Alliage | n°44 - Septembre 2000 Notes pour le musée 

Laurent Loty  : 

Le rêve contrôlé ou la découverte du rêveur Roche Claire, clan Magazadi

p. 60-65

Texte intégral

1Il y a maintenant trois générations que Roche Claire a énoncé sa découverte. Pour cerner la valeur imaginaire, la portée symbolique, et les effets magiques de ce qu’on appelle désormais l’hypothèse du « rêve contrôlé », il semble nécessaire de rétablir le contexte historique de cette découverte, qui fait encore l’objet du mépris et des sarcasmes de la plupart des rêveurs de la côte.
On sait que Roche Claire a renoncé, dans les dix dernières années de sa vie à toute participation aux fêtes des Margazadi, et s’est même refusé à la tâche qui incombe à tout rêveur : l’éducation des jeunes générations. Roche Claire avait alors décidé de transmettre son enseignement par écrit, au grand dam des rêveurs. Priver ainsi les plus jeunes de la parole et du regard ne pouvait guère passer pour de l’éducation. À défaut de toute transmission orale et de toute figure peinte, c’est donc son texte original, conservé dans les coffres de la tente centrale des Margazadi, qui peut nous éclairer sur ce que Roche Claire a cru pouvoir affirmer, en désaccord avec l’immense majorité des rêveurs.
La famille de l’un de ses cousins nous a appris que Roche Claire avait d’abord cru ne jamais parvenir à endosser le costume des rêveurs. Il semble que cette situation n’ait pas découlé de l’opposition des vieux rêveurs, mais plutôt de ses difficultés personnelles à sentir et à parler comme eux, à accepter ce qui a toujours passé pour des certitudes avérées dans toute la région de la côte. Au temps des cauchemars de la pierre fendue, cela faisait déjà deux générations que les Margazadi avaient cessé leurs déplacements saisonniers. Dès son adolescence, Roche Claire avait, semble-t-il, beaucoup songé aux changements que l’abandon du nomadisme allait entraîner dans sa communauté. C’est très probablement cette évolution récente des Margazadi qui peut fournir une hypothèse explicative à la découverte de Roche Claire, et non pas la référence à tel ou tel comportement immémorial des peuples de la côte.
Devenus sédentaires, les Margazadi ont tout fait pour conserver leurs coutumes, leurs fêtes, leurs pratiques les plus ancestrales, des plus bénignes à celles qui les distinguaient au maximum des peuples des hauts plateaux. Mais Roche Claire avait su déceler chez eux — et cette perspicacité s’appliquait d’abord à lui-même — d’insidieuses modifications du comportement, de subtiles variations dans la manière de diriger le regard sur les autres et sur soi, de planter le Copo, cette longue tige courbe qui a toujours été l’arme de pêche des peuples de la côte, qu’ils fussent Margazadi ou Margodiz, ou se disent descendants des rêveurs brefs ou des rêveurs silencieux, des rêveurs noirs ou des rêveurs magnifiques. C’était, par exemple, chez les Margazadi de la génération de Roche Claire, une tendance — si velléitaire, il est vrai, qu’elle en était presque imperceptible — une « tentation », comme Roche Claire a fini par le rêver (mais peut-on encore parler de rêve à propos des textes conservés dans la Tente ?) —, une tentation ou une tentative peut-être, d’observer le geste même de planter le Copo en même temps que d’accomplir celui-ci. Roche Claire s’était observé. Des lunes durant, il avait encore scruté les attitudes des plus jeunes, et parmi eux, de ceux qui déjà se lassaient des vieux rêveurs. Ces jeunes êtres demeuraient presque indifférents aux propos des sages encostumés, eux qui gardaient encore frais en leurs rêves et sur leurs figures peintes le souvenir des marches saisonnières de leur propre enfance. Chez ces jeunes Margazadi presque abandonnés à eux-mêmes, il avait pu remarquer ce regard qui accompagne le geste, non pas le regard ordinaire du rêve qui permet d’accomplir un acte en guidant son bras à l’aide de la vue, mais un regard comme à distance, désireux de voir l’action même du bras, un regard qui pouvait même se perdre dans une rêverie d’un genre inédit, « comme si l’enfant avait voulu voir son regard même », ajoute Roche Claire, et plus loin, formule encore plus énigmatique que les rêveurs lui ont tant reprochée, « comme si l’enfant avait voulu, en quelque sorte, rêver son rêve ».
