Alliage | n°40 - Septembre 1999 Nouvelles relations aux savoirs et aux pouvoirs 

Bruno Escoubès  : 

La science et l’expertise sont-elles une limite au débat démocratique ?

p. 22-28

Plan

Texte intégral

1Bruno Escoubès, qui se présente lui-même en tête du texte qui suit, nous a quitté il y a quelques mois. Sa chaleureuse présence, dans les nombreuses activités collectives auxquels il participait, nous manque. Si nous publions ci-dessous les notes de son intervention dans une des dernières réunions auxquelles il participa, au Club Jacques Peirotes, le 28 avril 1999, ce n’est pas seulement pour lui rendre hommage, mais pour prolonger son action.

2Je suis un physicien des particules, chargé de recherches au Cnrs : j’ai donc passé une bonne partie de ma vie, en utilisant les accélérateurs du Cern à Genève, à étudier les structures intimes de la matière, les quarks et leptons.
D’autre part, depuis une quinzaine d’années, je m’intéresse aux relations entre science et société, essentiellement la physique, notamment comme membre du Comité d’action “Physique et Société”  de la Société européenne de Physique.
J’ai publié dans ce domaine un certain nombre d’articles, ainsi qu’un livre d’histoire de la physique quantique, en collaboration avec le professeur José Leite Lopes.

3Le titre du débat me laisse perplexe : opposer science et démocratie me paraît aussi étrange qu’opposer, par exemple, astronomie et démocratie, ou gastronomie et démocratie. Comme si deux des activités les plus liées à la singularité de l’être humain par rapport à l’animal, à sa place dans l’évolution, la recherche de la connaissance et la quête des meilleures conditions de la vie en société pouvaient être antagonistes, comme si l’une pouvait limiter l’autre.
En revanche, que tout pouvoir s’abrite derrière des rapports d’experts choisis par lui pour justifier, au nom de la science, des politiques décidées sans consultation démocratique, ceci est une manipulation que les citoyens se doivent de dénoncer, et que les scientifiques, privilégiés par leur formation et leur activité, ont l’obligation, peut-être plus ardente que leurs concitoyens, de combattre.

4J’aimerais montrer comment les objectifs de la science  ont pu être détournés par les rapports privilégiés qu’entretiennent les scientifiques et le pouvoir, et les dangers et catastrophes auxquels la technoscience, la science appliquée à grande échelle, a pu conduire. Mais je conclurai dans le sens inverse du titre : loin de s’opposer à la démocratie, la science – qui ne fonctionne pourtant pas sur les mêmes principes- est sans doute le seul outil qui permettra à l’être humain de s’en sortir. Et que la pire des choses serait de participer au mouvement anti-science qui, depuis les années quatre-vingt, empoisonne différents milieux intellectuels occidentaux.

Objectifs de la science

5En suivant Gerald Holton (Science en gloire, science en procès : entre Einstein et aujourd’hui , Gallimard, 1998), on peut dire que les objectifs de la science visent à :
— conduire à une connaissance progressivement améliorable,
— accessible à tous en principe,
— basée sur la pensée rationnelle,
— potentiellement valable pour l’ensemble de la société.

Conduire à une connaissance progressivement améliorable

6Le premier point est indiscutable. Il fait implicitement référence à une réalité extérieure à l’être humain : progressivement améliorable signifie que les différents modèles que construisent les scientifiques pour se représenter la réalité s’approchent de cette dernière chaque fois davantage, sans pour autant supposer que le monde réel ne puisse être saisi autrement que par une représentation.
Les modèles ne donnent de la réalité qu’une image partielle et provisoire : le modèle classique du Big Bang s’interdisait de décrire ce qui pouvait se passer avant l’instant zéro, puisque celui-ci était une singularité de la théorie, un point où toutes les quantités prennent des valeurs infinies. Une nouvelle version fait apparaître le Big Bang comme l’un des passages possibles d’un avant à un après. On attend de cette théorie qu’elle prévoie un résultat expérimental, une observation astronomique différente de celle du modèle classique : ce n’est qu’à cette condition que le nouveau modèle remplacera l’ancien.
Face à ce présupposé de la science — les faits existent indépendamment de la connaissance que nous pouvons en avoir —, présupposé qui seul nous permet d’avancer dans notre connaissance de la réalité, une philosophie postmoderne prône le relativisme cognitif : quand on étudie l’histoire des sciences, tout l’accent est donné aux conditions extérieures de la production scientifique (économiques, sociales, politiques) sans référence aucune à la logique interne de la discipline (physique, mathématiques, biologie). La bataille fait rage entre certains sociologues des sciences et des scientifiques, l’affaire Sokal en est l’un des exemples.

