Alliage | n°39 - Juillet 1999 L'image dans la science 

Jérôme Ségal  : 

Naissance d’une culture informationnelle : traces graphiques

p. 90-100

Plan

Texte intégral

1La seconde guerre mondiale bouleverse de fond en comble la recherche scientifique menée aux États-Unis, que ce soit dans son organisation, avec l’introduction de structures interdisciplinaires réunies au sein du National Defense Research Committee, ou dans l’objet même des travaux concernant la cryptologie ou l’automatisation des tirs de défense contre avions (DCA).
Claude Elwood Shannon (né en 1916) en vient ainsi à rédiger, en 1945, pour les forces armées une « Théorie mathématique de la cryptographie », dans laquelle il introduit une nouvelle entité mathématique, l’information, définie comme une moyenne logarithmique de différentes probabilités de sélection. Ce rapport confidentiel servira de point de départ à la publication en 1948 de sa « Théorie mathématique de la communication », qui connaîtra une diffusion extraordinaire après sa sortie sous forme de livre en 1949. De même, intéressé par les réactions « pathologiques » de son appareil de DCA lorsqu’il s’agissait de coupler celui-ci aux comportements de l’avion pris en chasse, le mathématicien Norbert Wiener (1894-1964) finit par proposer une théorie générale de la commande et de la communication dans l’animal et la machine, ce qui n’est autre que le sous-titre de son célèbre livre Cybernetics. L’information apparaît alors comme la grandeur permettant de décrire toute boucle de rétroaction, et Wiener lance de façon provocante en période de guerre froide « information is information, not matter or energy. No materialism which does not admit this can survive at the present day ».
Certains travaux ont leurs équivalents en Europe. On peut penser à l’équipe de scientifiques réunis à Bletchley Park, près de Londres, pour déchiffrer les messages allemands. Parmi eux, Alan Turing (1912-1954) introduit le deciban pour apprécier la distance qui reste à parcourir au cryptanalyste afin de parvenir au message original en fonction des nouvelles données dont il dispose. De même, un ingénieur allemand méconnu, Hermann Schmidt (1894-1968) publie en 1941 les principes d’une théorie générale de régulation (allgemeine Regelungskunde), que l’on peut comparer à la cybernétique de Wiener.
Tous ces travaux sont regroupés dans ce qu’on appelle généralement la théorie de l’information, théorie qui trouvera des applications dans des domaines aussi variés que la biologie (que l’on pense ici à la notion d’information génétique), les mathématiques (en 1970, A. Kolmogorov expliquait qu’il fallait repenser la théorie des probabilités à partir de la notion d’information), les sciences humaines (surtout en linguistique et en psychologie) ou encore la physique (G. Cohen-Tannoudji proposait en 1995 d’introduire une cinquième constante b, en l’honneur de Léon Brillouin, à côté des célèbres constantes G, c, k et h, pour reconnaître le caractère fondamental de l’information comme grandeur physique).
On n’a pas fini aujourd’hui de mesurer l’influence de la théorie de l’information dans le développement des sciences et des techniques, et l’histoire de la notion d’information commence seulement à faire l’objet de recherches. Sans représenter nécessairement un nouveau paradigme, la théorie de l’information nous met davantage en face de nouveaux discours informationnels. De nouvelles zones d’échanges (les trading zones de Galison) apparaissent entre les disciplines et c’est en somme une nouvelle culture informationnelle qui voit le jour, culture que l’on voit trop souvent réduite à l’utilisation de quelques néologismes et nouvelles expressions comme cyberspace (en une sorte d’hommage discret et inconscient à la cybernétique) ou encore ‘autoroute’ ou ‘société’ de l’information.1

De l’intérêt d’étudier les représentations graphiques

2Une analyse de quelques représentations graphiques à deux époques différentes permet de mieux saisir la nature de cette culture informationnelle qui voit le jour au sortir de la guerre. Dès 1950, prenant du recul face au formidable enthousiasme que suscite l’essor de la théorie de l’information, G.-Th. Guilbaud fait état de « divagations cybernétiques » et rappelle « toute l’importance d’une symbolisation graphique d’un système de relations ».2 C’est cette symbolisation graphique, devenue rapidement caractéristique de l’unité que l’on peut déceler à travers tous les développements de la théorie de l’information. Notre intérêt se porte ici exclusivement sur des encarts publicitaires parus dans la revue de vulgarisation américaine sans doute la plus connue, Scientific American, en 1952 puis en 1972