Une telle découverte ne peut se dire aisément. Elle est presque obstinément rejetée des rêves de l’immense majorité des Margazadi. Le plus souvent, elle est, comme a pu l’écrire Roche Claire, combattue par l’oubli, ignorée par ceux qui sont chargés d’éduquer les plus jeunes et qui portent le nom respecté de « rêveurs », puisqu’ils sont comme l’incarnation du peuple Margazadi, puisque, rêveurs parmi les rêveurs, ils sont ceux qui apprennent aux plus jeunes à rêver.
Pour bien comprendre comment Roche Claire a pu en venir à une telle hypothèse, qui ruine en quelque sorte toutes les assises de la civilisation des Margazadi, et peut-être même de tous les clans de la côte et des plateaux, sinon de toute l’histoire passée et à venir de tous les peuples connus et inconnus, il faut rêver comment Roche Claire a pu rêver cela, suivre pas à pas son cheminement. (Il faut rêver, dis-je, mais devrait-on plutôt dire contrôler ?, rêver de manière contrôlée ?, avouons ici les limites de la langue commune et le poids des rêves de tant de générations inscrits dans la langue.) Il faut rêver, donc, redevenir presque nomade, songer du moins que l’on est descendant des nomades de la septième génération, et tenter de rêver à la manière de celui qui a su saisir par l’esprit ce qui s’est modifié dans le comportement des Margazadi lorsqu’ils ont abandonné leur corps à un territoire à jamais le même. (Y ont-ils d’ailleurs perdu ou gagné quelque chose ?, ou bien encore, les Margazadi se sont-ils toujours comportés ainsi, sans l’avoir su avant que Roche Claire ne le rêve ?)
Il serait donc possible, se dit Roche Claire, de distinguer l’activité normale, celle du rêve — pratiquée par tout un chacun et enseignée par ceux que la communauté désigne comme rêveurs et à qui elle délègue cet important devoir de contagion —, il serait donc imaginable de distinguer cette activité, pourtant la seule que l’on puisse attribuer à l’esprit, de ce qu’il faudrait appeler, faute de mieux, le « rêve contrôlé ». Peut-être l’expression, trop provocante, empêche-t-elle d’ailleurs de comprendre ce que Roche Claire a lui-même eu tant de mal à saisir, à explorer, au point que sa méthode pour découvrir ce dont il s’agissait serait cela même qui a fait surgir le premier véritable « rêve contrôlé ». Un rêve donc, mais un rêve que le rêveur observerait en même temps qu’il le rêverait. Un rêve mêlé à cet incroyable sentiment de distance par rapport à soi.
Pour Roche Claire, nul doute que c’est la sédentarisation des Margazadi qui a suscité en eux un manque qu’est venu combler le « rêve contrôlé ». Un peu comme si l’absence de mouvement du corps et de l’âme, le long de la côte, avait provoqué le besoin de s’éloigner du corps pour mieux vagabonder autour de lui et le regarder agir, en dissociant ainsi le regard et le geste, le mouvement de l’esprit et le triste déplacement d’un corps voué à ne plus changer l’horizon de son propre mouvement.
Mais il y a plus : il est très probable qu’aux yeux de Roche Claire sa découverte atteste non pas d’un comportement margazadi résolument moderne, mais d’une activité profondément ancrée en tout être, depuis la nuit des temps, et que la sédentarisation et la perspicacité d’un marginal comme lui n’auraient fait que révéler, livrer au grand jour, jusqu’à révolutionner l’image même des rêves. À moins que cette découverte iconoclaste ne soit finalement qu’un rêve parmi d’autres, ou ne se perde parmi d’autres songes, comme un thème de prédilection pour rêveurs traditionnels.

