Alliage | n°39 - Juillet 1999 L'image dans la science 

Patrice Flichy  : 

Les images de la Belle Époque

Fin de siècle et nouveau mode de communication
p. 79-89

Plan

Texte intégral

1 Le vingt et unième siècle qui se prépare apparaît à de nombreux commentateurs comme le siècle de la révolution de la communication. Après la machine à vapeur puis l’électricité, les technologies d’information et de communication seraient la source d’une mutation économique et sociale majeure, nous serions à l’aube de la troisième révolution industrielle. Dans l’histoire des outils intellectuels, l’invention de l’informatique et de l’internet serait aussi importante que celle de l’écriture. S’agit-il là d’un simple discours promotionnel, de la volonté de donner un contenu au passage à l’an 2000, sommes-nous en train de vivre véritablement une mutation majeure que nous n’apercevons pas, car nous y sommes trop immergés ? Je voudrais aborder ce débat en prenant un peu de recul historique et en examinant une autre fin de siècle, où les contemporains voyaient également arriver un déferlement de nouvelles technologies.
1900 apparut comme l’aube d’un nouvel âge. Les technologies de communication (téléphone, TSF, cinéma) allaient déjà y jouer un rôle-clé. Dans cet article, je me propose d’examiner, l’invention et le développent des technologies de l’image et, plus particulièrement, de l’image animée, et leurs liens avec ce qu’on a appelé à l’époque « la vie moderne ». En effet, les formes de communication ne dépendent pas seulement des innovations techniques, mais aussi des modèles de désir et d’usage qui se sont constitués à une époque donnée. Je voudrais ainsi montrer, à travers cette réflexion sur le passé, qu’il n’y a pas de déterminisme technique, mais une interrelation permanente de la technique et des modes de vie, et que, par ailleurs, une technique de communication ne se développe jamais seule. Elle s’intègre dans un faisceau de médias renvoyant à des usages et des imaginaires proches, même s’ils s’appuient sur des technologies fort différentes. En définitive, on ne pourra pas davantage résumer l’an 2000 par la révolution du  numérique que l’on n’a pu caractériser 1900 par celle de l’électricité.

Un nouveau rapport au temps et à l’espace

2Si, pendant tout le XIXe siècle, les voyageurs ont manifesté un sentiment de malaise lors des voyages en chemin de fer, à la fin de celui-ci, les nouveaux modes de transport procurent, au contraire, des sensations de plaisir : on a pris goût à la vitesse. La diffusion de la bicyclette puis de l’automobile (que le petit peuple peut même essayer dans certaines foires) augmente encore l’attrait de la vitesse. Les fêtes foraines savent jouer de cet engouement, avec leurs grandes roues qui donnent « la sensation de fendre l’air et de dévorer l’espace ».1 Cette fascination pour la vitesse modifie aussi la vision des choses : on passe d’un monde où « le regard comme toute chose va au pas »2 à un univers où l’on voit bouger le panorama. Certains observateurs associent également cette mutation des sensations à la grande ville. En 1903, le sociologue allemand Georg Simmel écrivait, dans un essai intitulé Métropolis et la vie mentale,« l’accumulation permanente de nouvelles images, la radicale nouveauté d’un simple coup d’œil, l’aspect inattendu d’une impression soudaine : voici les conditions psychologiques créées par la grande ville. L’agitation des rues, la diversité des rythmes de la vie économique, sociale et de loisirs font que la grande ville est profondément différente du monde rural dans le domaine des fondements sensoriels de la vie psychique. »3  Un auteur américain contemporain remarque le même phénomène, qu’il caractérise par l’expression « hyperstimulus ». À en juger par les gravures de l’époque,4 les piétons ont bien du mal à apprendre à cohabiter dans la ville avec les tramways, puis avec les automobiles. Il fallait donc une attention soutenue, une excitation visuelle, pour vivre en ville.

