage du scientifique. Le récit de colloque constituerait donc une modalité intéressante, parmi d’autres, du discours de la science au sein de la fiction. En vérifier, dans des romans plus contemporains de science-fiction, le caractère « topique », c’est-à-dire sa teneur en traits figés ou stéréotypés, ainsi que mettre en évidence quelques variations, sera l’objet de la présente étude. L’analyse d’exemples constituant un corpus sans doute partiel (et donc partial) permettra cependant de mettre en évidence quelques éléments de la figure du scientifique en science-fiction, mais aussi du statut de la science dans les fictions considérées. Ainsi les colloques ou conférences mis en récit dans La planète des singes (1963) de Pierre Boulle, Le congrès de futurologie (Kongres Futurologicny, 1968) de Stanislas Lem, Le propre de l’homme (1989) de Robert Merle, L’énigme de l’univers (Distress, 1995) de Greg Egan, et L’échelle de Darwin (Darwin’s Radio, 1999) de Greg Bear, serviront à étayer notre propos, tout en parcourant plusieurs décennies de science-fiction. Notre lecture articule successivement les dimensions anthropologiques puis narratives que révèlent ces représentations de conférences scientifiques.

Portraits de colloques avec savants

5Si, en paraphrasant Umberto Eco5 au sujet du roman de David Lodge Un tout petit monde, la fiction

« ne présuppose pas la connaissance d’une société : [elle] la procure »,

6cela semble d’autant plus vrai s’agissant du récit de science-fiction de fait ancré dans la société et le temps qui le produisent. Cela invite à lire, au-delà de l’imaginaire (ou en deçà ?), une image de la réalité. Rechercher cette correspondance vraisemblable à propos des réunions de savants nous a conduit à recourir aux résultats de travaux d’une anthropologue Francine Pouzarguesur la question du pouvoir dans le monde universitaire. Les traits caractéristiques dégagés dans son ouvrage, L’arbre à palabres,6 par l’accointance communautaire, la liturgie et la rhétorique, seront nos éléments d’analyse pour l’étude des ces peintures de colloques savants, où c’est bien l’autocélébration d’une communauté qui est mise en scène.

7Ce qui frappe d’emblée le lecteur des romans considérés est constitué par une adéquation entre les passages de la fiction et le fruit de l’observation de l’anthropologue.

8L’accointance communautaire 

9Le colloque ou la conférence apparaît bien dans les récits étudiés comme « une réunion mondaine qui se fait autour du savoir. »7 Dans une unité de temps et de lieu précis, cette réunion a d’abord pour objet de créer ou d’entretenir des liens, ainsi qu’on peut le lire dans le roman de Merle :

« Personne de semblait très pressé de commencer [...], l’ambition de chaque participant paraissant être de rencontrer le maximum de gens en un minimum de temps […]. Les chercheurs, gens en général ponctuels, étaient arrivés à l’heure. Mais ils étaient si occupés à se renifler que dix minutes après l’heure, ils étaient encore debout et dispersés. »8

10La recherche de ces liens, quasi instinctifs ou animaux, si l’on s’en tient au « se renifler » du narrateur chez Merle, ce besoin vital d’être de la communauté qui se réunit, semblent conduire à des excès que la satire de Lem caricature à l’envi :

« Comme on le sait, les savants se divisent aujourd’hui en deux catégories : les stationnaires et les ambulants. Les savants stationnaires s’adonnent comme autrefois à diverses recherches, tandis que les ambulants participent à toutes sortes de conférences et congrès internationaux. On reconnaît aisément les savants de la seconde catégorie. Sur le revers de leur veston, ils posent une petite carte de visite avec leur nom et leurs titres universitaires, et ils ont toujours dans leurs poches les horaires des lignes aériennes. »9

11Ces liens, et cette mondanité, sont également figurés par le repas ou banquet qui ponctue habituellement la rencontre. Ainsi, peu à peu, la communauté se (re)constitue à l’occasion de la rencontre scientifique, et bien sûr se réunit autour des grandes figures qui en assurent la renommée ou le sérieux.

