Alliage | n°71 - Décembre 2012 Cinéma et science |  Cinéma scientifique et médical 

Baudouin Jurdant et Jean-François Ternay  : 

Présences de la science à l’écran : deux approches du scientisme

p. 12-25

Plan

Texte intégral

1Peut-on échapper au scientisme quand on aborde la science par le cinéma ou la télévision ? Dans cette « compénétration de l’art et de la science » comme le disait Walter Benjamin1 en parlant du cinéma, plusieurs stratégies d’utilisation des images se proposent spontanément. La plus évidente, celle qui nourrit la plupart des films scientifiques dits de vulgarisation, consiste à faire découvrir au spectateur ce que les scientifiques sont censés avoir découvert au terme de leur recherche. Il s’agit alors de faire en sorte que les images montrent ces aspects de la réalité, qui étaient auparavant mal connus, méconnus voire inconnus. Les images sont là pour nous faire voir ce que le chercheur a enfin pu rendre visible. Cette stratégie dont la légitimité didactique est très discutable – bien qu’elle ait été souvent défendue au nom du principe selon lequel l’image est beaucoup plus efficace que n’importe quel discours –, escamote, soit partiellement soit complètement, toute la partie méthodologique qui a permis au scientifique d’arriver aux résultats les plus spectaculaires qui nous sont présentés. Certains films tentent bien de retracer l’argumentaire qui a permis à la recherche d’aboutir. Mais cet argumentaire fait généralement l’objet d’une reconstruction qui simplifie la démarche en éliminant toutes les erreurs, les impasses, les brouillons, les conflits constitutifs du véritable itinéraire poursuivi.

Raconter les aventures de la recherche

2Une deuxième stratégie, beaucoup plus efficace sur un plan strictement cinématographique, consiste à se servir du film pour raconter la véritable histoire de la découverte. Dans ce cas, les images ne sont pas là pour nous montrer les réalités que la science permet d’apercevoir, mais plutôt pour montrer au spectateur le fonctionnement de la science elle-même. Il s’agit alors de saisir les événements qui ont marqué le processus de recherche. La dimension humaine du travail des chercheurs, leurs passions, leurs querelles, leurs intérêts, les conflits que ceux-ci engendrent, leurs statuts institutionnels, leurs angoisses financières et professionnelles, permettent au film de suivre un scénario qui peut ne pas manquer de suspense. L’un des films construits selon cette stratégie et que l’on peut considérer comme une véritable réussite est celui de Mick Jackson diffusé par la BBC en 1987, intitulé Life Story dont le retitrage aux Etats Unis explicitait mieux le thème : The Race for the Double Helix. Ce film nous montre la « science en action », pour reprendre l’une des formules qui ont inspiré Françoise Bastide, Denis Guedj, Bruno Latour et Isabelle Stengers dans leur article fameux sur « Le résistible objet des films scientifiques. Analyse de quelques traits des audio-visuels scientifiques » (1988).2 Au lieu de focaliser l’attention du spectateur sur les réalités découvertes par la « science faite », cette stratégie vise à exhiber la « science en train de se faire », avec tous les détails humains et sociaux qui en font une aventure susceptible de passionner le spectateur autant que n’importe quelle autre narration. Le film scientifique rejoint alors, aussi bien dans sa forme que dans son esprit, le film historique.

3Une troisième approche possible est celle qui consisterait à intégrer la science dans une fiction sur le mode d’une interaction dynamique entre science et fiction. C’est, comme nous le verrons, la stratégie d’Alain Resnais dans Mon Oncle d’Amérique.

4Le cinéma peut aussi se mettre au service de la science, notamment dans le film de recherche où les images sont utilisées par les scientifiques eux-mêmes pour explorer certains aspects des réalités appréhendées par la caméra. Celle-ci participe alors pleinement au processus de construction des connaissances scientifiques et font exister des images qui peuvent, sous réserve d’une présentation simplifiée, être adressée à un public plus vaste que celui des chercheurs. Ce fut l’approche de Jean Painlevé3 ou de Jean Rouch qui, avec le film ethnographique, a pu réaliser de véritables documents de recherche dans le domaine de l’anthropologie. Mais nous rejoignons alors les principes qui fondent la première stratégie évoquée, celle qui caractérise la vulgarisation scientifique ou le documentaire. Enfin, la science apparaît également dans les films de science-fiction où la science est utilisée pour nous plonger dans un autre monde « possible… mais faux » pour reprendre la formule qui permettait à Jurdant4de distinguer la science-fiction de la vulgarisation, celle-ci relevant plutôt d’une formule inverse : « incroyable… mais vrai » à travers laquelle se détermine l’intérêt spécifique qu’un public, avide de curiosités surprenantes, peut avoir pour le monde des sciences. Il ne s’agit pas ici de minimiser l’importance de ce genre pour façonner les attentes implicites et les préjugés qui définissent le rapport du public aux sciences et qui se trouvent nourries par une grande diversité de supports médiatiques (publicité, interviews de grands savants, clubs, musées, etc…). Mais nous avons choisi de ne retenir dans nos réflexions que les rapports science/cinéma qui font intervenir explicitement une intention de « dire » la science, d’en faire connaître certains aspects parce qu’ils sont supposés intéresser un large public. Selon cette perspective la science-fiction ne dit rien de la science elle-même5 ; elle en use comme d’un instrument diégétique pour créer un monde particulier. Nous n’évoquerons donc pas les cas de figure où le cinéma se met au service de la science ni ceux où c’est la science qui se met au service du cinéma.