L’évolution des sciences et des techniques

3L’activité scientifique et technique de cette fin du XIXe siècle rencontre la question de l’image en de nombreux points. Tout d’abord, l’éclairage électrique va modifier la physionomie de la ville pendant la nuit : non seulement on y circule plus facilement et plus sûrement, mais la cité éclairée devient un spectacle à elle seule. L’électricité apparaît aussi comme un moyen potentiel pour se voir à distance. Dès les années 1880, différents inventeurs utilisent lapropriété du sélénium de transformer la lumière en électricité pour développer des recherches dans ce domaine. Lors du congrès international d’électricité de 1900, le terme télévision est utilisé. « Il s’agit de faire pour les yeux ce que le téléphone fait pour l’oreille », écrit l’un des participants.5
Les techniques de l’impression se sont également beaucoup améliorées. Le tirage de photographies dans la presse devient possible, certains journaux, comme L’Illustration en France, en font leur spécialité. Les grands tirages de lithographies en couleur deviennent également réalisables à faible coût, et l’affiche tirera partie de cette possibilité. À la fin des années 1880, Eastman met au point un nouveau support photographique, le film souple en rouleau. Comme les photographes  professionnels restent attachés aux plaques, il imagine d’adapter son produit pour le grand public.
Les premières recherches sur l’image animée sont entreprises quelques années plus tôt par des scientifiques qui veulent étudier le mouvement des corps (le cheval pour Muybridge, l’oiseau puis l’homme pour Marey). Ainsi, de même que la photographie cinquante ans avant et, plus récemment, l’enregistrement du son, le cinéma a d’abord été développé comme instrument d’étude scientifique. « Dans le chaos, disait Marey en 1900, les techniques de la vision et de l’observation optique nous révèlent un monde inconnu. »6 De son côté, Edison, qui avait longtemps hésité à faire de son phonographe un instrument de divertissement, cherche à développer l’image animée dans cette perspective. Le kinétoscope est un appareil à visionnement individuel. Par ailleurs, de nombreux inventeurs, en Europe tout particulièrement, vont mettre au point des dispositifs de projection. Finalement, le système des frères Lumière l’emportera.

Littérature, image et vie quotidienne

4Le roman, qui devient le grand genre littéraire du XIXe siècle, accorde une place toute particulière à la description de la vie quotidienne. En France, Balzac définit son roman Eugénie Grandet comme « le drame appliqué aux choses les plus simples de la vie privée »,7 demême, écrit-il, au début du Père Goriot : « Ce drame n’est ni une fiction ni un roman. “All is true”. Il est si véritable que chacun peut en reconnaître des éléments chez soi. »8 Par la suite, les écoles réaliste puis naturaliste ont voulu décrire, avec un grand luxe de détails, la vie quotidienne des différentes classes de la société urbaine. La presse qui est alors en pleine expansion et est l’un des véhicules de la diffusion de ces romans, présente également de nombreux éléments sur la vie quotidienne, tant dans ses articles que dans ses publicités. Mais un autre genre littéraire apparaît également en France, dans les années 1830-1840. L’écrivain allemand Walter Benjamin l’appellera « littérature de panorama ».9 Il s’agit d’ouvrages  collectifs, composés de petits textes illustrés de lithographies présentant le spectacle de la vie quotidienne. On y trouve aussi bien des présentations de tel ou tel quartier ou jardin de Paris que  la description de la pratique des bibliothèques, du théâtre, ou de la musique chez soi.10
Un demi-siècle plus tard, apparaîtra un média qui va faire de la vie quotidienne son principal sujet : la carte postale. En France, de très nombreuses villes ont leur éditeur de cartes postales. Ceux-ci ne se contentent pas de photographier, comme aujourd’hui, les grands monuments, mais ils réalisent des images de presque toutes les rues. Ces représentations sont presque toujours en situation, les rues montrent leurs passants, les commerçants sont sur le pas de leur porte, les tramways ou les fiacres au premier plan. Mais ce média de l’image est aussi un instrument de communication interpersonnelle qui permet non seulement d’échanger des nouvelles mais aussi de montrer son cadre de vie.
La photographie peut aussi servir à faire produire sa propre image et à la faire circuler. Sous le Second Empire, le Parisien Disderi lance une nouvelle utilisation de la photographie avec le « portrait-carte » ou « carte de visite photographique ». Chacun peut ainsi donner à ses amis ou à ses relations une image de soi. Ces photographies sont soigneusement composées, le sujet choisit avec le photographe un décor standardisé qui permet de se mettre en scène dans un cadre quotidien. Ces cartes circulent comme la monnaie, un contemporain les a d’ailleurs appelées : « la devise sociale, les billets de banque sentimentaux de la civilisation ».11 En définitive, les textes comme les photographies édités font largement circuler au XIXe siècle des représentations de la vie quotidienne.

