Alliage | n°41-42 - Décembre 1999 Dialogue euro-chinois 

Georges Métailié  : 

La brise pour entremetteuse

Traduire les sciences en chinois moderne
p. 103-11

Plan

Texte intégral

1Un des grands plaisir dans l’apprentissage d’une langue étrangère est de découvrir, à travers le vocabulaire, la marque de différences culturelles, même lorsqu’il s’agit de cultures très proches. Il suffit de penser aux connotations plutôt négatives des termes “anglais” et “French” employés comme adjectifs, respectivement en français et en anglais, ou encore au charme des faux amis entre l’italien et le français. Lorsque l’éloignement est plus grand, au jeu de la différence, “l’exotique est quotidien”.

Des Chinois et des plantes

2Si les Chinois, acteurs d’une vieille civilisation agricole, ont manifesté très tôt un intérêt pour les plantes, attesté tant par les mythes fondateurs (l’empereur Shen Nong, le “Divin Laboureur”, goûtant les herbes sauvages pour distinguer les inoffensives des toxiques, et indiquant les grains pour se nourrir et les simples pour se soigner) que par une abondante littérature (Voir Needham et Lu, 1986, Li, 1959, Goody, 1994), ces savoirs ne se sont jamais construits en science autonome, et le mot même de “botanique”, zhiwuxue, littéralement “science des plantes”, créé en 1858, est un emprunt. L’avantage de cette situation pour notre propos est que l’introduction de cette discipline nouvelle, qui mit une cinquantaine d’années à s’établir, alla de pair avec la création d’une terminologie scientifique ad hoc en langue vernaculaire.
Sur quels principes implicites se fonda la démarche des premiers traducteurs, producteurs de néologismes ? Quels sont les caractéristiques morphologiques du vocabulaire scientifique utilisé aujourd’hui ? Voici les deux questions auxquelles nous allons essayer de répondre.

La langue chinoise, bref rappel

3Rappelons tout d’abord quelques traits de la langue nationale en Chine, le putonghua, dont l’existence officielle date d’après 1949. C’est une langue dans laquelle chaque syllabe qui porte un ton possède un sens (ceci dans l’immense majorité des cas). En chinois, donc, les morphèmes sont monosyllabiques. L’écriture chinoise n’est ni alphabétique ni syllabique, mais utilise des signes, composés à partir d’un nombre restreint de traits (une dizaine). On appelle généralement ces signes caractères, et parfois sinogrammes. « Les caractères sont des formes graphiques indépendantes, isolées matériellement les unes des autres par un espace, et invariables en ce sens que leur tracé ne change pas, quelles que soient les formes environnantes » (Viviane Alleton, L’écriture chinoise). Les traits qui les forment sont tracés selon un ordre très strict et peuvent apparaître plusieurs fois dans un même caractère. On trouve des caractères d’un seul trait, et certains peuvent atteindre plus de trente. Quel que soit le nombre de ses éléments, chaque caractère s’inscrit dans un carré virtuel. On distingue formellement deux grands types de caractères, les simples et les composés ; les premiers représentent une forme graphique minimum ayant un sens. Les seconds peuvent être décomposés en au moins un caractère simple et un autre élément graphique (illustration 1). Au cours de l’histoire, ont été proposés divers systèmes destinés à classer l’ensemble des caractères selon des catégories sémantiques définies par des caractères simples, les “clés”, entrant dans leur composition (illustration 2). La plupart des caractères composés possèdent aussi un ensemble de traits ayant une valeur phonétique. Chaque morphème est écrit à l’aide d’un caractère. Quand on parle de langue monosyllabique pour le chinois, il doit être bien entendu que ceci ne signifie pas qu’il n’y a que des mots d’une seule syllabe. La plupart des mots du chinois courant sont formés de mono-, di- et trisyllabes. Dans les terminologies scientifiques et techniques, on rencontre en outre un nombre significatif de termes de quatre syllabes et davantage. Quant à la structure la plus courante des mots nominaux, elle est du modèle déterminant-déterminé, où le déterminé est le plus souvent un nom, tandis que le déterminant peut avoir une valeur nominale, mais aussi adjectivale ou verbale. Ainsi, construits sur la base de ye, feuille, ontrouve xiaoye (littéralement, petite feuille) : foliole, ziye (semence-feuille ou feuille de la semence) : cotylédon. Le terme nang, qui signifie sac, bourse, a permis de créer les équivalents chinois d’ascidie : buchongnang (capturer-insecte-sac), sporange : baozinang (spore-sac), loge de l’anthère : huafennang (pollen-sac), sac embryonnaire : peinang (embryon-sac).