3Figure 1 – couvertures. À ce choix, au moins deux raisons concernant l’objet et l’époque. Circonscrire l’objet d’étude dans l’espace et dans le temps relève d’une nécessité évidente. En nous focalisant sur ce que les entreprises espèrent vendre grâce à la publicité, nous avons accès non pas à des représentations d’une portée explicative ou pédagogique, comme dans les traités, mais avant tout à des représentations de la science en action, même s’il s’agit ici de mises en scène.3 Il s’agit pour l’entreprise de démontrer l’intérêt technique d’un appareil ou d’un type de procédé, de faire montre également d’une culture technique qui, dans les deux numéros que nous examinons, septembre 1952 et septembre 1972, relève de la culture informationnelle. En effet, les deux livraisons correspondent à deux numéros spéciaux, consacrés respectivement à la « commande automatique [automatic control] » et à la « communication ». D’un point de vue thématique, il y a bien une relative homogénéité entre les deux puisque dans le numéro de 1952 que l’on pourrait croire entièrement axé sur l’automation, on trouve cependant un article portant exclusivement sur la notion d’information, intitulé d’ailleurs « L’information ».4 On peut donc estimer que ces deux numéros reflètent ce que le grand public perçoit des développements de la théorie de l’information. Le choix des couvertures, le régulateur de Maxwell en 1952 et des hiéroglyphes vingt ans plus tard, montrent déjà que, si en 1952, l’illustration collait tout à fait au texte écrit par Wiener dans Cybernetics (où Maxwell est présenté comme l’ancêtre direct de la cybernétique pour ce régulateur exploitant l’effet de la force centrifuge), ce n’est plus le cas vingt ans plus tard, puisque les hiéroglyphes ne se prêtent pas facilement à une analyse dans les lignes de la théorie  mathématique de la communication.
Ceci nous amène à commenter ces deux dates. En 1972, aux États-Unis, on assiste déjà à la fin des illusions quant à la portée unificatrice de la théorie de l’information. En forçant un peu le trait, on pourrait presque dire que seul le mot communication assure un semblant d’unité entre l’article sur la « liberté d’expression » de I. Emerson, celui de Jakobson sur la « communication verbale », et celui de Stent sur la « communication cellulaire ». En 1952, au contraire, tout est affaire de commande, de rétroaction et d’information.

Diversité des applications - Unité des représentations

4Figure 2 – boucle. « Y a-t-il un chaînon manquant dans votre boucle de commande ? » C’est la question que pose en 1952 l’entreprise Raytheon aux lecteurs. D’une part, la publicité semble montrer, sur le fond, que le produit vendu (aussi divers soit-il, la liste est impressionnante) peut s’adapter aux besoins spécifiques du client. L’unité entre tous les domaines est matérialisée par le symbole de la chaîne, chaque chaînon contenant un domaine que l’on peut replacer dans la théorie de l’information. Le mode de fonctionnement est linéaire : on part d’un problème donné, input, et les chaînons modifient celui-ci de façon à ce qu’il en résulte une output. L’homme n’apparaît qu’à deux endroits, pour des fonctions de surveillance et de décision.
Figure 3 – bandes. Quelques pages auparavant, sur une autre publicité plus stylisée, on distingue encore le tracé à la main d’un schéma de régulation élémentaire (avec sans doute le calcul de la fonction de transfert correspondante). Dans cet encart, publié par Ultrasonic Coporation, un ingénieur, visiblement très à l’aise, déclare : « Ces théories sur la commande par rétroaction automatique sont intéressantes… mais… quand puis-je les utiliser dans mon usine ? »
La bande perforée qui parcourt l’encart montre toute l’importance qu’est en train de prendre le mode de conception numérique. Il est d’ailleurs possible de retrouver des sources relatives à l’histoire de ce document, également reproduit dans « l’histoire sociale de l’automation industrielle publiée par D. F. Noble ».5 L’entreprise a été fondée par quelques ingénieurs du MIT, après s’être fait remarquer avec l’inauguration d’une fraiseuse numérique qui avait reçu les éloges de nombreux spécialistes. Il s’agit donc bien à la fois de faire valoir l’intérêt d’un mode de conception, numérique, et en même temps, grâce au texte, d’insister sur l’expérience dont dispose l’entreprise.