12Cependant, chez Lem et Merle, comme chez Conan Doyle, la caricature semble fréquente. Et, dans l’univers inversé de La planète des singes de Pierre Boulle, les savants simiens faisant le plus autorité sont ainsi décrits par le narrateur :

« [...] les membres du congrès, tous savants chevronnés, revêtus de pantalons rayés et de redingotes sombres, tous décorés, presque tous d’un âge vénérable… »10

13Plus loin, ils seront qualifiés de « pontifes avachis » ! Ces notables représentent la science établie que le témoignage du narrateur humain, Ulysse, va ébranler, et ils correspondent sans nul doute aux représentations de l’âge nécessaire pour que leur savoir soit reconnu par une institution académique… Après Boulle, Merle n’est pas plus accommodant quand il s’agit de peindre les tenants de la science officielle, et l’organisateur du second colloque du Propre de l’homme, le pr Salomon

« n’avait pas beaucoup à se glorifier dans la chair. Il était petit, chauve, chenu, bossu et flottait [...] dans ses vêtements. » (p. 210)

14Comme le rappelle l’anthropologue du monde réel, ce qui fonde la communauté — le jour du colloque ou de la conférence — est la référence aux ancêtres, aux fondateurs, dans une filiation symbolique, à ceci près que dans la fiction romanesque les ancêtres sont souvent présents sur l’estrade.

15Unité de lieu, unité de temps, et unité de figure chenue, la communauté une fois instituée, le débat scientifique peut alors commencer.

16Liturgie et rhétorique :

17De fait, ce débat ne saurait se dérouler sans un ordonnancement précis. Bien des éléments du déroulement relèvent d’un rituel. Dans le monde réel, la liturgie du colloque s’organise selon un temps réglé, minuté par un président de séance veillant au respect de la parole ainsi mesurée équitablement. Cela n’a visiblement pas échappé aux auteurs de fictions. Le personnage du président de séance, les règles de prise de parole, déjà chahutés dans le récit de Conan Doyle par la simple présence de l’extravagant Challenger, sont au moins autant soulignés par la dérision ailleurs. Ainsi, la figure du savant se trouve quelque peu écornée dans La planète des singes où :

« Le congrès était présidé non pas par un savant comme c’était le cas autrefois — alors, les singes de science, livrés à eux-mêmes, se perdaient dans des discussions sans fin, n’aboutissant jamais à une conclusion — mais par un organisateur… » (p. 121)

18Il y a là une représentation du savant sans cesse en controverse qui est également renforcée par le narrateur du Propre de l’homme, lui-même un scientifique pour qui

« Il y a des naïfs qui s’imaginent qu’un colloque scientifique doit déboucher sur une conclusion, comme un congrès politique, sur une motion de synthèse. Dans un colloque, on se rencontre, on se dispute, on se sépare. » (p. 15)

19Désaccords théoriques permanents et inorganisation patente font ainsi figure de traits caractéristiques du savant en communauté. De plus, si le lecteur veut bien accepter notre lecture qui fait se répondre l’un à l’autre les textes sélectionnés, la charge sera complète et deviendra comique lorsque Lem fera signaler à son narrateur que le « Congrès de futurologie » était réglé de façon à ce que

« Chaque orateur disposait de quatre minutes pour exposer ses thèses, ce qui n’était déjà pas mal, si l’on considère que 198 exposés de soixante-quatre pays étaient annoncées. » (p. 25)

20On estimera même que ce record de communications, représentant plus de treize heures de prise de parole en une journée, est nécessaire dans ce congrès qui a pour thème toutes les catastrophes possibles et imaginables devant sans doute signifier le début de la fin du monde. Cela laisse habilement fort peu de place au débat scientifique, mais les formes sont sauves et chacun a droit à la parole avant que le chaos ne s’abatte sur les congressistes.

21La parole est donc précieuse dans un colloque, elle constitue surtout un pouvoir dans le monde académique, et la maîtrise de la rhétorique est parfois aussi, sinon plus, utile que la rigueur scientifique. C’est en tout cas la « leçon » que l’on peut tirer de ces récits dans lesquels l’emporte l’orateur qui aura su mettre le public de son côté. Le vieux débat entre le fond et la forme vient ainsi colorer la tenue de la réunion universitaire, et fait dire au narrateur du Propre de l’homme :

« Je recueillis des applaudissements nourris, sans que je pusse savoir si l’assistance approuvait mon intervention ou me savait gré seulement de la forme vivante que je lui avais donnée [...], mais qu’ont-ils applaudi ? La pièce ou l’acteur ? » (p. 231)

22Pas de dérision dans ce passage du deuxième colloque du roman de Merle, mais un mode sérieux, pour présenter les dernières conclusions sur l’acquisition du langage humain par des primates.