Des images de rêve

5Mais l’image éditée peut également se situer dans d’autres univers, celui de l’imaginaire, celui du rêve. À la fin du siècle, des affiches en couleur commencent à envahir les murs de Paris. Leur principal thème est l’annonce de spectacles de café-concert ou de music-hall. Alfred Chéret, prestigieux dessinateur présente le plus souvent des femmes dansant dans une ambiance de carnaval et de fête aérienne. Ces images, qu’on associe aujourd’hui au « French cancan » de la « Belle Epoque », donnent une impression de luxe et d’une pointe d’érotisme sur les murs de Paris. Un contemporain note qu’ainsi les habitants transportent avec eux une image intérieure du Moulin rouge. Ces nouvelles images ont suscité à l’époque une forte controverse. Les uns n’y voient qu’un « art mobile et dégénéré ». Cette prolifération mécanique d’images allant, comme le tout nouveau cinématographe, éroder la fibre morale de la nation. Ce loisir de masse destiné à tous irait tuer les spécificités de l’art, qui n’est destiné qu’à quelques-uns. À l’inverse, d’autres estiment que l’affiche a su faire appel à de nouveaux talents artistiques, Chéret et Toulouse-Lautrec sont les nouveaux Watteau de cette fin du XIXe siècle. Un art de masse réellement démocratique est en train de naître.12 L’affiche permet aussi de familiariser le public avec les nouvelles technologies.13
À la même époque, on effectue également des tirages photographiques de masse de portraits-cartes des têtes couronnées ou d’acteurs célèbres. Les grands de ce monde pouvant tout aussi bien prendre les poses de leur fonction que mettre en scène leur vie privée, ces photographies peuvent ainsi alternativement marquer la distance ou la proximité. En Grande-Bretagne, par exemple, on vendit soixante-dix mille portraits du prince Albert après sa mort (1867). Quant à la princesse de Galles, sa photographie avec sa fille dans les bras fut tiré en trois cent mille exemplaires.

Les féeries électriques

6En 1887, Guy de Maupassant décrivait ainsi les Champs-Élysées : « Les globes électriques pareils à des lunes éclatantes et pâles, à des œufs de lune tombés du ciel, à des perles monstrueuses, vivantes, faisaient pâlir sous leur clarté nacrée, mystérieuse et royale, les filets de gaz, de vilain gaz sale, et les guirlandes de verre de couleur. Je m’arrêtai sous l’Arc de Triomphe pour regarder l’avenue, la longue et admirable avenue étoilée, allant vers Paris entre deux lignes de feux et les astres. »14 Ce spectacle d’une ville transfigurée par l’électricité, les hommes et les femmes de la fin du siècle y furent particulièrement sensibles. Cette même avenue parisienne fut décrite par un journaliste comme un « diamant éclatant » ou un  spectacle de « conte de fées ».15 Lors des fêtes, on commence à illuminer les monuments publics ou les ponts. L’électricité occupe une place importante dans les expositions universelles, certaines expositions lui sont même consacrées. Parmi de nombreuses merveilles, les contemporains peuvent découvrir des tours de lumière, des fontaines lumineuses, des jardins éclairés jour et nuit... L’électricité devient également un élément des spectacles de danse ou de théâtre. La lumière blanche qui fascinait tant Degas souligne le mouvement des corps, rehausse les couleurs, joue sur les robes des danseuses. En définitive, la « fée électricité » est associée à tout ce qui est spectaculaire et grandiose, elle est le premier média du nouvel âge.