5Avant de poursuivre avec quelques exemples, il n’est pas inutile de réfléchir un instant sur les problèmes posés par l’usage d’images pour représenter les représentations que la science nous offre du monde qui nous entoure. Le film ou le documentaire de vulgarisation escamote généralement la dimension représentative des « réalités » que la science rend compréhensibles et tente de saisir directement le réel tel qu’il est censé être transformé par le nouveau savoir que le scientifique en a construit. Mais cet escamotage se double d’un autre escamotage, celui qui fait l’impasse sur le dispositif cinématographique lui-même. Celui-ci, par les choix que le réalisateur fait, les manipulations techniques qu’il s’autorise, les aspects qu’il néglige, les artifices qu’il exploite pour rendre visible le compréhensible, donne une orientation particulière à ce qui résulte de sa mise en œuvre. L’image, débarrassée de toute l’infrastructure technologique qui l’a rendue possible, impose son évidence avec une conviction insurpassée.

« Dans un documentaire, écrivait Denis Guedj, la majorité des images présentées est revêtue du sceau de l’authenticité. C’est le genre qui veut ça. Documents filmés en tant que tels, leur matérialité fait vérité. »6

6Il n’y a pas d’image difficile en soi, quel que soit l’objet, aussi compliqué soit-il, qu’elle représente, quels que soient également les codes qui ont servi à sa construction savante dans le cas de certains films scientifiques – en particulier dans le domaine des mathématiques – et qui peuvent, bien souvent, rendre le spectateur perplexe.

Le scientisme et sa diffusion par les images

7Il existe ainsi une sorte de connivence entre la réalité et son image filmique. Celle-ci tend à se confondre avec ce qu’elle représente. C’est bien au nom de cette confusion que la présentation des sciences à l’écran s’offre comme un instrument de diffusion généralisée de cette idéologie de la science qu’on appelle scientisme.

8Le scientisme, en effet, repose sur l’idée que les représentations scientifiques que nous avons du monde viennent du monde et non des hommes qui sont à l’origine de ces représentations. Le film produit des images qui font référence à la réalité plutôt qu’aux éléments humains et contextuels qui participent à la construction du sens que l’on peut leur donner. Cette référence directe de l’image à la réalité induit l’idée d’un discours non discutable. La réalité, surtout quand son appréhension est attestée comme bénéficiant de l’autorité scientifique, se présente comme indiscutable ; seul le modèle sous-jacent à son appréhension est discutable. Nous souscrivons ici à la manière dont Luis Prieto définit ce qui distingue une connaissance idéologique d’une connaissance scientifique7. La connaissance idéologique, disait-il en substance, est une connaissance qui « oublie » qu’elle est connaissance. Elle escamote le fait qu’elle met en place une représentation des objets ou des phénomènes dont elle est connaissance. Elle tend à faire croire que la représentation à laquelle elle correspond dans notre esprit vient de la réalité de l’objet. Par contraste, la connaissance scientifique inclut dans la modalité du « connaître » qu’elle induit la dimension représentative qui la caractérise et qui vient des processus qui ont participé à sa construction.