23Chez Lem, la rhétorique, prend bien sûr un tour plus inattendu, justifié par l’obligation de développer sa thèse en quatre minutes : les orateurs n’ont alors comme unique ressource que de renvoyer par des repères chiffrés à leur communication écrite préalablement remise à l’auditoire. Cela donne le débat suivant :

« Stanley Hazelton, de la délégation américaine, choqua d’emblée la salle en répétant avec insistance : « 4, 6, 11, ce qui fait 22 ; 9, donc 22 ; 3, 7, 2, 11, ce qui donne encore 22 ! » Quelqu’un se leva, criant qu’il y avait tout de même 5, éventuellement 6, 18 et 4. Hazelton repoussa instantanément cette objection en expliquant que de toute façon, c’était 22. Je cherchai la clé numérique dans son exposé et m’avisai que le chiffre 22 désignait la catastrophe définitive. » (p. 26)

24Cette rhétorique chiffrée, pour ne pas dire ésotérique, peut être interprétée comme la caricature d’un langage scientifique si abscons qu’il mérite traduction, mais aussi bien être perçue par le lecteur comme le grossissement d’un débat savant plein d’inanité, fondé sur l’absurde. Il s’agit de parler à vide, alors que tout est déjà écrit et que le chaos est imminent.

25Le roman de l’Australien Greg Egan se démarque assez de la dimension plus ou moins caricaturale des récits cités jusqu’ici. En effet, la figure du savant y paraît d’emblée moins outrée, plus actuelle sans doute, ne serait-ce que parce le physicien de renom qui occupe le devant de la scène du colloque de L’énigme de l’univers se trouve être Violet Mosala, femme élégante et dynamique, savante de génie, issue d’une nation africaine. Femme, génie, scientifique africaine de renom : cette triple caractérisation semble vouloir renverser le cliché du savant masculin, décati et d’origine occidentale, c’est-à-dire de culture présentée comme dominante. C’est peut-être aussi remplacer un trait forcé par un autre, tout autant appuyé... Cela étant, la distance n’est pas absente dans ce roman quant au sujet qui nous occupe : colloque et savants. Et pour exemple, voici la façon dont le narrateur, journaliste chargé de couvrir l’événement, perçoit la mise en scène rhétorique du colloque :

« Marian Fox, présidente de l’Union internationale de physique théorique, prit la parole pour présenter Mosala. Elle prononça tous les termes élogieux que quiconque aurait employés à sa place : respectée, exemplaire, dévouée, exceptionnelle. Je ne doutais point qu’elle soit parfaitement sincère... mais le langage de la réussite me semblait toujours se déliter en une parodie de lui-même. Combien de personnes sur la planète pouvaient être exceptionnelles ? Combien pouvaient être uniques ? Je ne voulais pas que Mosala soit décrite comme n’étant pas différente du plus médiocre de ses collègues mais ces clichés flatteurs ne signifiant rien, ils se privaient eux-mêmes de sens. »11

26Le rituel d’introduction par le président de séance et le topos rhétorique de l’éloge académique (un discours de circonstance), semblent ainsi dénoncés comme vains, et cela rejoint alors — sur un mode sérieux, de façon moins appuyée — les effets de mise à distance par la dérision à l’œuvre dans les trois autres récits évoqués.

27Si L’échelle de Darwin de Greg Bear est également écrit selon un régime sérieux, la rhétorique y est, comme ailleurs, montrée comme pouvant l’emporter sur la démonstration scientifique. C’est ce qui arrive à Kate Lang, dont les hypothèses sur l’origine et le fonctionnement d’un nouveau virus mutagène, appelé sheva, font l’unanimité contre elles et l’un des détracteurs débute ainsi son argumentation :

28« Jackson leva la main.

— J’aimerais prolonger cette discussion en l’abordant dans une perspective évolutionnaire. Bien que je ne sois pas un biologiste évolutionnaire, et que je n’en aie même jamais interprété un à la télé…

Des gloussements montèrent de l’assistance, mais Shawbeck et le vice-président restèrent de marbre.