Accessible à tous en principe

7Ce point fait problème. Le haut niveau d’abstraction des théories physiques du XXe siècle est un obstacle à leur divulgation. L’attitude de très nombreux scientifiques, selon lesquels la vulgarisation, la transmission des connaissances, n’entre pas dans leurs obligations en est un autre. Le manque de coopération entre enseignants du primaire et du secondaire et chercheurs en est un autre encore. Incidemment, le programme avancé par Georges Charpak d’après l’expérience de Leon Lederman à Chicago, la main à la pâte, pour l’école primaire, faisant appel à l’expérimentation (par exemple, faire pousser une plante), l’observation (mesurer sa hauteur à intervalles réguliers ; ou mesurer l’heure d’apparition du Soleil entre l’hiver et le printemps) ; le relevé des observations dans un cahier (qui permet d’acquérir la maîtrise de l’écriture) ; l’introduction d’un modèle explicatif (comment croît la plante ; comment la rotation de la Terre autour du Soleil et l’inclinaison de son axe sur le plan de l’écliptique sont responsables des saisons) pourraient permettre à l’élève d’accéder à la joie de connaître un phénomène biologique ou physique.
On peut remarquer aussi le peu d’espace consacré par les principales chaînes de télévision aux programmes scientifiques (à part les films sur les animaux), et le manque total d’intérêt dans une municipalité comme celle de Strasbourg pour ouvrir un musée des sciences interactif comme il en existe de nombreux dans le monde (San Francisco, Minneapolis, New York, Londres, Paris, Barcelone, Munich), et bien qu’existe depuis presque vingt ans dans cette ville une association (l’Association pour un musée des sciences à Strasbourg) où des responsables de musées plus spécifiques (planétarium, zoologique), des chercheurs du Cnrs responsables d’expositions itinérantes, s’efforcent en vain d’avoir un local et un budget minimal pour concrétiser leur projet, budget bien entendu infime face à celui du Racing ou du musée d’Art moderne.

Basée sur la pensée rationnelle

8Je ne reviendrai pas sur ce qui oppose les scientifiques aux tenants du relativisme cognitif. Je noterai cependant que les avances, dans le domaine scientifique, commencent toujours par une phase où l’imagination, les raisonnements par analogie, la fantaisie souvent la plus échevelée s’emparent du chercheur et éclairent le chemin où il s’engage. Imagination visuelle bien souvent.
Ce n’est qu’une fois dessinée une première ébauche que commencent les procédures de vérification, où les données se trouvent confrontées aux prédictions du modèle en gestation, où l’ensemble de la situation expérimentale antérieure est appelée comme témoin à l’examen de passage : cette phase, nécessaire, est celle qui sépare la science de la pseudoscience, cette dernière, le plus souvent, se limitant à ne garder que les événements favorables à sa thèse, et éliminant, de bonne ou de mauvaise foi, ceux qui ne s’y ajustent pas.

Potentiellement valable pour l’ensemble de la société.

9C’est bien entendu sur ce point que la distance entre les objectifs de la science, ceux qui paraissaient évidents au siècle de Condorcet et de Laplace, et la réalité d’aujourd’hui semble la plus grande. Nous allons citer quelques-uns des faits qui ont conduit à ce divorce.

10La militarisation des sciences :

11Militaires et Scientifiques ont toujours fait bon ménage, les premiers demandant aux seconds la technologie la plus destructrice que ceux-ci pouvaient leur proposer, les seconds cherchant dans cette alliance un pouvoir et une reconnaissance que leurs seuls travaux ne pouvaient leur assurer.

12Si l’on regarde, au XXe siècle, quelles sciences furent mises à contribution, on note :
La chimie
Les gaz toxiques furent employés :
— En 1915/1918, sur le front nord-est de France, par les Allemands, puis les Français.
— En 1936, en Abyssinie, par les Italiens contre les Éthiopiens.
— En 1937, en Mandchourie, par les Japonais contre les Chinois.
— En 1942/1945, dans les camps d’extermination nazis, par les Allemands contre les Juifs, les Gitans, les Slaves, les homosexuels… En 1939 un programme d’euthanasie avait fonctionné en gazant les malades mentaux allemands et alsaciens, et s’arrêta en 1941, après la protestation des Églises
— En 1961/1975, au Vietnam, l’aviation américaine utilise les défoliants contre les Vietnamiens cachés dans les forêts.
— En 1983/1986, en Irak, l’aviation irakienne contre les villages kurdes.
— En 1991, en Irak, l’aviation américaine contre les troupes irakiennes envahissant le Koweit : ces produits toxiques seraient la source des maladies contractées par les soldats américains  de la guerre du Golfe.