Information et pouvoir

5Figure 4 - main. La théorie générale de la commande et de la communication permet à l’homme de prendre le contrôle de processus complexes par la réalisation de ce qu’on nommerait aujourd’hui des interfaces de l’homme et de la machine. Le cas de l’automatisation de la commande de tir en DCA constitue sans doute l’exemple historique le plus probant.6 Ce contrôle est à rapprocher des différents sens du mot “control” en anglais, à la fois commande et contrôle. C’est selon ces deux acceptions qu’il faut comprendre le slogan de l’entreprise General Controls : « Control is our business ».7 Là encore, l’offre est très large, depuis les différents thermostats jusqu’aux régulations en aéronautique. La main qui dirige les processus à l’aide d’une règle à calcul, comme on dirigerait une marionnette, confère à l’image une dimension supplémentaire : les produits de cette entreprise accroissent le pouvoir du client.
Figure5 – one man. Cette main que l’on voit pourrait être celle de l’ingénieur qui a la responsabilité d’un système « rendu concevable pour un seul homme ». On remarque d’ailleurs que cet objectif est présenté par la firme Panellit comme une nécessité, « toujours un problème », alors que ceci pourrait faire l’objet de discussions. Après tout, s’en remettre aux machines surveillées par un seul homme, comme cela semble être le cas pour ce qui ressemble ici au poste de commande d’une raffinerie, pourrait constituer un point de vue discutable.
Figure 6 – macho. Toujours en 1952, la Hays Corporation introduit un néologisme pour décrire l’idée d’une commande automatique adaptée « aux besoins individuels », job-engineered selon son expression. Cette fois-ci, le contrôle n’est pas symbolisé par la marionnette, mais par un homme qui, bien que de petite taille, sans effort apparent (avec une quantité d’énergie minime), ferme le corset d’une femme. Les trois schémas représentés laissent penser que le service sur mesure proposé permet de contrôler  une chambre de chauffe, ou tout autre processus industriel, aussi facilement que le corset permet de contrôler le corps de la femme. Le dessin avec les deux personnages, particulièrement machiste, témoigne d’ailleurs de la façon dont l’homme domine l’outil de régulation.

Diffusion et vulgarisation

6Figure 7 - Ruth Une autre publicité de 1952 comporte un point de vue tout aussi machiste, qu’on ne retrouve bien sûr pas en 1972. La firme Taylor Instruments choisit comme unique représentation graphique la tête d’une femme maquillée, dotée de boucles d’oreilles, et l’air quelque peu hébété. L’ingénue demande ce qu’est un feedback, et le texte explique que la ménagère n’a pas besoin de comprendre ce mot ni même d’être consciente du fait que des milliers de produits à sa disposition ont été conçus suivant ce principe. Après la description de quelques domaines d’application de la commande automatique, on lit :

« Et Ruth Ward n’en comprend pas la moindre partie. Elle n’en a pas besoin pour jouir des biens matériels innombrables que la commande automatique… un prolongement du principe de rétroaction… a aidé à rendre possible. »

7Il ne s’agit plus ici de personnalisation de l’offre, et la référence à la production de masse confirme qu’il s’agit au contraire de vulgariser l’utilisation des rétrocontrôles sans entrer dans les détails techniques.

8Figure 8 – Robots. Un symbole de ces techniques de régulation touchant le grand public est sans conteste le robot qui, dans l’imaginaire collectif, semble tenir à la fois du mythe de l’ordinateur omnipotent et des systèmes de commande. La firme Potter propose ainsi des compteurs électroniques « indispensables à l’usine automatique ».

9Trois robots représentent le comptage, la mesure de temps, et la commande. Il s’agit des mêmes robots, alors que les procédés industriels correspondants seraient bien sûr différents. C’est ici l’unité technique de la théorie de l’information qui est symbolisée.

10Figure 9 – Plantes. L’illustration choisie par l’entreprise Sigma, avec le dessin d’une plante carnivore, est sans doute plus allégorique. Leurs relais « sensitifs » sont implicitement présentés comme des éléments d’une qualité irréprochable, comparable aux mécanismes naturels. Le choix de l’emplacement du dessin, comme dans les cas précédents, témoigne d’une volonté d’adapter une image, un emblème.
De plus, les trois exemples donnés dans le texte placé en dessous vantent les qualités des relais, notamment leur compatibilité avec tous les « problèmes dont la solution peut être calculée de façon électronique ».