9Le didactisme s’offre alors comme l’alibi qui justifie le double escamotage que nous venons de mentionner. Investies dans la transmission des connaissances scientifiques, les images sont censées suffire pour induire l’apprentissage. Il suffirait de voir pour savoir, ou même, plus modestement, pour se faire une idée de ce qui est à comprendre. Il ne s’agit pas pour nous de mettre en question le bien-fondé d’un usage de l’image pour informer et transmettre du savoir, mais plutôt de proposer, en insistant sur le contraste qui les oppose, deux approches distinctes de l’image que l’on peut donner des sciences à l’écran. D’un côté, nous avons les images produites dans le but explicite de transmettre les dernières avancées du savoir scientifique. Des films spécifiques sont réalisés pour servir cet objectif et nous proposons une analyse succincte de deux films diffusés respectivement dans les journaux télévisés de France 2 et Tf18. Ces films ont été choisis en raison de leur diffusion à des heures de grande écoute, privilège rare pour des films scientifiques. De l’autre côté, nous avons, illustré notamment par le film de Resnais, le dialogue de la science avec la fiction.

Une biologie du coup de foudre

10Les deux films que nous avons choisis pour illustrer l’approche vulgarisatrice de la science à l’écran, traitent du « Coup de foudre ». Ils ont été diffusés respectivement dans les journaux télévisés de France 2 et de TF1 les 9 et 10 novembre 2010 et illustrent particulièrement cet usage de l’image scientifique. Il s’agit dans ces deux films de nous initier aux dernières découvertes de la science en matière d’affects : les mécanismes du coup de foudre dans le cerveau. Dans ces deux films, l’image produite dans le cadre d’un IRM fonctionnel fait office de preuve de l’existence d’une « biologie des passions », pour reprendre le titre du livre du neurobiologiste Jean-Didier Vincent.9 Ces images sont accompagnées d’images infographiques (des dessins animés en trois dimensions créés sur ordinateur) qui relèvent autant du réductionnisme méthodologique scientifique – l’émotion humaine est réduite à l’activité des neurotransmetteurs et la pensée est réduite à l’activité des neurones – que d’un réductionnisme cinématographique. Par son traitement imitant le ton de la science-fiction, par son animation didactique, l’image infographique connote la science et la vérité des savoirs.

11En associant les deux images, les images infographiques qui sont de véritables métaphores et les images d’IRM qui relèvent d’une construction complexe, on renforce l’identification des images à la réalité même : réalité d’une mécanique biochimique des émotions dont on maitriserait l’observation et la compréhension du fonctionnement (par voie de conséquence, on en maîtriserait le fonctionnement lui-même et on saurait inventer des médicaments susceptibles de corriger les dysfonctionnements).

12Sur France 2, la biochimie de l’amour est présentée au travers des représentations de certains de ses constituants : les neurones. Ces images infographiques sont mises sur un pied d’égalité avec l’image d’IRM.

13Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

14Ce qui est vrai au niveau des images, qui ne renvoient jamais à leur propre construction, l’est aussi au niveau du verbe. Les propos tenus par les voix off ou par les personnages présents dans les films sont péremptoires et ne donnent aucune place à l’incertitude ou au doute : voilà comment les choses se passent.

15Le commentaire en voix off qui accompagne ces images est explicite :

16Image 1 et 2 (la représentation de la libération et de la capture de dopamine d’un neurone à l’autre). Voix off : « Douze aires du cerveau travaillent ensemble pour libérer des substances euphorisantes : un cocktail de dopamine, adrénaline, qui provoquerait une sensation comparable à la cocaïne. Un phénomène que l’on observerait donc grâce à l’imagerie médicale. » Suivi immédiatement par la voix off qui suit comme une conclusion :

17Image 3 : (IRM du cerveau). Voix off : « Le coup de foudre se définit donc scientifiquement. »

18Sur TF1, la biochimie de l’amour et l’activité du cerveau sont métaphorisées par l’usage du volcan (aussi une image scientifique) auquel, comme précédemment, fait suite une image preuve : l’IRM.

19Le discours qui est tenu sur les images se distribue comme suit :

20Image 4 et 5 (volcan en éruption). Voix off : « … odeurs et ondulations du corps, pupilles qui se dilatent, autant de signes archaïques que nos sens captent et que notre cerveau analyse et c’est alors une éruption volcanique une explosion chimique qui n’a qu’une seule raison d’être mais que le cœur ne connaît point : la survie de l’espèce humaine. »

21Image 6 (l’IRM). Commentaire de Lucie Vincent10 qui tient les images d’IRM dans sa main : « Alors voilà ce qu’il se passe quand on tombe amoureux, on regarde le cerveau et les parties qui sont rouges sont des parties qui sont devenues extrêmement actives… »

22Bien sûr personne n’est dupe ; cela fait même sourire le spectateur qui ne confond pas le fonctionnement du cerveau avec l’activité volcanique. Mais la métaphore est très forte : l’explosion des sentiments, des émotions, est ici relayée à son niveau biochimique par la voix off qui, un peu plus loin dans le film, caractérise l’explosion : « …l’explosion chimique qui voit les neurones déverser des tonnes de dopamine aveuglante, la molécule du bonheur, et qui nous fait tomber amoureux ».