Fêtes foraines et cafés-concerts, des spectacles de masse

7En cette fin de siècle, la fête foraine prend une nouvelle dimension ; la croissance des revenus et du temps libre lui permettant d’attirer un public plus étendu, elle prend ce caractère jouissif et joyeux qui aurait caractérisé la Belle Époque ; enfin, elle utilise les nouvelles possibilités des sciences et des techniques pour créer de l’illusion, donner le vertige, répondre au nouvel engouement pour la vitesse, à l’excitation de la vie urbaine. Les forains exploitent les différentes formes d’illusions optiques (miroirs déformants, lanternes magiques...), les effets créés par des étincelles électriques, les dispositifs mécaniques : automates, mais aussi grandes roues (celle de l’Exposition de 1900 montait à plus de cent mètres de haut). On crée les premiers parcs d’attractions, ils offrent aux activités foraines un cadre permanent.
À mi-chemin entre ces lieux d’attractions et le théâtre, un nouveau lieu de spectacles apparaît avec le café-concert. Contrairement au théâtre classique, la salle reste éclairée pendant le spectacle, le public entre et sort quand il veut. Les consommateurs bougent, s’apostrophent, boivent, éventuellement dansent. À la chanson, qui constituait le cœur du spectacle, les directeurs ont  souvent ajouté d’autres numéros de variétés proches du cirque et, plus tard, de la fameuse Revue. Ce théâtre de variétés est perçu à l’époque comme une réelle nouveauté, il suscite d’ailleurs l’enthousiasme des futuristes. Dans l’un de leurs manifestes, ceux-ci indiquent que ce spectacle

« se propose de distraire et de divertir le public par des effets qui relèvent, tout à la fois, du comique, de l’excitation érotique et de la stupeur imaginative... Le théâtre de variétés est le seul qui utilise la collaboration du public. Celui-ci ne reste pas assis comme un stupide voyeur, il participe bruyamment à l’action ».16

Panoramas et musée de cire

8La technique de base du panorama est la toile peinte, qui est accrochée sur une scène, le spectacle consistant à présenter au public  un événement ou une histoire en jouant sur les éclairages et sur le déroulement de la toile. Ce dispositif a été très populaire dans les années 1830, (Daguerre, l’un des inventeurs de la photographie, fut notamment peintre et entrepreneur de panoramas) et il reprend une nouvelle vie à la fin du siècle. Un article de 1881 parle même de panoramamania ! Comme dans les différents médias de l’époque, on trouve dans cette forme de spectacle une association de réalisme et de fantastique. Le  Tout-Paris  présente les célébrités de la capitale massées sur la place de l’Opéra. Selon son créateur, ce spectacle attire le public « qui a toujours voulu voir et connaître les poètes, écrivains, peintres, sculpteurs, acteurs et hommes politiques dont il peut lire les noms chaque jour dans le journal ».17  Pompéi vivante ou le  Vésuve à Paris sont au contraire des spectacles-catastrophes. À partir de 1889, le panorama essaye également de répondre au goût du voyage et de la vitesse qui se manifeste dans le public. Pour le Panorama de la compagnie transatlantique , a été mis au point un dispositif qui permet de faire bouger la salle. Cette « croisière » attirera plus d’un million de personnes. Dans le Voyage en Transsibérien de Moscou à Pékin, les spectateurs sont assis dans des compartiments soumis aux secousses des rails et voient le paysage défiler. Le décor fait plus de deux cents mètres de long, et met une demi-heure à se dérouler, de plus, des poteaux et des arbres défilent encore plus rapidement entre le paysage et le train. En 1898, trois ans après la naissance du cinéma, le Maréorama propose un voyage en haute mer à mille cinq cents spectateurs. Une plateforme mouvante bouge en fonction des actions du vent et des vagues. D’autres panoramas présentent des faits divers, de manière outrageusement réaliste.
Ce sont également des mises en scène que proposent  les musées de cire. Le musée Grévin, à Paris, présente en sept tableaux L’histoire d’un crime, de l’assassinat à l’exécution du meurtrier. On ne trouve pas seulement « des faits divers vivants », comme le disait un journal de l’époque, mais également des événements historiques, des mannequins, des hommes et des femmes célèbres dans leur cadre : Yvette Guilbert chantant dans un café-concert, Eiffel inspectant les travaux de construction de sa tour. C’est, selon la publicité des organisateurs, « un journal vivant ». Le musée Grévin fut également la salle où Émile Reynaud présenta, en 1892, ses Pantomimes lumineuses, dispositif d’animation de personnages dessinés.