Représenter l’information

11Si, dans toutes ces représentations graphiques du début des années 50, la notion scientifique et technique d’information n’apparaît qu’implicitement, à travers le commentaire que l’on peut en faire aujourd’hui, il n’en va pas de même lorsqu’on se penche sur le numéro de 1972.

12Figure 10 - double téléphone. Dans les différents textes accompagnant les représentations graphiques, il est souvent question d’information. Une « entreprise diversifiée de haute technologie desservant les marchés mondiaux de l’électronique et des industries automobile et aérospatiale » cite trois cas de communication : une pompe qui « envoie de l’information » et avec laquelle ils « parlent », un appareil qui « donne un rapport » sur des valeurs de tensions, et un « appel longue distance » du « satellite Pioneer 10 (…) qui se sentait bien ». L’information est déjà un concept, peut-être protéiforme, mais reconnu dans sa portée technique, et l’entreprise peut se contenter de reproduire un dessin que le lecteur peut dater du début de la téléphonie.

13Figure 11 - last inches. L’entreprise United Telecom publie un encart avec le titre « La partie la plus difficile de la communication, ce sont les derniers centimètres », placé au-dessous de la tête d’un homme probablement dessinée en référence au fameux dessin de Léonard de Vinci. Le texte fait état d’une véritable réflexion sur la notion d’information. « La technologie, quel que soit son état d’avancement, ne sera jamais capable de communiquer à notre place. (…) La partie délicate [du travail de l’entreprise], c’est de raccourcir la distance entre la réception et la compréhension. » On s’aperçoit que l’entreprise ne se réfère à aucun produit précis, il est seulement expliqué que la communication ne se réduit pas au « déplacement d’information ».

14Figure 12 – RCA. Les symboles utilisés en 1972 pour le numéro consacré à la communication sont bien sûr différents de ceux de 1952 où le schéma d’une rétroaction servait de signe de ralliement. Vingt ans plus tard, le symbole le plus significatif est sans doute la courbe donnant l’aspect d’un signal binaire. L’entreprise RCA Solid State indique le caractère universel de cette représentation des données en montrant, au-dessous de cette courbe, des hommes et femmes de culture visiblement très différentes, qui communiquent ainsi avec la même langue, à l’aide de codes binaires, dans un village planétaire que ne renierait pas M. McLuhan. Les différentes stylisations caractérisant ces représentations graphiques se regroupent selon deux tendances, même s’il s’agit toujours d’une démarche réductrice ou simplificatrice de la forme. Parfois, c’est le formalisme conceptuel qui est associé au schéma, pour former un idéogramme, comme le schéma élémentaire d’une boucle de rétroaction, alors que dans d’autres cas, la stylisation résulte de recherches esthétiques partant de la description d’un phénomène naturel (comme pour la plante carnivore, figure 9), ou plus fréquemment d’objets techniques.

15Figure 13 – Recyclage. Enfin, commentons brièvement cette publicité, sans doute la plus étonnante au regard de notre thème d’étude, concernant le « recyclage de l’information ». Le directeur de l’entreprise « Information international » annonce que « le recyclage d’information devient une réalité pratique ». La machine dont il décrit le fonctionnement est, pourrait-on presque dire, la réalisation du memex de Bush imaginé dans les années 30 par contraction de memory extent, ancêtre direct d’un logiciel hypertexte au royaume des expériences de pensée.8 Le texte introductif mérite d’être cité dans son intégralité :

« La somme totale de tout ce qui est connu est à peu près écrite, toutefois seul un fragment de cette connaissance reposant sur papier a été rendu accessible aux mémoires des machines. Maintenant, en combinant ce qu’il y a de plus récent en traitement électronique d’images avec le pouvoir de l’ordinateur, un nouveau système nous permet d’accéder [tap] sélectivement à ce trésor, lisant dans l’ordinateur ce qu’on choisit, fondant cela avec de l’information nouvelle ou vieille dans d’infinies variétés, préparant le mélange pour être republié, avec une nouvelle efficacité et une vitesse propre à l’ordinateur. »

16Suit alors un texte plutôt abscons, dense, peu lisible, et seulement agrémenté de quatre schémas concernant avant tout le problème de la reconnaissance de caractères.