-—… Je pense avoir bien assimilé ce paradigme que l’on m’a enseigné à l’école et à la fac. »12

29Les auteurs de certains des romans de notre corpus ont sans doute voulu jouer avec l’image, à l’évidence déjà stéréotypée depuis le début du xxe siècle au moins, du savant académique, double plutôt chenu et sage du savant fou, ou bien, et ce n’est pas exclusif, ont-ils eu simplement pour projet de caricaturer des savants réels. Il n’en demeure pas moins que les convergences d’intentions lisibles au second degré dans ces portraits à l’occasion de colloques ou de conférences marquent bien l’existence de traits figés (voir les mêmes ou presque chez Doyle) quant à la figure du savant académique et de ses mœurs. Dans les romans les plus anciens du corpus (Boulle, Lem, Merle), ces traits brossent l’esquisse de savants plutôt âgés, toujours en verve, peu organisés. Dans les deux romans plus récents (Egan, Bear), il est déjà remarquable que ce soit chaque fois une femme, jeune et novatrice dans ses hypothèses, qui s’oppose à l’établissement académique… comme dans une actualisation quasi militante de la part de ces deux auteurs de la figure du savant en figure de scientifique contemporain. Dans le même temps, la narration de la rencontre de scientifiques elle-même, avec la mise en exergue du rituel et de la rhétorique d’usage, fait déjà effet de vraisemblance dans la dynamique des récits.

Le statut de la science dans la narration

30Notre lorgnette de lecteur, jusqu’ici focalisée sur les savants, va élargir l’angle de vue en considérant la place de ces scènes de colloques dans l’histoire propre à chacun des récits. Cette seconde perspective mènera à considérer quelques éléments du statut de la science dans les fictions considérées.

31Situé à la moitié du roman, à la charnière, le congrès savant de La planète des singes consacre le changement de statut d’Ulysse Mérou, le narrateur : d’animal de laboratoire soumis à l’étude des singes, ce journaliste voyageur fait reconnaître sa qualité d’être pensant doté de parole, pour devenir un temps le collaborateur des savants chimpanzés. La réunion scientifique est à l’articulation du récit, moment où la rhétorique de l’homme va lui permettre de prouver qu’il est l’égal des singes. Le colloque scientifique est donc le lieu où « quelque chose » peut voir sa nature changer, se voir reconnaître une nouvelle essence. Le savoir produit lors du congrès, exhibé dans le cas d’Ulysse Mérou, est le résultat d’expériences et d’études présentés, et seule la communauté scientifique réunie lui accordera la reconnaissance académique indispensable pour exister. Cela ne semble différer en aucune manière d’un colloque du monde réel, à ceci près que l’objet d’étude est ici un humain, que la position quasi médiane de ce passage dans le récit invite le lecteur, comme d’ailleurs le font le premier et le dernier chapitre, à lire comme dans un miroir une narration éloignée de tout anthropocentrisme. Dans ce récit de Boulle, la science passe pour ce que semble être toute science : un discours sur l’univers qui a parfois le pouvoir de modifier le réel, puisque c’est par sa seule parole qu’Ulysse Mérou parvient à changer ce qu’il est dans le monde des singes. Cela pose aussi une certaine relativité de cette science, dont bien sûr le substrat réel est l’évolutionnisme, car en tant que discours elle finit par être affaire de point de vue, et donc variable : Zira est cette jeune scientifique chimpanzé dont l’ouverture d’esprit permettra la remise en cause du dogme scientifique jusque-là en vigueur au sujet des animaux humains. Nous lisons ainsi une représentation classique de l’avancée de la connaissance par modification, parfois polémique, des théories préexistantes, et la conférence scientifique des Singes est l’apex de cette révélation.

32De la place du congrès de futurologie dans le roman de Lem, nous dirons peu, sinon qu’en ouverture de la narration, la scène du congrès déclenche, puis, à la fin, clôture l’intrigue absurde caractérisant cette fiction. En effet, tout se passe comme si l’histoire n’était que le récit des hallucinations du narrateur, le professeur Tichy, victime de substances qui, pour le moins, déforment la perception de la réalité. Une « pharmacocratie » semble s’efforcer de faire voir la vie en rose aux humains, habitants d’une Terre surpeuplée et en voie d’une nouvelle glaciation. La futurologie apparaît comme une science tout juste capable de prédire à l’humanité les pires catastrophes, mais non les moyens de les éviter. Elle se réduit aussi à un discours voué à l’inutilité puisque le roman s’achève sur la perte d’une des communications écrites de la deuxième journée de congrès. Par métonymie, c’est ainsi tout le congrès qui part à l’eau :