La lanterne magique

9Si, comme son nom l’indique, la lanterne magique fut longtemps utilisée pour créer des phénomènes illusionnistes, et l’était encore, dans les fêtes foraines, comme moyen de projection de photographies, elle est devenue à la fin du siècle un grand média d’éducation. En Allemagne, elle est très utilisée dans les écoles, et en Grande-Bretagne, on s’en sert dans les conférences publiques. En France enfin, deux réseaux concurrents, l’un dépendant de l’Église, l’autre de l’école républicaine (le musée pédagogique), diffusent des vues photographiques pour l’éducation populaire. Le contenu est diversifié : vulgarisation scientifique, reportage d’actualités... Les quelques statistiques en notre possession nous montrent que la diffusion en était très importante. En effet, chacun des deux réseaux possédait dans chaque département un dépôt de lanternes. En 1898, le musée pédagogique  avait un catalogue de plus de trois mille collections de vues et avait diffusé plus de vingt mille boîtes de plaques de verre18 dans l’année. Dix ans après, la diffusion annuelle avait presque doublé. Après l’interruption de la guerre, elle devait redémarrer et avait à nouveau doublé en 1928. Les boîtes de vues possèdent un document d’accompagnement. C’est généralement l’instituteur qui organise la séance. Celle-ci, nous dit un témoin, « remplace la veillée d’autrefois. C’est réjouissance publique quand on sait que le soir sur la blancheur du drap, les vues enfin arrivées de Paris défileront ».19  

Le cinématographe

10Pendant les dix premières années de sa vie,  le cinématographe n’est que l’un des  spectacles populaires qui prolifèrent en cette fin de siècle. Le succès du dispositif de projection proposé par les frères Lumière et par d’autres inventeurs  repose en partie sur le fait que, contrairement au kinétoscope d’Edison (appareil individuel), il s’intègre dans une tradition de spectacles collectifs. Les contenus proposés, comme ceux des autres médias visuels, tournent autour de la double attraction de la vie quotidienne et  du fantastique. Il s’agit de montrer quelque chose qui étonne autant par sa proximité que par son étrangeté. Les Lumière ont plutôt joué sur le premier registre avec des scènes de vie quotidienne dans l’espace privé (Le déjeuner de Bébé, La dispute de Bébé...) ou dans l’espace public (Le bassin des Tuileries, La sortie des usines Lumière, L’arrivée du train en gare de la Ciotat...). Les premiers projectionnistes des Lumière sont en même temps cameramen, aussi tournent-ils certaines séquences dans la ville où ils se trouvent, et peuvent-ils donc les reprojeter le soir à un public susceptible de se voir sur l’écran.
Le thème de la vitesse fut, dans les débuts du cinéma, comme dans les spectacles de l’époque, particulièrement présent ; les écrans sont encombrés de trains, de tramways, d’automobiles, qui circulent dans tous les sens et, comme la fameuse locomotive de la Ciotat, finissent par se précipiter sur le public. Contrairement aux Lumière, Méliès, spécialiste des spectacles de prestidigitation, exploite d’autres possibilités du nouveau média : il transforme les autobus en corbillards, fait disparaître ses personnages et débarque sur la Lune...
Mais si le cinéma d’attractions va faire connaître le nouveau média, il finira par lasser, comme l’écrit le réalisateur anglais Robert William Paul : « Le public a vu trop de  trains, de tramways et d’autobus. Et si l’on excepte quelques films dont l’humour est trop français pour plaire aux Britanniques, on peut dire qu’on n’a nullement  exploité jusqu’ici les possibilités des photographies animées pour faire rire ou pleurer. »20 Le véritable succès du cinéma n’est effectivement apparu que le jour où il commença à raconter des histoires, où il devint un média narratif. Cette position n’était pas celle des Lumière. Ceux-ci, comme d’autres inventeurs, croyaient à un spectacle total, dans la tradition du panorama. À l’Exposition de 1900, ils installent un « cinématographe géant ». Sur un écran de vingt et un mètres sur dix-huit, ils présentent un film en couleur. Le succès est à la dimension de l’écran, puisqu’il attire un million quatre cent mille de spectateurs. On peut également voir la même année un “cinéorama” qui propose « un tour du monde cinématographique » : les spectateurs, placés dans la nacelle d’un dirigeable, peuvent voir les différents continents défiler sur dix écrans géants placés dans un hall polygonal. De son côté le “photo-cinéma-théâtre” présente des images animées parlantes, avec quelques scènes jouées par des comédiens prestigieux comme Coquelin ou Sarah Bernhardt. Cette voie de développement, qui est celle de la grande attraction, a donc rencontré un réel succès ; ce ne fut néanmoins qu’un feu de paille. On restait dans l’économie du spectacle vivant, puisque le film ne pouvait être présenté que dans la salle pour lequel il avait été conçu. La force des cinéastes de la narration, comme William Paul en Grande-Bretagne ou Pathé en France, est, au contraire, de pénétrer dans une économie industrielle. L’industriel français découvre vite qu’il faut tirer un grand nombre de copies pour les distribuer dans le monde entier. Par ailleurs, il met au point un système de production industrielle analogue à la presse, il produit un film par semaine, et par la suite, plusieurs.
La fréquentation du cinéma va vite devenir une pratique régulière. Le public s’y comporte comme au café-concert. Un journaliste vénitien écrit, par exemple, en 1912 : « Le plus beau cinéma est celui de Santa Margarita, là où fourmillent les femmes du peuple (...) Oh ! comme elles y applaudissent à certaines séquences. Des masses d’enfants s’y rendent parfois pour voir défiler des séries de paysages, et ils y retrouvent des scènes vulgaires : “On ne s’embrasse pas sur la bouche, non !” et le public dit “Si” ; “On ne touche pas mes lèvres, non !” et le public  reprend  le refrain du “Si”. »21 Si l’usage du cinéma ne se distingue pas de celui d’autres spectacles populaires de l’époque, néanmoins, femmes et enfants y sont nombreux. Jean-Paul Sartre note, à propos de ce nouveau média, qu’il « avait des façons populacières qui scandalisaient les personnes sérieuses ; c’était le divertissement des femmes et des enfants ».22 De son côté un critique parisien estime que le cinéma est « le spectacle familial par excellence ».23
Le cinéma narratif va devenir grand consommateur de scénarios, il les a trouvés parfois dans la littérature légitime. C’est ainsi que les classes cultivées s’intéresseront à ce nouveau média, qui deviendra petit à petit le septième art. Comme le note l’historienne italienne Gabriella Turnaturi : à la veille de la première guerre, « un lent et difficile processus d’unification de mœurs, de culture, et de traditions s’opère par l’apprentissage d’un langage commun, qui s’effectue dans l’obscurité des salles ».24