Les mots de la botanique

4En Chine, avant l’arrivée de la botanique scientifique au XIXe siècle, on trouvait un vocabulaire technique pour décrire les plantes dans les ouvrages de matière médicale, d’horticulture et les traités de peinture. Pour la fleur, on nommait généralement avec des termes spécifiques le calice, les pétales, les points jaunes (anthères et stigmates) et les filets des étamines. Ainsi, décrivant la fleur de coquelicot, Li Shizhen (1518-1593), célèbre médecin, écrivait dans sa Matière médicale classifiée (Bencao gangmu), publiée en 1596, qu’une jarre (le pistil) se trouve en son milieu et qu’elle est entourée de barbes, xu (les filets), et de points jaunes, rui (les anthères). Alexander Williamson, missionnaire anglais, et un célèbre mathématicien chinois, Li Shanlan, ni l’un ni l’autre botaniste, composèrent le premier traité de botanique moderne Zhiwuxue, Botanique, publié en 1858. Pour les diverses parties de la fleur qui, auparavant, n’étaient pas toutes précisément nommées, en particulier les éléments des organes de reproduction, ils durent créer des termes ad hoc. Ainsi, l’organe femelle, le pistil, fut-il appelé xin (cœur), son sommet, le stigmate, kou (bouche, ouverture) ; en dessous, le style fut nommé guan (tube) et l’ovaire qu’il surmonte, zifang (maison des graines), tandis que l’ovule devint peizhu (perle d’embryon). Pour l’organe mâle, l’étamine, ils reprirent le terme xu (barbe), qui désignait précédemment sa partie inférieure, le filet. Le filet devint jing (tige) ou xu zhi jing (tige de l’étamine), l’anthère, qui contient le pollen, fen (poudre, farine), fut baptisée nang  (sac) ou xu zhi nang (sac de l’étamine). Quant aux notions qui pouvaient être assimilées à la conception traditionnelle des végétaux en Chine, ils les traduisirent en reprenant simplement les termes faisant partie du vocabulaire courant, tels que racine, tige, feuille, fleur, fruit, ainsi intégrés dans ce nouvel ensemble de termes scientifiques. Ce choix terminologique apparaît d’abord fonctionnel, ayant pour but de décrire en expliquant. Il n’y avait alors en Chine aucun botaniste moderne.
Le livre fut rapidement introduit au Japon, où de jeunes savants connaissant le hollandais avaient déjà commencé depuis une trentaine d’années à présenter la botanique occidentale. Or, traduisant du hollandais, ils composaient le nouveau vocabulaire en chinois, langue savante pour les Japonais. Connaissant les textes chinois anciens sur les plantes, ils s’en étaient inspirés pour créer leur nouvelle terminologie, mais suivant une logique différente de celle des traducteurs chinois. Ainsi, la notion d’organes sexuels fut-elle traduite à l’aide du terme chinois rui, qui désignait anciennement les points jaunes (ou rouges) dans les fleurs, et qui étaient, en fait, les sommets des étamines et du pistil. Le pistil fut donc nommé d’abord xinrui, rui cœur (1822), puis rui femelle (1829), tandis que l’étamine était désignée par xurui, rui barbe (1822), puis rui mâle (1829). Le pistil, vu comme une colonne, était formé d’un “socle”, chu (ovaire), d’une “colonne de la fleur”, huazhu (style) et d’un “chapiteau”, zhutou (stigmate). Le terme chinois zifang (maison des graines), pour ovaire, fut emprunté ainsi que quelques autres termes, en particulier peizhu, pour ovule, notion qui jusqu’alors n’avait pas été bien comprise au Japon. La présence de Philipp Franz von Siebold (1796-1866) et l’enseignement qu’il put prodiguer à divers jeunes médecins japonais, dont l’un des deux premiers traducteurs, Ito Keisuke (1803-1901), qui devint le premier des botanistes modernes au Japon, fut certainement un grand stimulant. De fait, la botanique se développa rapidement, et commença dès le dernier tiers du siècle à apparaître dans le cursus universitaire. En Chine, si un enseignement rudimentaire existait à la fin du XIXe siècle dans les écoles missionnaires, la botanique en tant que science et pratique ne devait survenir qu’au début du XXe siècle (Haas, 1988), quand les premiers étudiants partis à l’étranger, dont un grand nombre au Japon, revinrent en Chine. À ce moment, l’avance prise par le Japon était telle que les botanistes chinois empruntèrent globalement le vocabulaire japonais, comme le constata, pour tous les domaines scientifiques, un témoin, Léon Wieger (1914), missionnaire jésuite : « Partant des meilleurs modèles européens ou américains, les Japonais avaient construit leurs manuels scolaires en s’aidant, à leur ordinaire, des caractères chinois. Reprenant leur bien, les Chinois transcrivirent ces manuels entiers en langue chinoise, pour les écoles de l’ère nouvelle. Des apports incessants grossirent ensuite ce premier fonds. »