« Je partis d’un rire si sonore que le manuscrit lui échappa des mains, tomba avec un clapotis dans l’eau noire et s’en alla voguer à la dérive, vers l’avenir incertain. » (p. 159)

33L’avenir ne peut être prédit. Le pire n’est pas sûr, mais l’humanité dérive dans un univers incompréhensible, et aucune substance ne saurait adoucir ce vide. Et si la science, comme la futurologie, était une drogue chargée de nous dissimuler une insupportable réalité : le fait que l’on ne sait rien ? Cette interprétation se justifie dans la mesure où les aventures du pr Tichy dans ce roman sont une quête de la vérité, ou, à défaut, du savoir, comme l’espère tout savant.

34Presque à l’image de l’utilisation qu’en fait Doyle dans Le monde perdu, les deux colloques scientifiques du roman de Merle, Le propre de l’homme, encadrent l’essentiel de l’histoire de Chloé, chimpanzé communicant avec ses « parents » humains. Comme chez Doyle et Boulle, ces deux colloques servent à établir l’état des savoirs sur la question (chez Doyle et Boulle, l’évolutionnisme ; chez Merle, l’humanité des singes), au début, puis, plus loin dans le récit, des découvertes ou expériences ayant été réalisées entre-temps. Si le second colloque du Propre de l’homme, ne se situe pas à la fin de la narration (chapitre vii d’un roman qui en comporte xii), il marque cependant une étape qui, elle, annonce la fin de l’expérience : ce colloque s’achève sur une maladie grave qui atteint le chimpanzé, une maladie fort symbolique pour l’expérience menée, puisqu’il s’agit d’une encéphalite menaçant l’animal dans ce qui le rapproche le plus de l’homme. Chloé survit, mais son comportement, en grandissant, s’altère constituer une menace pour ses proches humains.

35Comme chez Doyle puis Boulle, le colloque scientifique sert pour Merle à informer le lecteur, dans le cours de la narration, sur les données tout à fait réelles qui sont le substrat scientifique du roman. Le colloque académique, par la mise en scène qu’il implique (voir plus haut la liturgie) renforce l’effet de réel certes, mais permet également de dramatiser, de communiquer de façon « dynamique » les connaissances qui semblent nécessaires au lecteur. Vingt pages de colloque ne semblent pas de trop à l’auteur pour rendre compte ainsi de la question du langage des primates. Jules Verne eut aussi recours à la forme du dialogue et du débat contradictoire, pour exposer des savoirs scientifiques ou techniques.13 Chez Merle, plus que de vraisemblable, il s’agit de presque vrai : des savants réels (Yves Coppens, notamment) sont mêlés au savant fictif, Dale, le narrateur, et les descriptions des expériences de communication avec les singes sont fort proches du récit documentaire. La science contemporaine de l’auteur est bien ici support à une spéculation sur la nature de l’homme et de l’animal. La science devient fiction quand elle joue un tel rôle de justification de l’intrigue, et quand le colloque savant participe du ressort dramatique de l’histoire.

36La « Conférence Einstein », le congrès mis en scène dans L’énigme de l’univers, s’étend en un sens sur trois des quatre parties que comporte le roman de Egan. Si les aventures du narrateur se déroulent également, en parallèle, hors des murs du colloque, celui-ci n’en demeure pas moins permanent dans la trame de l’intrigue. D’une façon différente du récit précédent, l’intrigue est également dynamisée par le déroulement du congrès. En effet, c’est au cours de celui-ci que vont prendre fin les gigantesques calculs programmés par la physicienne Mosala, et qui démontreront la pertinence de sa « Théorie du Tout ». Un certain suspens est ainsi ménagé jusqu’à la révélation à la fin du récit de la clef finale de cette théorie censée tout expliquer, et donc, peut-être, tout régir. Cette théorie universelle est, selon son auteur,

« seulement la formulation mathématique la plus simple que nous puissions trouver qui résume intégralement l’ordre sous-jacent à l’univers. » (p. 119)