13La physique nucléaire.
— 1945, Hiroshima, Nagasaki, l’aviation américaine contre les Japonais.
— 1948/1999, course aux armements nucléaires (États-Unis, Union  Soviétique, Royaume-Uni, France, Chine, Israël, et finalement, Inde et Pakistan).
Essais dans l’atmosphère, toujours contaminée près de 30 ans après leur arrêt .
Essais souterrains ; contamination de lacs, d’océans due aux sous-marins nucléaires coulés ou abandonnés .
Consolidation du rideau de fer derrière lequel se maintinrent, grâce au complexe militaro-policier, des régimes totalitaires économiquement et démocratiquement sous-développés. Ce surarmement réussit à faire imploser l’Union soviétique, dans des conditions qui entraînèrent une explosion de nationalismes et une “purification ethnique” dans l’ex-Europe de l’Est (Gitans expulsés de Roumanie, “purification” ethnique en Croatie, Bosnie, et maintenant Kosovo).

14La course à l’espace
— Les premières fusées supersoniques sont les V2 allemands (Peenemüde, Werner von Braun, le même qui dirigera le programme Apollo de la Nasa).— Le lancement de satellites militaires d’observation vise à rendre visible chaque centimère carré de la planète. Pour l’instant, l’Otan n’arrive qu’à une précision de l’ordre de cent mètres carrés par temps clair, mais en lui donnant l’occasion de tester ses missiles et ses bombardiers, l’Europe lui rend un grand service.

15Les sciences sociales et biologiques demain :
Les sciences sociales
£— Les techniques de manipulation employées notamment par les chaînes de télévision pour surinformer sans informer, et notamment en  montrant très peu les dommages collatéraux, en cachant systématiquement le nombre de morts civils et militaires d’opérations comme les bombardements de Libye, de l’île de Grenade, de Panama, d’Irak et maintenant de Serbie et du Kosovo.

16La biologie
— D’une part, les progrès médicaux dans le traitement des grandes maladies (cancers, sida, malformations d’origine génétique) jouissent d’un très bon accueil chez les citoyens. D’autre part, les problèmes éthiques liés à la procréation assistée, au clonage, au déchiffrage du génome humain les préoccupent.— Mais c’est peut-être le développement des sciences cognitives, qui réunit sous la houlette des neurosciences des disciplines aussi variées que psychologie, linguistique, physique statistique, mathématiques (pour construire les raisonnements), logique (pour formaliser les processus en jeu), informatique et intelligence artificielle (qui utilise les résultats des travaux de psychologie et de linguistique), philosophie et anthropologie, pour reprendre le programme du Cnrs, qui fera le plus grand bond en avant le prochain siècle. Et c’est dans ce domaine que la vigilance des citoyens devra être la plus efficace pour défendre tout simplement la liberté des individus.Reprenons les mots du généticien Benno Müller Hill à propos de la cartographie du génome humain :

17 Ce programme se propose d’identifier les lésions des gènes impliqués dans les maladies « génétiques », celles qui affectent le corps et celles qui affectent le cerveau et l’esprit : ainsi, à partir de l’Adn des cellules du sang, on pourra prévoir qu’un enfant qui jouit apparemment d’une bonne santé mourra entre quarante et cinquante ans d’une forme de la maladie d’Altzheimer présente dans sa famille, c’est-à-dire lui donner une probabilité de décès.

18On voit tout le profit que pourront tirer de cette information les futurs patrons et assureurs de cet enfant.