Mode et culture

17Toutes les représentations graphiques ici reproduites se rattachent à une culture technique en train de naître. Après tout, lorsqu’on ouvre un livre ou une revue, les pages contenant des illustrations sont les premières à retenir l’attention. Il est arrivé à chacun de consulter un livre et, s’arrêtant sur une représentation graphique, de conclure quant au sérieux ou à l’intérêt de l’ouvrage. Produire une illustration à propos d’une théorie scientifique, c’est donc aussi se soumettre à la critique. Plus qu’un résumé, une illustration reflète un mode de conception, le choix d’une orientation, la reconnaissance d’influences. La persistance des mêmes thèmes entre 1952 et 1972 (on pourrait d’ailleurs poursuivre avec les publicités actuelles) témoigne d’une nouvelle culture, malgré des contextes différents ; que l’on songe, par exemple, à la place des applications militaires au sortir de la seconde guerre mondiale (en 1952, on est d’ailleurs en pleine guerre de Corée et de nombreuses publicités du numéro étudié mettent en scène des chars et des bombardiers), et des applications dans les domaines de la bourse (démonstrations de transfert de données) et de l’écologie, en 1972.
Ces représentations posent aussi le problème de la définition d’une mode. Il est bien question d’une mode cybernétique dans le numéro sur la commande automatique, sans pour autant que cette expression ait une connotation péjorative. Comme le souligne P. Delattre, l’existence d’une mode

« ne constitue pas un argument contre l’importance réelle de ce qu’elle tend à exprimer. On peut même, au contraire, dire que toute mode constitue un hommage imprécis et souvent déformé à une idée d’importance capitale mais dont la signification exacte n’est pas encore atteinte par la conscience claire ».9

18Si l’on compare les deux livraisons de Scientific American ici étudiées, on peut ainsi considérer que la mode cybernétique de 1952 laisse place en 1972 à l’expression d’une culture informationnelle plus diffuse. De plus, l’universalité à laquelle peut prétendre la cybernétique peut aussi être appréciée comme la conséquence du développement d’une mode dans des domaines très variés. Récemment, au sujet de cette mode cybernétique et de la place qu’y joue l’automatique (ou l’automation), P. Naslin déclarait :

« L’automatique est à la fois le noyau dur et le moteur de la cybernétique. C’est dans l’automatique et dans sa branche consacrée au traitement automatique de l’information — l’informatique — que la cybernétique trouve ses modèles et ses méthodes. La symbolique graphique créée par les automaticiens et les informaticiensa envahi tous les autres domaines scientifiques et est devenue un langage universel dès qu’il s’agit de montrer visuellement comment fonctionne un système dynamique dans des domaines aussi différents a priori que la biologie et l’économique.  Ce langage commun favorise grandement les échanges entre les diverses disciplines unies dans l’esprit de la cybernétique. »10

19Donc, si la cybernétique ne subsiste en tant que telle que par l’utilisation de quelques néologismes bon marché et la poursuite de séries de congrès inaugurées dans les années 50, son esprit nous accompagne en façonnant encore pour des décennies les rapports entre science, technique et culture.

Notes de bas de page numériques

1   Sur l’histoire de la cybernétique, voir en guise d’introduction, J.-P. Dupuy, Aux origines des sciences cognitives, La Découverte, 1994, et S. J. Heims, The Cybernetics Group, MIT Press, 1991.

2 .  G.-Th. Guilbaud, « Divagations cybernétiques », Esprit, 18, 1950, p. 286. Dans une perspective historique, Guilbaud ajoute : « Les arbres généalogiques sont les ancêtres des organigrammes sur lesquels se dessinent les structures des bureaux et ateliers modernes. Les schémas, popularisés par l’électrotechnique et la radio, sont issus de préoccupations parentes. Et tous les exposés de la théorie des servo-mécanismes utilisent couramment la forme la plus générale du schéma : les éléments, représentés par des cellules polygonales ou circulaires, les liaisons, par des traits munis de flèches cheminant d’une cellule à l'autre. Ce n’est pas un hasard si des sociologues — en parlant de sociogrammes —, des économistes — reprenant la vieille intuition physiocratique —, ont eu recours à des modes d’expression analogues. » (italiques dans le texte original)

3 . Pour étudier une science, il ne suffit pas de s’intéresser aux théories et découvertes, mais il faut également tenter de comprendre comment elle est pratiquée. C’est l’un des enseignements de l’approche dominante en sociologie des sciences.