2Sur cette hypothèse proprement fulgurante (les Margazadi, et peut-être tous les rêveurs de la terre, auraient toujours pratiqué le « rêve contrôlé » en croyant seulement rêver), je reviendrai ultérieurement, tant la question prête à discussion. Notons pour l’instant que la difficulté à appréhender ce que peut signifier le fait de rêver contrôlément (le terme est de Roche Claire) s’explique peut-être par cette étrange remarque : « Cela change tout, mais peut-être aussi ne change rien ».

3On sait qu’une dizaine d’années après la mort de Roche Claire, les vieux rêveurs ont fini par accepter que se développe, au sein même de notre communauté, un groupe de six à treize rêveurs autorisés à écrire comme lui des textes sans figures peintes, destinés à songer aux rêves impliqués par la découverte de Roche Claire : rêves ordinaires, rêves endormis aussi, qu’il convient peut-être — qui sait ? — de distinguer des premiers, rêves cauchemardesques encore, que ne peut manquer d’engendrer un tel « rêve contrôlé sur le rêve contrôlé ». Si j’ai l’honneur de faire partie de ce groupe, je sais aussi les dangers que cela représente pour ma propre santé, pour mes rêves surtout, et comme mes compagnons, je n’ai pas oublié que les Margazadi ont tenu à se protéger en limitant strictement le nombre de mots écrits et entreposés dans la Tente. (Ils ont voulu se protéger à l’avance, ils ont voulu prévoir ! Comble de l’ironie, car n’est-ce pas là le signe manifeste que les plus vieux rêveurs eux-mêmes aspirent à une activité contrôlée ? Du moins, Roche Claire aurait-il interprété ainsi cette tentation de faire obstacle à son pouvoir de contagion.) Je compte donc mes mots et n’ai pas droit à telle quantité qui me permettrait peut-être de rendre les choses plus claires. (Je les compte d’ailleurs avec la certitude du somnambule : cette règle édictée par les sages produit sur moi l’effet pervers auquel ils ne songeaient pas. Car je compte mes mots, et j’entre ainsi dans le rêve d’observer ce que j’écris en même temps que j’écris.)
Peu de rêveurs connaissent l’une des méthodes les plus efficaces du groupe des rêveurs qui se sont volontairement astreints à lire et relire les textes de Roche Claire. Pour gagner des mots, c’est elle que j’emploierai pour finir ce rêve, qui n’est pas un rêve, ou qui est un mauvais rêve, vous vous en doutez. Il s’agit de procéder à la comparaison et, lorsque cela est imaginable, d’utiliser les rêves rapportés par des Margazadi commerçants, ceux qui, à leur manière, ont maintenu la tradition ancestrale du déplacement, quand ils ne l’ont pas étendue à des terres plus lointaines, bien au-delà de la côte et des plateaux. Or, un rêveur m’a rapporté, il y a maintenant vingt-cinq ans, que le petit-cousin de Roche Claire avait poussé son voyage jusqu’à cet autre monde que l’on appelle aujourd’hui Mata, et ses habitants Europe. Aux dires du voyageur, les rêveurs de ces contrées lointaines, aussi différents soient-ils apparemment de nous, finalement nous ressemblent. Je passe sur les détails intéressants de son voyage, pour ne retenir ici qu’une anecdote. À peu près à la même époque, celle des cauchemars de la pierre fendue, un rêveur de Mata aurait fait lui aussi une découverte stupéfiante, qu’il faut rapprocher de celle de Roche Claire. À divers titres, cette découverte est peut-être encore plus incompréhensible que celle qui nous intéresse ici. Le rêveur de Mata affirmait avoir découvert ce qu’il appelait « l’inconscient ». Le rêve humain est presque dépassé par tant de sujets d’étonnement ! Car ce que les peuples d’Europe nomment désormais « inconscient », c’est précisément notre rêve, mais auquel ils ne reconnaissent bizarrement d’existence, si j’ai bien compris les propos que l’on m’a rapportés, que lors des moments de sommeil. Ce que Roche Claire appelle le « rêve contrôlé », ils l’appellent « état conscient ». Mais le plus difficile à imaginer pour nous est encore ce qui suit : c’est cet « état conscient » qui est pour eux l’activité normale... Car, selon leur imagination du monde, et celle-ci remonte, semble-t-il, à des dizaines de générations avant la découverte du rêveur de Mata, tout rêveur agit naturellement en étant « conscient de ce qu’il fait », telle est la formule qui m’a été transmise, formule dont on m’a certifié qu’elle était exactement fidèle aux propos du voyageur et petit-cousin de Roche Claire.