19Les catastrophes écologiques :
— Amoco Cadiz, Bhopal, Tchernobyl, accidents de transport : non-application de règles de sécurité établies lors de désastres précédents.
— Le sang contaminé : l’irresponsabilité de médecins acceptant de prescrire un traitement qu’ils savent (ou devraient savoir, en consultant la littérature médicale) un poison pour leurs patients.
— La vache folle : la recherche du profit, qui en vient à modifier de fond en comble l’alimentation des bovins sans accord ( ?) des vétérinaires intéressés.
— Les organismes génétiquement modifiés : une exigence minimale, l’étiquetage. Une exigence raisonnable : une expérimentation contrôlée par des experts de formations différentes, et un public formé pour poser les bonnes questions (les conférences de citoyens, comme celle tentée il y a quelques mois à l’Assemblée nationale).

Science et démocratie : que faire ?

Ce qu’il ne faut pas faire

20Rendre responsable la science, l’activité de recherche et la représentation du monde qu’elle offre :
— de l’engagement de nombreux scientifiques dans le développement et la mise au point d’armes de destruction massive.
— de l’utilisation par les grandes entreprises d’experts qu’elles ont nommés pour influencer le public et cautionner les choix politiques des gouvernements qui ont leur appui (exemple de la nucléarisation à quatre-vingt pour cent de la production d’électricité en France)
— des catastrophes écologiques bien souvent annoncées par des écologistes sérieux.
Non pour assurer une rente aux chercheurs et aux institutions qui permettent cette recherche, mais parce que la science permet à l’être humain d’exercer un droit inaliénable : satisfaire sa curiosité, augmenter sa connaissance du monde et des êtres qui l’entourent. Qui a vu la démarche d’un enfant de deux ans cherchant par tous les moyens à comprendre comment ça marche, sait de quoi il s’agit.
Parce qu’elle lui permet d’exercer un autre droit inaliénable, et consubstantiel avec les règles de la démocratie : le droit de critique.
Et parce que, face aux différents défis qui pèsent sur l’humanité, la recherche scientifique est le seul moyen d’avancer dans la quête des solutions, dans tous les domaines, celui des sciences dures comme celui des sciences molles ; celui des sciences humaines comme celui des sciences inhumaines.   

Ce qu’il faut faire

21— Au niveau de l’enseignement, favoriser au maximum les échanges entre chercheurs et enseignants, par des stages réciproques — des premiers dans des écoles, collèges et lycées ; des seconds dans des laboratoires —, pour mettre au point des structures d’intervention dans les classes et dans les labos où s’échangent les expériences .
— Organiser des « conférences de citoyens », comme celle qui réunit une quinzaine de personnes qu’intéressait par problème des organismes génétiquement modifiées par l’Office d’évaluation technologique de l’Assemblée nationale, dûment préparées durant trois week-ends aux tenants et aboutissants de la question, et donc aptes à poser aux experts et aux contre-experts les questions pertinentes, au cours d’un débat public.
— Améliorer au niveau des médias, tant celui de la presse écrite (courrier des lecteurs, tribunes libres) l’expression critique et la donnée d’arguments souvent cachés parce que gênants pour les décideurs, qu’à celui de la télévision, au niveau des associations.
— Enfin, concernant les chercheurs, ouvrir des voies nouvelles de recherches appliquées, visant à répondre aux problèmes qui obsèdent notre société, comme l’est, par exemple, celui des déchets nucléaires et des risques de catastrophes du type Tchernobyl : c’est ce qu’a entrepris Carlo Rubbia et son équipe, avec son projet de réacteur piloté par un accélérateur, et susceptible à la fois de produire de l’énergie et de désactiver certains déchets de très longue et intense radioactivité.

22C’est ainsi que la science peut aider à conforter la démocratie, alors que les méthodes de chacune sont bien distinctes :  ce n’est pas la majorité qui a raison dans une discussion scientifique, sinon celui qui propose le modèle le plus explicatif et le plus prédictif, même s’il est seul contre tous. Néanmoins, tout scientifique sait qu’il est avant tout un citoyen, et que son devoir, dans son domaine et hors de son domaine, est de lutter pour une société plus juste, une société qui lui permette de pratiquer l’un des plus beaux métiers qui soit, le rendant redevable devant ses compatriotes d’une dette envers elle.

Pour citer cet article

Bruno Escoubès, « La science et l’expertise sont-elles une limite au débat démocratique ? », paru dans Alliage, n°40 - Septembre 1999, La science et l’expertise sont-elles une limite au débat démocratique ?, mis en ligne le 06 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3959.


Auteurs

Bruno Escoubès

Genève, 17 septembre 1938-Madrid, 17 juillet 1999 ; auteur de Statistiques et probabilités à l’usage des physiciens, édition Ellipses-marketing, 1998.