Une terminologie économe

5Les quelques exemples précédemment cités permettent de se rendre compte qu’une des premières caractéristiques du vocabulaire scientifique chinois est son économie. Un nombre restreint de morphèmes (moins d’une centaine) se trouve à la base de l’ensemble de la terminologie d’un domaine. Ainsi, pour la botanique, là où en français, on trouvera l’usage de racines grecques, latines et françaises pour traduire la même notion, par exemple, phyllos, folium et feuille, anthos, flos, fleur, en chinois on utilisera le morphème ye, signifiant feuille dans le premier cas, hua signifiant fleur dans le second. D’où yezhuangzhi, “tige en forme de feuille”, pour phylloclade, huabei, “couverture de la fleur”, pour périanthe, huaxu, “disposition des fleurs”, pour inflorescence. Cette économie est d’autant plus grande que les traducteurs ne se sont pas contentés de faire des calques, mais ont pu interpréter les termes à traduire et en ont restitué le sens en partant d’autres référents. Les dénominations de diverses parties de la fleur illustrent bien ce fait : huaguan (chapeau de fleur) : corolle, huasi (fils de soie de la fleur) : filet (de l’étamine), huageng (tige de la fleur) : pédicelle, huaban (segment aplati de la fleur) : pétale... On perçoit sans doute la plus grande transparence ou lisibilité d’une telle terminologie. Un lecteur francophone non féru de grec peut rester perplexe devant un “rhizome”. Un lecteur sinisant comprendra mieux ce qu’est gen(zhuang)jing, une tige (en forme de) racine. Quant à la fleur anémophile, qui aime le vent, sans doute dans la mesure où il favorise sa pollinisation, elle a en chinois “la brise pour entremetteuse”, fengmeihua (brise-entremetteuse-fleur). Qui a pu hésiter sur le sens de monoïque et dioïque n’aurait aucun doute en lisant respectivement cixiongtongzhu (femelle-mâle-même-pied) et cixiongyizhu (femelle-mâle-différent-pied). Avec une seule enveloppe florale, comme la tulipe, une fleur est tout de même bien cachée sous “monochlamydée”, tandis qu’en chinois sa “couverture unique”, danbei, la laisse mieux deviner.
On comprend sans doute mal aujourd’hui comment, dans les deux ou trois premières décennies du vingtième siècle, il fut sérieusement envisagé en Chine même, d’abandonner l’écriture et la langue chinoises pour l’enseignement scientifique et technique au profit de langues étrangères. Ce qui frappe, en effet, quand on considère la situation de la terminologie en Chine aujourd’hui, c’est la propension et l’extraordinaire capacité à inventer des mots nouveaux, à l’exception des emprunts phonétiques, la structure de la langue rendant difficilement viables de tels emprunts. Depuis peu, la prise de conscience de cette effervescence a d’ailleurs entraîné l’apparition d’un grand nombre de dictionnaires de néologismes, phénomène tout à fait nouveau en Chine.

Le chinois, langue scientifique internationale  ?

6Alors, pourquoi s’arrêter là ? L’exemple du Japon, qui adopta l’écriture chinoise (et donc les caractères) tout en continuant à parler une langue fort différente du chinois, et créa sur ces bases un vocabulaire scientifique et technique moderne, dont une grande partie se retrouve en chinois contemporain, pourrait inciter à rêver à une langue écrite internationale, où les caractères chinois ne seraient que des images chargées de sens, dont on pourrait ne pas connaître la prononciation. Le tableau des corps simples en chinois en est un bon exemple. On voit tout de suite la nature du corps chimique, indéchiffrable par contre derrière son nom écrit alaphabétiquement. En effet, les monosyllabes qui forment cet ensemble en chinois ont été créés au fur et à mesure des découvertes, à partir de trois clés graphiques désignant métal, pierre et gaz, complétées d’un ensemble de traits ayant généralement une valeur phonétique rappelant la première syllabe du mot original (illustration 3). Joseph Needham et Lu Gwei-djen (1986, 178-182) évoquaient l’emploi possible de caractères chinois comme un excellent moyen de lever les ambiguïtés de la nomenclature binaire utilisée pour nommer plantes et animaux. Ainsi, n’y aurait-il plus de place pour le doute, que leur avait signalé André Georges Haudricourt, devant Liparis, qui désigne à la fois un genre d’orchidée et un de papillon ; dans chaque caractère composé, la clé indique un classement de facto dans une catégorie, comme herbe, arbre, coquillage, insecte (illustration 4). Il suffirait de peaufiner le système existant. Et ils concluaient : « Peut-être, dans les siècles futurs, les sciences biologiques avanceront-elles si vite que les scanners des ordinateurs acquerront un goût pour les dispositions plutôt que pour les nombres ; s’il en est ainsi, on peut concevoir qu’alors, l’écriture idéographique pourra être utile à toute l’humanité. »