Seul le cinéma a traversé le siècle

11En cette fin du vingtième siècle, le cinéma s’est transformé, mais aura été l’un des grands médias du siècle, alors que le panorama ou la lanterne magique ont complètement disparu. Certains historiens du cinéma expliquent la destinée différente de ces divers dispositifs par le fait que le cinéma soit  en quelque sorte devenu le point d’achèvement, la synthèse des médias « fin de siècle ». Pour étayer cette thèse, on peut alléguer que les différents médias de l’image que j’ai brièvement présentés ont beaucoup de points communs, celui qui arrive le dernier et se trouve le plus évolué sur le plan technologique va donc s’inspirer des précédents et en reprendre certaines caractéristiques. Mais cette sorte de convergence des médias pour former le cinéma est une vision a posteriori. Les inventeurs de dispositifs techniques, les producteurs d’images et de spectacles ignoraient, eux, quelle était la forme médiatique qui l’emporterait, le public également. Pendant longtemps, celui-ci fut intrigué par le cinématographe, mais ne déserta pas pour autant cafés-concerts ou panorama. Nous savons également qu’Edison n’était pas persuadé que son kinétoscope eût un grand avenir et, en tout cas, ne croyait pas à l’intérêt de la projection. Comme d’autres inventeurs, il était persuadé que l’avenir appartenait à un système de visionnement à domicile : il voulait apporter le théâtre et le concert à la maison. Les Lumière estimaient également que le cinématographe n’aurait qu’un succès temporaire, aussi orientèrent-ils leurs recherches vers l’image en couleur ou en relief, d’autres privilégiant le son. Pour tous ces inventeurs le cinématographe, comme les « pantomimes lumineuses », n’était qu’une forme provisoire d’images animées, et seul un spectacle audiovisuel total rencontrerait durablement le public.
En définitive, il n’y a pas eu des dispositifs précurseurs et un dispositif mature, puisque les premiers ont continué après l’apparition du second, et la prétendue maturité ou stabilité du cinématographe n’est apparue qu’après coup, car de nombreux innovateurs souhaitaient continuer à le faire évoluer, estimant qu’il n’avait pas encore atteint une  forme optimale.