23Ici encore c’est la conjonction d’une explication métaphorique et de sa « preuve » qui induit l’idée de réalité du phénomène. Par l’image et par la parole, la science fait « parler » la réalité de manière péremptoire. Il n’y a pas de précaution, ni de relativisation. La connaissance est donnée à entendre comme n’étant pas construite, comme venant des objets eux-mêmes dont elle est la représentation.

24Images spectaculaires faites de voyages et confusion entre réel et construction du réel se retrouvent dans la plupart des films qui traient de sciences et notamment ceux qui traitent du corps humain y compris dans l’expression des émotions. Une « biologisation » du corps au travers de sa représentation ramenée à la matérialité de :

  • ses gènes (la programmation des protéines, la reproduction, la santé… )

  • son système nerveux et notamment le réseau neuronal pour expliquer la pensée, la conscience et l’inconscient …

  • son système endocrinien et la production d’hormones pour expliquer nos émotions, nos déviances…

Le réductionnisme en psychologie

25Dans le domaine des neurosciences cognitives, de nombreux films traitent, à l’instar des films évoqués précédemment, de la séduction avant la conception11. La plupart des scientifiques qui interviennent dans ces films sont des psychologues de l’école behaviouriste. Ils veulent voir dans le comportement des individus la matière à comprendre les mécanismes psychologiques et psycho sociologiques (la base étant l’analyse du système S-R stimulus-récompense). C’est ainsi que dans ces films sont présentés de nombreuses expériences qui traitent de la réponse à différents stimuli liés à la vue, à l’odorat, au toucher.

26Ces psychologues du comportement ont mis en évidence un certain nombre de fonctions cognitives (la mémoire, les représentations mentales) qu’aujourd’hui les neurosciences cognitives, grâce à l’imagerie médicale, cherchent à localiser dans le cerveau. C’est de cette alliance, entre études comportementales et neuro-imagerie, que naît une neuropsychologie dont certains résultats sont pour le moins surprenants, comme ceux qui visent à prouver l’existence des phéromones (considérées comme inexistantes chez l’homme par les biologistes) ou ceux qui visent à prouver des différences cognitives ontologiques chez l’homme et la femme : différences dans les capacités à abstraire ou à se repérer dans l’espace,.

27Un exemple de résultats surprenants se trouve dans le film tf1 traitant du coup de foudre :

28Voix off :

29« Pendant trois ans notre capacité à juger l’autre est anesthésiée, c’est le temps nécessaire pour que ces deux là (l’homme et la femme) se reproduisent et que leur enfant soit en âge de marcher. L’être humain est donc génétiquement programmé pour tomber amoureux. »

30Autrement dit, nous sommes programmés pour aimer notre conjoint(e) pendant trois ans : le temps nécessaire à la mise en sécurité de l’enfant ! C’est en tout cas ce que soutient Lucy Vincent, présentée comme neurobiologiste et caution scientifique du film.

31Les films de tf1 et France 2 font explicitement référence à une publication scientifique et France 2 évoque la publication de cette manière :

32Voix off : « Si le cœur s’emballe au moment du coup de foudre, c’est parce que le cerveau lui en donne l’ordre. Une étude américaine vient de confirmer que la raison l’emporte. »

33L’étude à laquelle fait référence le film est une méta-analyse de l’université de Syracuse12 aux États-Unis, c’est à dire une étude qui porte sur d’autres études. En l’occurrence, il s’agit d’une revue rétrospective de publications traitant de neuro-imagerie.

34Le film de France 2 explicite l’intérêt de ces publications :

35Voix off : « Ces études visent surtout à comprendre le cerveau, et en identifiant les zones qui nous rendent amoureux, on pourrait imaginer un jour pouvoir soigner les cœurs brisés. »

36Implicitement, ces soins feraient appel à une technologie médicamenteuse. Le chagrin d’amour, une maladie ? Nous avons là la clé de l’intérêt de ces études et de ces diffusions médiatiques. L’université de Syracuse qui fait la promotion de sa publication, est aussi explicite sur les enjeux de telles études :

37« The findings have major implications for neuroscience and mental health research because when love doesn’t work out, it can be a significant cause of emotional stress and depression. »

38La publication scientifique elle-même nous invite à mesurer l’intérêt de ces recherches pour les relations sociales. Elle évoque cet intérêt tant dans son résumé que dans les résultats qu’elle expose. Dans son résumé:

39« Brain imaging is becoming a powerful tool in the study of human cerebral functions related to close personal relationships. »

40Dans ses résultats :

« The present meta-analysis newly demonstrated that different types of love involve distinct cerebral networks, including those for higher cognitive functions such as social cognition and bodily self-representation. »

41Ainsi les enjeux sont clairs : il s’agit de comprendre comment l’individu se perçoit, et comment il interagit avec les autres et se socialise, bien au-delà du coup de foudre dont l’enjeu en lui-même est anecdotique.