Bibliographie

Viviane Alleton, L’écriture chinoise, Paris, PUF, 1971.

Viviane et Jean-Claude Alleton, Terminologie de la chimie en chinois moderne, Paris/La Haye, Mouton, 1966.

Françoise Bottéro, Sémantisme et classification dans l’écriture chinoise, les systèmes de classement des caractères par clés du Shuowen jiezi au Kangxi zidian, Paris, Institut des hautes études chinoises, Collège de France, 1996.

Jack Goody, La culture des fleurs, Paris, Seuil, 1994. Traduit de l’anglais par Pierre-Antoine Fabre.

William J. Haas, « Botany in Republican China: The Leading Role of Taxonomy », pp. 31-64, in John Z. Bowers, J. William  Hess, Nathan Sivin (ed.), Science and Medicine in Twentieth-Century China: Research and Education, Ann Arbor, Center for Chinese Studies, The University of Michigan, 1988.

Claude Hagège, Georges Métailié, Alain Peyraube, « Réforme et modernisation de la langue chinoise », pp. 190-209, in Claude Hagège, Teodor Fodor (éd.), Réforme et modernisation des langues, Hambourg, H. Buske, 1984.

Li Hui-Lin, The Garden flowers of China, New York, The Ronald Press, 1959.

Georges Métailié, « Aperçu de l’histoire du vocabulaire de la botanique au Japon : assimilation et dispersion », pp. 317-325, in Transfert de vocabulaire dans les sciences, Paris, éditions du Cnrs, 1988.

Joseph Needham, Lu Gwei-djen, Science and Civilization in China, vol. 6 :1, Botany, Cambridge, Cambridge University Press, 1986.

Léon Wieger, « Préface », pp. III-IV, in Ch. Taranzano, Vocabulaire français-chinois des sciences mathématiques, physiques et naturelles, Sien-hsien, imprimerie de la Mission catholique, 1914.

Annexes

Légendes des illustrations

1. À gauche, quelques caractères simples, à droite, des caractères composés.

2. Tableau des 214 clés d’un dictionnaire contemporain : le Dictionnaire classique de la langue chinoise, par F.S. Couvreur, Pékin, 1947.

3. Tableau des éléments. Annexe au Dictionnaire du chinois contemporain (Xiandai hanyu cidian, Pékin, 1980), composé par le bureau de lexicographie du centre de recherches linguistiques de l’Académie des Sciences sociales de Chine.
La plupart des caractères ont été créés avec la clé du métal ; en haut à droite du tableau, on en voit avec la clé du “gaz” et avec celle du “minéral” (Si, P, S, par exemple). L’eau est aussi présente, dans le brome (Br, 35), et le mercure, pour lequel on a gardé le caractère gong (Hg, 80), bien connu des anciens alchimistes.

4. De gauche à droite:
a. Une plante herbacée, he, le lotus, Nelumbo nucifera Gaertn. La clé de l’herbe se trouve à la partie supérieure du caractère.
b. Un arbre, zi, un catalpa, Catalpa ovata Don. La clé du bois se trouve à gauche.
c. Un oiseau, une grue, hong. La clé de l’oiseau se trouve à droite du caractère.
d. Un poisson, la carpe, li. La clé du poisson se trouve à gauche du caractère.

Pour citer cet article

Georges Métailié, « La brise pour entremetteuse », paru dans Alliage, n°41-42 - Décembre 1999, La brise pour entremetteuse, mis en ligne le 05 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3926.


Auteurs

Georges Métailié

Ethnobiologiste, directeur de recherche au Cnrs, Centre Alexandre-Koyré, Paris.