Conclusion

12De l’histoire des images 1900, on peut tirer un certain nombre d’enseignements, également valables pour les nouvelles technologies d’information et de communication de l’an 2000.25
1.Une technique n’est jamais inéluctable. Ainsi, sait-on réaliser du cinéma parlant dès le début du siècle, mais cette technique n’est pas retenue par l’industrie du cinéma. Le cinéma parlant viendra, au contraire, de la rencontre d’une autre industrie, celle de la radio et de la téléphonie, et d’un petit producteur prêt à prendre des risques. Mais, pourrait-on objecter, il a fini par arriver. Soit, mais une autre technologie, sur laquelle travaillent les ingénieurs du début du siècle et qui fascine les romanciers de science-fiction, le visiophone, ne verra jamais le jour. En effet, la transmission électrique de l’image évoluera vers la diffusion de divertissements audiovisuels.
2.Le succès d’un média dépend moins de sa technique que d’une bonne adéquation entre programmes et  publics. Le succès du panorama illustre bien ce point. Ce média, qui avait presque disparu au milieu du siècle, réapparaît en effet cinquante ans plus tard, grâce à sa capacité à créer un spectacle complet, à s’adapter à ce goût moderne pour la vitesse et les voyages. Bien entendu ce couple programme/public évolue. Il se modifie, tout particulièrement, dans la période de stabilisation d’un média. Le cinéma a d’abord été un cinéma d’attraction dans la tradition foraine, puis il s’est stabilisé comme média narratif, capable de se constituer un public régulier.
3.Dans la concurrence entre différentes technologies médiatiques, l’équation économique joue un rôle déterminant. Si Pathé l’emporte avec sa production industrielle de masse de bandes filmiques sur les Lumière, qui réalisent un cinéma total adapté à une seule salle, c’est que la première offre tous les gains d’une économie d’échelle. Le perfectionnement technologique ne paie pas toujours. D’une certaine façon, Pathé choisit une solution économique fordienne (production de masse, consommation régulière et de masse), ce choix lui permettant d’ailleurs de conquérir le marché américain avant la guerre de 14. Les Lumière, au contraire, misent sur la performance technique et sur une consommation de masse exceptionnelle, et non pas régulière. C’est davantage le modèle du capitalisme industriel français, celui d’Eiffel.
4.Les techniques, les modèles de désirs, d’usages et de sensibilités, les modèles économiques offrent des possibilités, des opportunités, qu’il appartient aux innovateurs d’articuler selon différentes formules possibles. La solution qui l’emporte n’est pas la meilleure intrinsèquement, ni la plus simple technologiquement, ou la plus vulgaire culturellement, c’est celle qui réussit à associer le plus de partenaires trouvant un intérêt à ce nouveau média. Pour le cinéma, il convenait d’associer non seulement industriels de la pellicule et des caméras, mais aussi réalisateurs et comédiens, responsables de la projection (forains puis exploitants de salles) et, bien sûr, les publics. Une fois qu’une association, un compromis, s’est conclu entre ces différents acteurs et que, au cours du temps il se solidifie, il est alors très difficile de le remettre en cause. On a atteint une sorte de verrouillage communicationnel. Rappelons, une fois de plus, que la solution stable n’était pas définie à l’avance. Elle est le résultat d’une histoire, avec ses lignes de force, ses hasards, la volonté et le désir des acteurs. Cette histoire, avec toute sa complexité, j’ai essayé d’en retracer quelques traits à propos de la communication de la fin du siècle dernier. En ce qui concerne les technologies d’information et de communication de l’an 2 000, le débat est au moins aussi complexe, mais nous en sommes les témoins et, peut-être, partiellement les acteurs.