Un scientisme au service d’intérêts marchands

42Le scientisme sous-jacent, induit par la non présentation des modèles et de la construction, n’est pas innocent. En représentant et en caractérisant l’homme comme déterminé par ses gènes et ses hormones, il invite à la correction des défauts de programmation ou de mauvaises régulations des échanges biochimiques. Délits de mauvais gènes, délits de mauvaise structuration du cerveau, délit de débordements hormonaux : le pas peut être vite franchi. Et puisqu’il s’agit de biochimie, de biologie moléculaire et de génie génétique, l’industrie du médicament est partie prenante de ces discours. Rappelons l’usage ahurissant du Prozac et de la Ritaline aux USA : le Prozac (un antidépresseur) pour « secouer » les petites filles un peu trop dépressives, et la Ritaline (un psychotrope) pour calmer les petits garçons un peu trop turbulents. Une « mode » voit ainsi de nombreux garçons catalogués hyperactifs (TDAH Trouble de déficit de l’attention / hyperactivité) et « soignés » par la Ritaline, communément surnommée « the kiddy coke », soit la drogue des enfants.

43Rappelons aussi l’importance des antidépresseurs. Ils sont depuis quelques années le troisième type de médicament le plus vendu de par le monde et ont généré en 2004 un volume d’échanges de 20 100 millions de dollars, soit 4 % des ventes mondiales de cette industrie. Rien qu’aux États-Unis, où les antidépresseurs furent durant quelques années les médicaments les plus consommés, le volume de vente s’est élevé, en 2004, à presque 11 000 millions de dollars, plus de la moitié des ventes mondiales.13

44Un tel scientisme et de telles représentations servent ainsi :

  • politiquement, l’idée d’un contrôle possible des populations et de la déviance de certains individus : le président Sarkozy, alors ministre de l’Intérieur, avait ainsi préconisé le dépistage précoce, dès l’âge de trois ans, de la disposition de certains enfants à devenir délinquants ;

  • économiquement, les lobbys pharmaceutiques et médicaux qui peuvent ainsi justifier l’usage de médicaments et de thérapies pour soigner des maladies au contour plus ou moins flou : stress, dépression, hyperactivité, dysfonctionnements relationnels…

45En définitive, ces films fonctionnent comme de véritables publicités ou comme relais de propagande scientiste. Si, étonnamment, ils suscitent si peu de réactions dans les médias spécialisés des journalistes scientifiques et des intellectuels, c’est parce que l’idéologie n’y est pas visible. C’est « l’air du temps », celui que nous respirons tous, sans savoir qu’il s’agit d’une idéologie particulière.

Le succès populaire de Mon Oncle d’Amérique

46Il peut être intéressant, à la lumière de ce qui vient d’être dit sur la réduction scientiste de la science vulgarisée à la télévision, de faire retour sur un film plus ancien, abordant des problématiques très proches de celles qui sont traitées aujourd’hui et qui ont fait l’objet des analyses précédentes. Il s’agit d’un film « sur le système nerveux central et le comportement » selon les mots mêmes de son réalisateur, Alain Resnais, lors d’un entretien avec Robert Benayoun en juin 1980. Rappelons l’origine du film : Henri Laborit (1914-1995) fut sollicité par un grand laboratoire pharmaceutique pour participer à un documentaire sur la mémoire. Le savant accepta à la condition qu’Alain Resnais en fût le réalisateur. Le documentaire se transforma en un long-métrage. Il s’agit, bien sûr, de Mon oncle d’Amérique qui défraya la chronique au début des années 1980, notamment auprès d’un certain nombre de chercheurs critiques de science qui y ont identifié l’apologie scientiste de ce savant très particulier qu’était Henri Laborit, défenseur de la théorie des trois cerveaux de MacLean.

