Alliage | n°74 - Juin 2014 Science en fiction 

Victoria Verlichak  : 

Elias Crespin, ou la géométrie dansante

p. 9-14

Texte intégral

1Les défis auxquels Elias Crespin fait face chaque fois qu’il imagine une nouvelle œuvre, en particulier la multitude des difficiles détails de design et de programmation, sont autant de pas vers l’objectif final, mais sont en même temps partie intégrale du plaisir qu’il tire de son incessante créativité. Grâce au perfectionnement de la technologie développée par l’artiste, le niveau de stabilité et de fiabilité de ses œuvres est extraordinaire. Le geste esthétique d’Elias Crespin provoque une expérience sensible saisissante qui captive le spectateur sans qu’il soit besoin de discours explicatif ou de définition programmatique et déstabilise quiconque cherche à étiqueter son travail.

2Lors de chaque exposition d’Elias Crespin, les spectateurs rassemblés en silence contemplent avec fascination les mouvements hypnotiques des formes inattendues qui flottent et se métamorphosent et, dansant dans l’espace, en viennent à devenir poésie. Danse et poésie, c’est bien là ce qui définit le travail de l’artiste vénézuélien. Il s’approprie l’espace et trace des signes dans l’air, convoquant lignes, surfaces et volumes suspendus pour créer des mondes qui captent notre regard. Sans prétention, Crespin sourit joyeusement, comme un enfant, quand il voit l’enchantement du public devant ses créations. Il est le premier a être séduit et surpris par ses sculptures électrocinétiques.

3Toujours uniques et stimulantes, les sculptures électrocinétiques de Crespin sont fondées sur l’esthétique du mouvement et le principe de l’équilibre. Mais, à la différence de la roue de bicyclette de Marcel Duchamp (la première œuvre d’art cinétique en même temps que le premier ready-made ?), des sculptures à moteurs électriques de Naum Gabo, des ombres mouvantes de Laszlo Moholy-Nagy, des mobiles animés par le vent d’Alexander Calder ou des œuvres de Jesus Soto qui exigent le mouvement du spectateur lui-même, les mécanismes qui sous-tendent les œuvres de Crespin sont mus par des systèmes électroniques (matériel) contrôlés par des programmes d’ordinateur (logiciel) mis au point par l’artiste.

4Avec des parents mathématiciens et des grands-parents artistes, Crespin a, dès sa naissance en 1965 à Caracas, été témoin d’un fécond dialogue entre art et science. La trajectoire de Crespin traverse l’art et la science, qui ont en commun le plaisir de l’exploration et de la découverte. Crespin n’a pas de formation artistique professionnelle et n’a pas suivi le chemin ascendant que les jeunes artistes doivent emprunter pour réussir leur carrière. C’est après avoir obtenu un diplôme en informatique de l’Université centrale du Venezuela, qu’il a commencé à développer sa recherche artistique. Ayant créé ses premières formes et formules en 2000, puis joué avec des moteurs d’imprimantes en 2002, il a pu, à partir de 2004, exposer régulièrement ses travaux. Dès ces premières années, ses œuvres ont été acquises par plusieurs musées et de nombreux collectionneurs privés. En 2008, il s’est installé à Paris avec sa femme, chercheuse en biologie moléculaire.

Fig.1 : Getrud Goldschmidt (Hambourg, 1912-Caracas, 1994), plus connue sous le nom de Gego.

5L’art cinétique des années 60, celui d’artistes comme Soto, Carlos Cruz-Diez et Alejandro Otero était fortement présent dans le Caracas de l’adolescence de Crespin. Il a grandi en observant les pratiques artistiques de ses grand parents. Son grand-père, Gerd Leufer (Memel, Lithuanie, 1914 – Caracas, 1998) était graphiste, dessinateur peintre et photographe. Sa grand-mère, Gertrud Goldschmidt (Hambourg, 1912 – Caracas, 1994), plus connue sous le nom de Gego, avait émigré au Vénézuéla à l’aube de la seconde guerre mondiale, fuyant le nazisme. Magicienne de la ligne, elle utilisait parallèles, intersections et formes géométriques pour donner l’illusion de dessins à trois dimensions. Gego savait « penser comme un architecte, agir comme un ingénieur, imaginer comme un artiste » (Marta Traba).

« C’est avec elle que j’ai appris à courber des petits morceaux de fil métallique dans son atelier »,

6dit Elias Crespin (interview dans El Universal, Caracas, 2009).

« Cela me marqua. Lorsque j’eus l’idée de réaliser un mouvement ondulatoire, je dus résoudre le problème de la structure de l’œuvre — que j’ai plus tard dénommée Malla Electrocinética. Il me fallait une structure avec un certain jeu aux articulations. J’ai réalisé alors que la structure réticulaire de Gego offrait une solution parfaite. »

7Sans complexe, il reconnaît l’influence de Gego et a emprunté ses structures réticulées, leur ajoutant la dimension temporelle à l’aide de la technologie la plus récente. Le mouvement rythmé de ses sculptures répond à une musique intérieure. Il est gouverné par les séquences que Crespin programme sur des cartes situées dans le plateau de suspension qui cache également les moteurs et les câbles, commandés à distance sur un iPod.