Notes de bas de page numériques

1 . Julia Csergo,  « Extension et mutation du loisir citadin Paris XIXe début XXe siècle », in Alain Corbin, L’avènement des loisirs 1860-1960,  Paris, Aubier 1995, p. 156.

2 . Ibidem

3 . Georg Simmel, « The Metropolis and Mental Life », in Kurt Wolff (ed), The Sociology of Georg Simmel, New York, Free Press 1950, p.410.

4 . Voir Ben Singer, « Modernity, Hyperstimulus and the Rise of Popular Sensationalism », in Leo Charney and Vanessa  Schwartz (eds), Cinema and the Invention of Modern Life, Berkeley, University of California Press 1995, pp. 72-99.

5 . Sur les premières recherches sur la télévision, voir Patrice Flichy,  « Télévision, genèse socio-technique d’un objet », in  Culture technique  n° 24 , 1992 p. 26-34.

6 . Cité in 1900 : The New Age, Whipple Museum of the History of Science, Cambridge 1994, p. 11

7 . Honoré de Balzac, la Comédie Humaine,Tome III, Paris, Gallimard, La Pléiade, 1976, p. 1026.

8 . Ibidem, p. 50.

9 . Walter Benjamin, Paris, capitale du XIXème siècle. Le livre des passages, Paris, Cerf 1989, p. 37.

10 . Sur cette question, voir Margaret Cohen, « Panoramic Literature and the Invention of Everyday Genres » in L. Charney and V. Schwartz (1995), réf. 4, pp. 227-252.

11 . Oliver Holmes,  «The Stereoscope and the Stereograph » (1859), republié in Alan Trachenberg Classic Essays on Photography, New Haven, Leete’s Island Books, 1980. 

12 . Sur le développement de l’affiche voir Marcus Verhagen,  « The Poster in Fin-de-Siècle Paris: That Mobile and Degenerate Art », in L. Charney and V. Schwartz (1995), réf. 4, pp. 103-129.

13 . Voir les déclarations de Marius Vachon citées par Miriam Levin, When the Eiffel Tower was New, South Hadley, University of Massachusetts Press, 1990, p. 29.

14 . Guy de Maupassant,  « La nuit », in Contes et Nouvelles, Tome II, Paris, Gallimard, La Pléiade, p. 945 (nouvelle publié en 1887).

15 . Robert de la Sizeranne, « La beauté des machines, à propos du salon de l’automobile », in La Revue des deux Mondes, 1 décembre 1907.

16 . Daily Mail 21 novembre 1913, cité par Gabriella Turnaturi, « Les métamorphoses du divertissement citadin » in A. Corbin (1995), p. 184.

17 . Charles Castellani,  « Confidences d’un panoramiste » cité par Vanessa Schwartz,  « Cinematic Spectatorship before the Apparatus: The Public Taste in Fin-de-Siècle Paris », in L. Charney and V. Schwartz (1995), p. 313.

18 . Sur ce point voir, Jacques Perriault, La logique de l’usage. Essai sur les machines à communiquer, Paris, Flammarion 1989, p. 122.

19 . Ibidem.

20 . Cité par Emmanuelle Toulet, Cinématographe, invention du siècle, Paris, Gallimard, collection Découvertes, p. 111.

21 . Cité par Gabriella Turnaturi.

22 . Jean-Paul Sartre, Les Mots, Paris, Gallimard, collection Folio 1972, p. 110.

23 . Jean Laurens, « Le cinématographe : les sujets », Photo-ciné Gazette,1 septembre 1906.

24 . Gabriella Turnaturi, op. cit.

25 . Pour une réflexion plus large sur ces problèmes, voir Patrice Flichy, Une histoire de la communication moderne, Paris, La Découverte 1991 et L’innovation technique, Paris, La Découverte, 1995.

Pour citer cet article

Patrice Flichy, « Les images de la Belle Époque », paru dans Alliage, n°39 - Juillet 1999, Les images de la Belle Époque, mis en ligne le 07 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3968.


Auteurs

Patrice Flichy

Sociologue, dirige le programme coopératif télécommunications et société du Cnrs et du Cnet. Directeur de la revue Réseaux, auteur de Les industries de l’imaginaire, PUG, 1991, de Une histoire de la communication moderne, La Découverte, 1991, et de L’innovation technique, La Découverte, 1995.