47Beaucoup de textes critiques et de commentaires ont été écrits sur ce film et il n’est pas question d’en refaire l’exégèse. Ce qui étonne le plus, quand on relit ces commentaires, est l’unanimité dans la reconnaissance de son immense succès populaire. Gérard Hernandez commence son « Retour sur Mon Oncle d’Amérique » publié en 2008 sur l’internet avec cette phrase :

« Avec ses deux millions de spectateurs, ce film de Resnais constitue bel et bien un succès populaire. »14

48Succès surprenant pour un réalisateur qui a si bien réussi à attirer sur son œuvre l’attention privilégiée de l’intelligentsia parisienne et qu’on ne peut guère soupçonner de démagogie facile. Michel Perez écrivait en mai 1980 : « Aucun film n’analyse mieux l’esprit de notre temps. »15 Et ceci, contre ceux-là même qui se désignaient comme les plus compétents pour comprendre et juger ce « film scientifique » : les historiens des sciences, les philosophes et les sociologues qui, à la même époque justement, entament une réflexion de fond sur le développement des sciences dans les sociétés contemporaines. Wikipédia16 va jusqu’à citer l’extrait d’un article de Pandore, le bulletin de liaison de cette communauté scientifique naissante :

Avec Laborit en voix off, c’est un mythe qui s’effondre : on peut être rejeté comme lui par l’establishment savant et quand même crétin. (...) Où en sommes-nous pour prendre la théorie des trois cerveaux ou le réflexe de Pavlov pour de la biologie ? A moins que Resnais n’ait voulu ridiculiser les savants en opposant la bêtise du commentaire à la richesse des situations qu’il inventait.17

49Ce commentaire peu tendre d’un biologiste exprime assez bien l’hostilité que rencontra le film dans certains milieux bien informés. Et cela malgré un succès populaire incontestable qui devrait rendre envieux tous les réalisateurs de documentaires scientifiques que la télévision programme à des heures tardives – sauf évidemment, quand il y est question de sexe ou de coup de foudre.

Un film expérimental

50Le succès populaire du film s’est trouvé rapidement confirmé par une couverture médiatique extrêmement large et diversifiée, et surtout par sa capacité à faire naître, dans toutes sortes de milieux, débats conflictuels et discussions passionnées autour de l’image que le film nous présente des êtres humains à travers les théories de Laborit. En ce sens, ce film qui, aux yeux d’Alain Resnais, avait le statut d’une expérimentation, a réussi à faire en sorte que le spectateur ne puisse pas rester indifférent à l’image que Resnais nous donne de ce qui définit l’être humain là où cet être se croit lui-même le plus radicalement différent de l’animal : dans la complexité de son cerveau, de ce qui lui permet de penser. La théorie des trois cerveaux de MacLean et sa reprise, philosophiquement simplifiée par Laborit dans le commentaire en voix off qui accompagne certaines séquences, sont là pour déclencher ce questionnement.

51Ces débats prenaient souvent une forme induite par certaines images du film (où l’on voit des rats blancs se poursuivre dans le modèle réduit de l’appartement de l’un des protagonistes de l’histoire ou bien quand les personnages apparaissent eux-mêmes avec une tête de rat !) sur le mode « les êtres humains sont-ils vraiment comme les rats ? Sont-ils des rats ? » et ceci malgré l’affirmation énoncée par Henri Laborit dans son commentaire : » L’homme n’est pas un rat ! ».

52Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

53Les analyses de Gilles Deleuze prennent ici tout leur sens :

Resnais a toujours dit que, ce qui l’intéressait, c’était le cinéma cérébral, le fonctionnement mental, le processus de la pensée, et que c’était là le véritable élément du cinéma. Cinéma cérébral ou intellectuel, mais non abstrait, puisqu’on voit à quel point le sentiment, l’affect ou la passion sont les personnages principaux du cerveau-monde.18

54À la page précédente, Deleuze écrit :

« Les personnages de Resnais ne reviennent pas seulement d’Auschwitz ou d’Hiroshima, d’une autre manière aussi, ce sont des philosophes, des penseurs, des êtres de pensée. »

55Mais les spectateurs aussi, devant les images de Resnais se transforment en philosophes, en êtres de pensée.