Il nous manque aujourd’hui une enquête approfondie sur la quasi simultanéité de ces deux découvertes. On pourrait, par exemple, chercher si elles n’ont pas été suscitées dans nos deux contrées par quelques transformations concomitantes, qui auraient d’ailleurs aussi pu jouer un rôle dans le développement des échanges maritimes et, finalement, la rencontre de nos deux peuples. Qu’un autre que moi, peut-être parmi les plus jeunes gens appelés à rejoindre notre petit groupe de rêveurs marginaux, songe à cette hypothèse. À défaut d’une telle enquête, je retiendrai l’idée d’un hasard, d’une rencontre inopinée des rêves de Roche Claire et de l’homme de Mata. Mais comment leur trouver ne serait-ce qu’une dénomination commune ? Faut-il que j’écrive ici qu’il s’agit de « rêves contrôlés », ou de « rêves conscients », ou encore de « réflexions », puisque telle est aussi l’expression courante employée par les Européens ? Pour les deux découvertes, il est au moins manifeste que, en quelque sorte, le rêve, dont on ne peut douter qu’il est une activité universelle, se scinde en deux. Mais ici s’arrête le parallèle entre deux découvertes si différentes l’une de l’autre. Car ce que l’on a découvert à Mata, il y a environ trois générations, c’est que de ce rêve scindé en deux, la part connue ignorait presque tout de l’autre, alors même qu’elle lui devait tant. Ce que Roche Claire nous a appris à peu près au même moment, c’est plutôt qu’il était possible de rêver le rêve d’une autre manière, de concevoir autrement la vie et ses gestes, de considérer que nous n’aurions peut-être rien su de nos rêves ordinaires, ceux de tous les jours et les nuits, par lesquels nous marchons, nous dormons, nous sourions, nous parlons ou nous traçons les courbes de nos figures peintes. La comparaison permet aussi, en retenant l’étrange inversion que fait subir le rêveur de Mata à nos imaginations, de poser à nouveau de nombreuses questions auxquelles aucun texte de la Tente n’a encore répondu. Ce qui nous ramène à l’interprétation de la découverte de Roche Claire.
Entre l’Europe et nous, s’agit-il d’une différence de civilisation, ou bien d’une différence de songe, ce que les peuples de l’Europe traduiraient ici par le mot « théorie » ? Le comportement des hommes de toutes les contrées est-il universel, à cette différence près que l’activité de l’esprit s’appellera « rêve » ici et « état conscient » là-bas ? Ou bien, les habitants de l’Europe sont-ils véritablement en « rêve contrôlé », alors que nous sommes simplement en train d’accomplir les gestes et les rêves les plus ordinaires ? Y a-t-il seulement une différence entre ces deux états ? Car enfin, lorsque Roche Claire nous écrit que « cela change tout, mais peut-être aussi ne change rien », est-ce à dire que le fait même de rêver son rêve, ou de regarder son regard regardant sa main planter son Copo n’est pas si différent que de planter son Copo et, tout bêtement, en même temps, de pratiquer ce rêve si ordinaire qui guide tous nos gestes ? Si ces deux états étaient si proches, cela renforcerait l’idée d’une universalité de la nature humaine, mais cela réduirait aussi infiniment la portée de la découverte de Roche Claire (et d’ailleurs aussi celle du rêveur de Mata). Ces deux états seraient-ils différents, il resterait à chercher si leur coexistence (sans parler de leurs possibles échanges) remonte à la nuit des temps. Et si tel était le cas, comment rêver que des générations de Margazadi ont pu ne jamais avoir rêvé avant lui  la découverte de Roche Claire ? L’hypothèse de l’effet crucial de la sédentarisation devrait ici être creusée, mais ne faudrait-il pas aussi envisager que cette découverte a elle-même induit les comportements qu’elle supposait ?
Les mots me sont comptés, et il est impossible sinon vain que j’accumule des hypothèses qui sont autant de questions capables de remplir cent coffres de la taille d’un Copo chacun. Puisse le rêveur bénévole comprendre l’intérêt d’un long rêve sur la découverte que nous a transmise Roche Claire, son contenu, ses enjeux, son contexte. Puisse-t-il songer à quel point rêver ce rêve (quel que soit le sens que l’on accorde à cette expression) peut apporter à la connaissance générale non seulement de la nature du rêve, mais aussi de notre civilisation, de son évolution, de ses clartés et de ses obscurités.

4* * *

5Je dois ajouter ceci : j’ai écrit ces lignes d’un jet, plus précisément de deux, dans un état tout à fait normal, en rêve évidemment, et pourtant, je sens bien que j’écris aussi « comme dans un rêve contrôlé ». Je ne commettrai pas cette folie de relire mon texte, et pourtant, le rêve de le rêver à nouveau me saisit déjà. Est-ce en moi le désir de rêver ce que peut être une découverte ? Est-ce la tentation d’éprouver comme Roche Claire cet étrange sentiment du « rêve contrôlé » ?

Pour citer cet article

Laurent Loty, « Le rêve contrôlé ou la découverte du rêveur Roche Claire, clan Magazadi », paru dans Alliage, n°44 - Septembre 2000, Le rêve contrôlé ou la découverte du rêveur Roche Claire, clan Magazadi, mis en ligne le 14 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4008.


Auteurs

Laurent Loty

Maître de conférences en littérature française à l'université Rennes 2, président de la Société française pour l'Histoire des sciences de l'homme.