4 . Dans le numéro de septembre 1952 (vol. 187), on peut lire de E. Nagel, « Automatic Control » ; de A. Tustin, « Feedback » ;  de G. S. Brown et D. P. Campbell, « Control Systems » ;  de E. Ayres, « An automatic chemical plant » ;  de W. Pease,  « An automatic machine tool » ; de L.N. Ridenour, « The role of the computer » ; de G. W. King, « Information », et enfin de W. Leontief, « Machines and man ». En 1972, on trouve sous la plume de J. R. Pierce, « Communication » ; G. S. Stent, « Cellular communication » ; E. O. Wilson, « Animal communication » ; R. Jakobson, « Verbal communication » ; E. H. Gombrich, « The visual image » ; H. Busignies, « Communication channels » ;  H. Inose, « Communication networks » ; E. R. Kretzmer, « Communication terminals » ; P. C. Goldmark, « Communication and the community » ; G. Gerbner, « Communication and social environment » et enfin de T. I. Emerson, « Communication and the freedom of expression ». Dans les bibliographies données dans chaque numéro, on retrouve très souvent  C. E. Shannon et W. Weaver, The Mathematical Theory of Communication, University of Illinois Press, 1949 et N. Wiener, Cybernetics, or  Control and Communication in the Animal and the Machine, Hermann et Cie / The Technology Press, 1948.

5 . D. F. Noble, Forces of Production : A Social History of Industrial Automation, Knopf, 1984.

6 . Une discussion relevant presque de la science-fiction a toujours accompagné le développement de la cybernétique. Rappelons que le dernier livre publié par Wiener l’année de sa mort, en 1964, est God & Golem, Inc. et qu’en 1948, en France, lorsque le grand public découvre la cybernétique à travers la lecture d’un article dans le quotidien Le Monde, l’auteur choisit d’intituler son article « Vers une machine à gouverner » (article de D. Dubarle dans le journal daté du 28 décembre 1948).

7 . La notion de commande (sens 4 du dictionnaire Le Nouveau Petit Robert) contient l’idée de déclenchement, selon laquelle une infime dépense d’énergie permet de contrôler un système mettant en jeu des quantités d’énergie bien supérieures. P. Naslin (ingénieur qui a participé à l’introduction de la cybernétique en France), dans sa conférence prononcée le 18 janvier 1989, « Coup d’œil sur l'histoire de l’automatique », va jusqu’à expliquer l’incident de Mers-el-Kébir par une erreur de traduction (dans l’autre sens) de l’expression “sous contrôle” par “under control”. Il n’était pas prévu que la flotte soit sous le commandement allemand.

8 . Il s’agit selon Bush d’un « appareil dans lequel un individu conserve [store] tous ses livres, enregistrements et communications, et qui est mécanisé de façon à ce qu’il puisse être consulté avec une très grande vitesse et flexibilité. Ceci est un supplément intime et élargi de sa mémoire. » (« As we may think », Atlantic Monthly, vol. 176, July 1945)

9 . Cette citation est reprise du livre de P.-J. Lancry, Théorie de l'information et Économie, Economica, 1982.

10 . Nos remerciements vont ici à M. Naslin pour  nous avoir fourni ce texte (non publié), correspondant à une conférence prononcée le 18 janvier 1989 à l’ENSTA, sous le titre « Coup d’œil historico-philosophique sur l’automatique » (dans la citation ci-dessus, seuls les deux mots soulignés sont dans la mise en forme originale).

Pour citer cet article

Jérôme Ségal, « Naissance d’une culture informationnelle : traces graphiques », paru dans Alliage, n°39 - Juillet 1999, Naissance d’une culture informationnelle : traces graphiques, mis en ligne le 07 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3970.


Auteurs

Jérôme Ségal

Ingénieur généraliste (École centrale de Lyon) et historien. Chercheur à l’Institut Max-Planck de Berlin en histoire des sciences.