56Dans le cadre d’une discussion sur le film, le spectateur de Mon oncle d’Amérique ne peut pas échapper à cette question dont la science aujourd’hui garantit la pertinence pour chacun : quel être est cet être humain que je suis ? La question est d’autant plus pressante que la réponse, contrairement à ceux qui prétendent qu’Alain Resnais s’est laissé coloniser par les théories scientistes plus que suspectes d’Henri Laborit, n’est pas donnée dans le film. Au début du film, quand chacun des personnages de la fiction fait l’objet d’une présentation biographique détaillée, Henri Laborit fait lui aussi l’objet d’un commentaire biographique qu’il conclut lui-même sur son identité de vendéen. Autrement dit, lui-même, avec la science qu’il représente dont il nous assène les « vérités » de façon très péremptoire en effet, rejoint le statut d’un personnage de fiction. C’est à travers ce dispositif qu’Alain Resnais déstabilise à son tour le statut de la science qu’il nous présente en nous en offrant un traitement fondamentalement ironique. Or c’est bien de cette ironie que manquent le plus les films de vulgarisation scientifique que nous venons de commenter. Au lieu de convoquer dans des images les réalités que la science est censée nous faire découvrir, le film de Resnais instaure dans le cadre d’une fiction, un dialogue entre la science et la fiction, entre la science de Laborit et les fictions qui peuplent notre imaginaire quotidien. Toujours dans son entretien avec Robert Benayoun, Resnais déclare :

« Il fallait que certaines situations prêtent à rire, mais avec une nuance d’apitoiement. L’idée est que ces images-clichés sont précisément celles qu’on vit. »19

57La différence entre le film de Resnais et n’importe quel documentaire scientifique ne se situe pas tant dans le fait que le film serait (ou ne serait pas) scientiste, comme beaucoup de critiques le lui ont reproché. Sa lecture attentive des ouvrages d’Henri Laborit, en préparation du film, témoigne du sérieux avec lequel il abordait ces théories. Il est même possible qu’il y ait au moins partiellement adhéré. Mais le film qu’il a réalisé n’est pas scientiste : il rend le scientisme visible, il le met à distance, notamment à travers la voix off de Laborit, qui accompagne les images et l’imaginaire de notre quotidien. Cette mise à distance permet au spectateur de prendre conscience de l’emprise de cette idéologie sur son propre imaginaire et de formuler le questionnement que cette prise de conscience induit. Il ne s’agit pas seulement de savoir si l’être humain est assimilable à un rat de laboratoire – le film, avec tout ce qu’il a d’artificiel dans le jeu des acteurs et dans les images-clichés qu’il articule, devient une sorte de laboratoire où l’homme accepte cette expérimentation de lui-même – mais encore de savoir quelle place la science peut avoir dans la mise en place de cette idéologie qui nous fait voir le réel de cette manière. Dans les films de vulgarisation, l’idéologie qu’ils promeuvent n’est pas visible : elle agit sur nos représentations sans que nous puissions prendre conscience de cette action. Dans le film de Resnais, nous nous voyons agis par cette idéologie. C’est évidemment tout autre chose.

58Curieusement, le film inclut un personnage qui, contrairement à celui du scientifique joué par le vrai Henri Laborit, semble plus réel que tous les autres : c’est Zambeaux (Pierre Arditi), dont on ne sait pratiquement rien si ce n’est qu’il a vécu, lui, en Amérique, ce qui lui permet de dire que l’Amérique n’existe pas. Zambeaux est le

nom qu’Henry Bernstein plaçait par superstition dans chacune de ses pièces pour parler d’un personnage absent et qu’Alain Resnais, admirateur de Bernstein depuis longtemps, utilise également depuis Muriel ou le temps d’un retour dans chacun de ses films en hommage au dramaturge.20

59Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

60Ce personnage-fantôme, actif et entrepreneur, tranche par rapport aux autres personnages de la fiction, Laborit inclus. Il se révèle ainsi l’un des personnages les plus « réels » et humains du film. Alors que les autres ressemblent à des marionnettes animées par les mots en off du scientifique, Zambeaux tente de résoudre des problèmes dans le cadre d’un monde en mutation. La science ne fait pas le poids comparée à ce qu’il représente : les intérêts du capital, certes, mais aussi les intérêts bien humains des uns et des autres. C’est à travers ce personnage que la mise à distance qui rend le scientisme visible, voire presque palpable pour le spectateur, acquiert toute son efficacité grâce à l’ironie qu’il déploie dans chacune de ses interventions. C’est un personnage chaleureux et sans états d’âme. Un peu à l’image d’Alain Resnais lui-même, sans doute

Notes de bas de page numériques

1 Walter Benjamin, L’Œuvre d’art à l’époque de sa reproductibilité technique, Editions Allia, Paris, 2009.

2 Bastide, Françoise, Guedj, Denis, Latour, Bruno et Stengers, Isabelle, « Le résistible objet des films scientifiques. Analyse de quelques traits des audiovisuels scientifiques », Scientifiction, Paris, 1988.