37La conférence de L’échelle de Darwin, au cours de laquelle le personnage, Kaye Lang, doit justifier sa théorie devant un comité d’experts, se situe à la fin du deuxième tiers du roman14 : les limites de la théorie synthétique de l’évolution y sont alors indiquées.15 Il s’agit d’une séquence explicative : les échanges entre les différents scientifiques au cours du débat sont l’occasion, d’une part, de « résumer » la théorie de l’évolution, d’autre part, de présenter les thèses iconoclastes de Kaye Lang postulant un virus ayant pour fonction de provoquer un saut évolutif, par mutation, chez les humains. Il s’agit pour elle d’

« un mécanisme inconnu jusque-là par lequel le génome prend le contrôle de sa propre évolution, comme s’il percevait le moment où il convient de procéder à un changement. » (p. 334),

38et pouvant ainsi sembler doté d’une sorte de « conscience ». Le personnage principal perd la joute de la controverse scientifique à la fois parce que son point de vue est minoritaire, parce que ses interlocuteurs n’ont pas eu le temps de s’approprier tous ses articles, dont certains reconnus par ses pairs, enfin parce que l’urgence de la crise sanitaire n’est pas de nature à favoriser une démarche allant contre la doxa et, comme l’un des personnages conclut la controverse, que

« malheureusement, nous devons nous contenter d’une science définie par un comité. » (p. 336)

39Cet échec va marginaliser Kaye Lang et l’inciter, finalement, à poursuivre ses travaux en solitaire. En ce sens, la conférence scientifique constitue également une charnière du récit : pour les explications qu’elle fournit au lecteur et pour le tournant qu’elle représente dans le parcours de la scientifique. Dans un lointain écho de la figure du savant fou, Kaye Lang va ensuite se prendre elle-même pour sujet d’expérience et, sous l’action du virus, donner naissance à un enfant mutant.

40On semble retrouver ainsi une manifestation fictionnelle de la libido sciendi des savants excessifs, soit à la recherche d’un savoir totalisateur, qui disperserait une fois pour toutes les obscurités entourant l’homme au sein du vaste univers (pour L’énigme de l’univers), ou bien voulant démontrer à tous prix la validité de ses hypothèses (pour L’échelle de Darwin). D’une certaine manière, avec le roman de Egan, le lecteur n’est pas très éloigné du Congrès de futurologie, et la fin de L’énigme de l’univers semble aussi se réduire en une leçon sur la dissipation des illusions dont l’homme lui-même se fait la victime. La recherche du savoir n’aurait pour seul objectif que d’atteindre ce sage dépouillement qui serait d’accepter de perdre ses illusions de pouvoir sur le monde, d’accepter d’en être simplement une infime partie, et de vivre avec cette perte, ce renoncement. Mais ce savoir reste néanmoins et finalement accessible au héros ainsi qu’à tous les non scientifiques : leur sensibilité alliée à la clé procurée par le résultat de l’équation, leur permet d’atteindre la fusion universelle et le détachement souhaités.

41On retrouve là le mythe de la connaissance universellement accessible et partagée par sa simplicité. Par ailleurs, dans le roman de l’écrivain australien, une représentation récente de l’organisation du savoir est donnée à voir : celle qui voit chaque théorie nouvelle tenter d’englober les précédentes et les dépasser ainsi tout en les corrigeant ou les complétant. Cette représentation de la science est la plus actualisée, notamment en ce qu’elle prend en compte la donnée selon laquelle le discours - oral ou littéral - ne peut plus guère rendre compte du nouveau savoir, que le recours au langage mathématique est la seule voie possible d’expression du physicien. De même, L’Échelle de Darwin, jusqu’aux deux tiers du roman, campe de façon réaliste les modes de travail et de financements actuels des chercheurs étasuniens dans le domaine de la biologie. On voit ainsi comment les deux récits les plus récents de notre corpus actualisent encore la figue du scientifique.

42***

43Une fois encore, les représentations de la science proposées dans ces récits renvoient aux interrogations séculaires de l’homme sur sa nature, son devenir et sa relation à l’univers qui est le sien, tout autant qu’à la mise en doute du discours scientifique lui-même, si l’on en juge certaines figures de savants données à lire ou la dérision à l’œuvre dans certaines scènes de colloques. Cela étant, si l’on excepte le roman de Lem, dans les autres récits contemporains, la science conserve le statut qui lui est habituellement dévolu en science-fiction16, celui de faire effet de vraisemblance, que la science en référence soit totalement fictive ou s’appuyant nettement sur des données réelles. Par ailleurs on aura constaté que le topos du colloque ou de la conférence scientifique, s’il possède effectivement des traits stéréotypés, n’en joue pas moins un rôle précis chaque fois dans la structure ou la progression du récit considéré : il n’est donc pas simplement une façon habile d’introduire la science dans la fiction, il est en soi matière à fiction littéraire, ne serait-ce que parce qu’il facilite aussi le jeu de distance, de second degré, autour de la figure du savant académique, élément solidaire du topos.

44Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Notes de bas de page numériques

1 Notes

2 Pour les romans scientifiques du xixe siècle et la figure du savant fou, en particulier chez Stevenson, Wells et Villiers de L’Isle-Adam, nous renvoyons notamment à Gwenaël Ponnau, La folie dans la littérature fantastique, Paris, Puf, coll. « écriture », 1997.

3 Chapitres v et xvi, le dernier, in Arthur Conan Doyle, « Le Monde perdu », in recueil Les exploits du pr Challenger et autres aventures étranges, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1989, pp. 15 à 183.

4 Nécessairement, puisque pour le lecteur de 2012 au moins, ces figures sont quasiment perçues comme des clichés du savant plus ou moins excentrique, plus ou moins perdu dans des querelles de spécialistes parfois ésotériques.

5 Umberto Eco, in « Préface » à David Lodge, Un tout petit monde (Small World, 1984), Paris, Rivages, 1991, p. 8.

6 Francine Pouzargue, L'arbre à palabres, anthropologie du pouvoir à l'université, Bordeaux, éd. William Blake and Co., 1998, chapitre v, pp. 107 à 117 pour la partie en référence. Cet ouvrage est la publication posthume des travaux de recherche inachevés par leur auteur.

7 Ibid., p. 110.

8 Robert Merle, Le propre de l'homme (1989), Paris, Livre de Poche, 1991, pp. 211-212.

9 Stanislas Lem, Le congrès de futurologie (1971, 1976 pour la traduction en France), Paris, J'ai Lu, 1995, p. 7, puis p. 16 pour la citation qui suit dans le corps du texte.

10 Pierre Boulle, La planète des singes (1963), Paris, Presses Pocket, 1980, p. 120.

11 Greg Egan, L'énigme de l'univers (Distress, 1995), Paris, Robert Laffont, 1997, p. 118.

12 Greg Bear, L’échelle de Darwin (Darwin's Radio, 1999), Paris, Robert Laffont, coll. « Ailleurs et demain », 2001, p. 333.

13 Voir, par exemple, Jules Verne, « Le Village aérien » (1910), in anthologie Les mondes perdus, Paris, Presses de la Cité, coll. Omnibus, 1993, pp. 399-400.

14 Greg Bear, Darwin's Radio, chapitre. lxi, pp. 341-342, traduction L'échelle de Darwin, chapitre 61 (pp. 333-335) sur 92 chapitres et un épilogue, au total.

15 Pour cette controverse scientifique sur l’évolution, mais aussi pour l’analyse de la « maladie de science-fiction » qui va voir apparaître des mutants, voir l’étude de Samuel Minne, « La maladie, facteur d’évolution ? La pandémie comme défi éthique dans : L’échelle de Darwin et Les enfants de Darwin de Greg Bear » in Jérôme Gofette & Lauric Guillaud, L’imaginaire médical dans le fantastique et la science-fiction, Paris, Bragelonne, coll. « Essais », 2011, pp. 45-59.

16 À notre sens, la science peut jouer un triple rôle en science-fiction : accréditer l'irréel en donnant une touche de rationalité au récit spéculatif, programmer parfois ou accompagner l'organisation narrative, et alimenter l'effet de distanciation propre à la SF (axe actoriel, spatial et temporel).

Pour citer cet article

Philippe Clermont, « Savants en conférence  Images du chercheur et de la controverse scientifique », paru dans Alliage, n°74 - Juin 2014, Savants en conférence  Images du chercheur et de la controverse scientifique, mis en ligne le 08 août 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4218.


Auteurs

Philippe Clermont

Maître de conférences en littérature à l’université de Strasbourg (ea 1337, « Configurations littéraires »). Ses recherches questionnent les littératures dites de l’imaginaire. Spécialiste de littérature de science-fiction et de littérature de jeunesse, il a publié notamment : Darwinisme et littérature de science-fiction, Paris, L’Harmattan, 2011.