Fig.2 : Vue de l’exposition Elias Crespin. Temps suspendu, Galerie de la Marine, Nice, 2014

8Après avoir travaillé quinze ans comme programmeur informatique, c’est au carrefour des sa double passion pour les mathématiques et le graphisme, que Crespin a commencé à expérimenter, étudiant la représentation visuelle de formules mathématiques sur l’écran d’un ordinateur Apple II. Son étude du Cube virtuel de Soto au musée des Beaux-Arts de Caracas en 2000, l’amena à chercher une façon d’animer des objets physiques grâce à l’informatique, dans le simple but initial de visualiser leurs mouvements. Il développa ainsi un programme lui permettant de coordonner le mouvement de plusieurs petits moteurs d’imprimante recyclés et créa son Cube ondulatoire, hommage à Jesus Soto (2005).

« À partir de la mémoire de mon ordinateur, j’ai transféré un graphisme virtuel dans l’espace réel à trois dimensions. Le résultat fut une structure en réseau suspendue, capable de différents mouvements ondulatoires. C’est ainsi que me fut révélée la possibilité de créer une nouvelle sorte d’art personnelle. »

9Comme les œuvres de Gego, les compositions de Crespin sont d’abord des esquisses sur papier, modifiées, raturées, complétées.

10Le plaisir procuré par les œuvres de Crespin vient largement de leur simplicité apparente. Mais rien n’est vraiment simple dans ces mouvements obtenus grâce à une technique complexe qui, au lieu d’engendrer de froides rationalisations, produit de surprenantes sensations. La connaissance et la maîtrise qu’a Crespin des aspects technologiques ne sont que le moyen de dévoiler une poésie en acte. Derrière son moniteur, l’artiste travaille assidûment pour créer ses sculptures, imaginant peut-être un ordre capable d’affronter le désordre du monde, de contrôler la respiration de ses formes dont la vie tient, littéralement, à un fil. Les résultats de son travail n’ont rien d’automatique. Qui sait combien d’essais et d’erreurs sous-tendent ces œuvres élégantes et graciles.

11Pour les présenter, après qu’elles aient été conceptualisées, dessinées, fabriquées, transportées, déballées, c’est un complexe processus d’assemblage qui prend place. L’artiste, avec une équipe de trois ou quatre aides, suit une longue liste de tâches, d’une trentaine d’étapes au moins : en particulier, l’installation de la plate-forme au plafond, le contrôle des connexions mécaniques, l’installation électrique, les essais, la mise en route, jusqu’au moment où, enfin en mouvement, l’œuvre est prête pour le regard du public. À condition, bien sûr, que tout se passe selon les plans, que le programme fonctionne, et que la mécanique réponde. Car l’imprévu menace toujours, comme c’est déjà arrivé, par exemple lors de l’exposition ArtBots à Dublin en 2005, où étaient invités une vingtaine d’artistes. La nuit précédant l’inauguration, Crespin laissa tout son matériel en place pour aller prendre un peu de repos. Le jour de l’ouverture, un samedi, tôt arrivé sur le site pour procéder aux derniers réglages de son œuvre Malla Electrocinética, il ne retrouva pas son ordinateur et dut se rendre à l’évidence : on l’avait volé. Il en trouva un de remplacement, mais n’avait pas avec lui la dernière version du programme de l’œuvre. Les réflexions de Crespin sur l’incident sont touchantes :

« La Malla était là , immobile, horizontale, silencieuse, morte, un cadavre. Après tous ces efforts, tous ces espoirs, rien. Une métaphore de la mort, vraiment. Heureusement, ce n’était que la mort d’une structure métallique, pas d’un être humain. Et d’ailleurs ce n’était pas vraiment la mort, juste un coma. »

Fig.3 : Acier inoxydable, nylon, moteurs, ordinateur, interface électronique

12Retrouvant sur un CD une ancienne version du programme, Crespin tenta de réanimer sa sculpture. Impossible : le programme ne répondait que par un message d’erreur. Après diverses technomésaventures, appels téléphonique infructueux à Caracas pour obtenir les fichiers, téléchargement de secours sur internet, recopie dans un cybercafé sur une caméra électronique, défaillance du port USB de l’ordinateur, remplacé in extremis, etc., Malla commença à se mouvoir. Après des heures d’énervement et de déception, la danse recommença, au moment même où arrivaient les premiers visiteurs.

13Depuis, à l’aide de ses moteurs, poulies, ordinateurs et formules, Crespin continue à créer de nouvelles formes et à imaginer pour elles des mouvements inattendus.

14[d’après un article publié en anglais dans ArtNexus n° 78, 2010]

15Pour plus de détails sur l’œuvre d’Elias Crespin, avec de nombreuses vidéos montrant ses sculptures électrocinétiques en mouvement, voir son site : http://www.eliascrespin.net

16Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Pour citer cet article

Victoria Verlichak, « Elias Crespin, ou la géométrie dansante », paru dans Alliage, n°74 - Juin 2014, Elias Crespin, ou la géométrie dansante, mis en ligne le 05 août 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4203.


Auteurs

Victoria Verlichak

Journaliste et critique d’art argentine.