3 Richard Millet, « Jean Painlevé, cinéaste », in Alexis Martinet (dir.), Le cinéma et la science, CNRS Editions, Paris, 1994, p 86-94. Voir également Florence Riou, « Jean Painlevé: de la science à la fiction scientifique », Conserveries Mémorielles, n°6, Bulletin de l’IHTP, n°89, octobre 2009, pp. 30-47

4 Baudouin Jurdant, Les problèmes théoriques de la vulgarisation scientifique, Paris, Edition des Archives Contemporaines, 2009 (voir en particulier le chapitre 7).

5 Pour un complément sur cette question, voir dans ce volume l’article d’Eric Dufour, « Les représentations de la science et du scientifique dans le cinéma de science-fiction. »

6 Denis Guedj, « Les fictions scientifiques au cinéma », in Alexis Martinet, Le Cinéma et la science, CNRS Editions, Paris, 1994, p. 219.

7 Luis Prieto, Pertinence et pratique, Ed. de Minuit, Paris, 1975.

8 France 2: « Le coup de foudre », diffusé à 20h30 le 9 novembre 2010. Le film ne comporte pas de générique. Les images sont en grande partie reprises du film L’Odyssée de l’amour, réalisation Thierry Binisti, Co production Transparence Production et 17 juin Média en association avec France 2.. Tf1 : « Le coup de foudre », diffusé à 20h30 le 10 novembre 2010. Générique : reportage S. Pinatel, K Bourdais. C. Marchand, L .Guzzo.

9 Jean-Didier Vincent, Biologie des passions, Paris, Editions Odile Jacob, 1999.

10 Lucy Vincent intervient dans les deux films France 2 et tf1 à l’occasion de la sortie de son livre, L’amour de A à XY, Edition Odile Jacob, Paris, 2010. Caution scientifique des deux sujets traitant du coup de foudre sur France 2 et Tf1, elle est aussi directrice générale des relations extérieures des laboratoires Servier.

11 Exemples : les films Du baiser au bébé (Thierry Berrod. Mona Lisa Production, 2005) et L’odyssée de l’amour, tous deux diffusés sur France 2.

12 En vogue depuis les années 1980, les méta-analyses sont apparues principalement dans le domaine du médicament pour rassembler des études d’impact et en déduire des résultats pertinents.

13 NICHM Foundation, Prescription drug Expenditures in 2001: Another Year Escalating Costs, Washington DC, 2002, disponible à l’URL : http://www.nihcm.org. Cité par Angel Martinez Hernaez ,  « Le Prozac est la meilleure de toutes les inventions » », Socio-anthropologie [En ligne], N°21 | 2007, mis en ligne le 26 novembre 2008, Consulté le 01 septembre 2012. URL : <http://socio-anthropologie.revues.org/1083

14 <http://gh33.pagesperso-orange.fr/film8.html

15 Le Matin, 21 mai 1980.

16 http://fr.wikipedia.org/wiki/Mon_oncle_d%27Am%C3%A9rique consulté le 1er août 2012.

17 Commentaire de Lamarosse in Pandore, n°9 (juin 1980), p. 8.

18 Gilles Deleuze, Cinéma 2. L’image-temps, Paris, Editions de Minuit, 1985, p. 272.

19 Robert Benayoun, « Entretien avec Alain Resnais », Positif, n°231, juin 1980, p. 42.

20 Cf http://amelielembeye.free.fr/I.A.2.htm consulté le 1er août 2012.

Pour citer cet article

Baudouin Jurdant et Jean-François Ternay , « Présences de la science à l’écran : deux approches du scientisme », paru dans Alliage, n°71 - Décembre 2012, Cinéma scientifique et médical, Présences de la science à l’écran : deux approches du scientisme, mis en ligne le 30 janvier 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4103.


Auteurs

Baudouin Jurdant

Professeur émérite à l’université Paris-Diderot, où il a dirigé pendant de nombreuses années le master de Journalisme scientifique. Ses travaux sur la diffusion publique des sciences et des techniques ont donné lieu à de nombreuses publications. Traducteur français de Paul K. Feyerabend, il est engagé dans la défense d’une participation citoyenne active au fonctionnement politique et culturel des sciences. Vit depuis deux ans à Lisbonne.

Jean-François Ternay

Réalisateur de films scientifiques et maître de conférences à l’université Paris-Diderot, où il enseigne le journalisme scientifique. Ses recherches portent sur la médiation des sciences et sur l’utilisation de l’image fixe et animée dans la communication institutionnelle et dans les médias. Ses dernières publications traitent plus spécifiquement des musées et de l’imagerie scientifique. A publié plusieurs articles, notamment dans la revue CinémAction.