Alliage | n°45-46 - Décembre 2000 Dialogue transculturel 2 

Moussa Sow  : 

Les leçons transversales du boisement des Landes de Gascogne.

p. 9-19

Plan

Texte intégral

1Le projet qui permit la plantation en pins maritimes des dunes côtières de l’Atlantique, l’assainissement définitif des marais et la construction de routes dans les Landes de Gascogne fut une gigantesque entreprise qui, de la fin du XVIIIe siècle au dernier quart du XIXe, transforma progressivement mais décisivement le destin d’une partie importante des populations des actuels départements des Landes et de la Gironde. En effet, cette opération qui, au travers d’une mobilisation de considérables ressources humaines et financières, a permis l’ensemencement de huit cent quatre vingt-huit mille hectares de forêt de pins et l’assèchement de plusieurs marais landais et médoquins, a été le vecteur de transformations sociales et culturelles d’une grande envergure. La durée du projet, soit près d’un siècle, permet a posteriori de saisir le processus lent mais continu d’adaptation des populations concernées aux mutations écologiques, économiques et sociales qu’entraînait la matérialisation progressive de l’entreprise.
C’est en raison de cette fonction d’ancêtre et, d’une certaine manière, de modèle, que remplit l’opération vis‑à‑vis des actuels projets de développement, en Afrique notamment, que nous avons interrogé les archives afin de saisir les stratégies respectives de l’État, des populations et de groupes intermédiaires, comme le corps des ingénieurs, dans ce processus de mutation culturelle.
Il s’agira tout particulièrement d’évaluer l’impact de l’ouvrage sur le destin d’une commune rurale du Médoc, Vendays‑Montalive, notre principal terrain d’enquête tout au long du « programme d’ethnologie de la France par des chercheurs du Tiers‑Monde », 1983‑1984.

L’histoire du boisement des Landes

2L’une des originalités majeures de cette histoire est que le boisement, avant d’être institutionnalisé par la loi de 1857, fut, pour ainsi dire, préparé par des pratiques instituantes endogènes.
On sait, par exemple, que la culture de l’oyat (gourbet, en occitan), graminée qui fixait les dunes de mer, se pratiquait sur toute la côte du Médoc. La littérature consacrée à la plantation des pins maritimes dans les Landes et la Gironde fait remonter à 1735 les premiers essais d’ensemencement des dunes côtières les plus importants. Il est communément admis que c’est Nicolas Brémontier, ingénieur en chef des ponts-et-chaussées de la Guyenne, qui non seulement élabora de manière plus pointue les procédés techniques de fixation proposés par ses prédécesseurs, mais aussi déploya une inlassable activité pour en obtenir le financement. C’est ainsi que ayant obtenu des crédits des autorités de la Guyenne, il dirigea, à partir de 1787, des travaux importants d’ensemencement de pins maritimes dans le bassin d’Arcachon, à la Teste en particulier.
Face aux actions hostiles de certains secteurs de la population, notamment des gardeurs de bestiaux, qui n’hésitèrent parfois pas à tirer sur les gardes de semis, le préfet prit des arrêtés qui renforcèrent l’autorité de la Commission des Dunes, présidée par Nicolas Brémontier lui‑même. La loi du 25 juin 1857 donnera aux ingénieurs les moyens légaux et financiers qui leur permettront enfin d’entreprendre des travaux de plus grande envergure et de les conduire à leur terme, aux alentours de 1876. Ce survol permet de comprendre que l’idée de la fixation systématique des dunes est née des préoccupations des populations devant l’avancée des sables, qu’elle a ensuite été prise en charge et, plus systématiquement, posée et évaluée par les ingénieurs et la couche éclairée de la population, puis par l’administration régionale qui, prise dans l’engrenage des initiatives endogènes, a été obligée de prendre des mesures pour protéger les semis, puis de s’engager définitivement en faveur de la matérialisation de la fixation.
La loi de 1857, par certaines de ses dispositions, fixe les modalités techniques de mise en valeur des terres. Elle préconise en particulier les semis et la plantation de pins maritimes, et d’autres essences. Elle propose également des techniques déterminées de clayonnage pour la protection des semis. L’opération comportait aussi un volet d’assainissement des marais et de construction de routes. Les dispositions de la loi rendent compte de la bonne connaissance du terrain acquise par les ingénieurs. En particulier, elle tient compte de l’hostilité au projet d’une partie des populations et des autorités municipales, en définissant une subtile distribution des rôles entre l’État et les Communes. Mais elle charrie tous les clichés de la littérature ethnographique consacrée aux Landes de Gascogne, présentant celles‑ci comme le lieu des terres incultes et sauvages. Elle est à ce point de vue un avatar de la « mission civilisatrice » de l’État français sous Napoléon III. Cette entreprise de colonisation, c’est-à-dire de mise en valeur de terres rationnelle et au profit de l’État, se heurtera aux modèles de production et de vie séculaire des populations locales. Elle se réalisera au prix de résistances et d’adaptations parfois douloureuses des éleveurs, en particulier, et par voie de conséquence, des communes rurales, où l’élevage constituait la principale activité économique.
La forme particulière revêtue par cette opération dans la commune de Vendays-Montalivet permet de saisir, à plus petite échelle, l’impact du projet sur la vie des populations.
Aujourd’hui, sur les onze mille hectares de la superficie communale, sept mille sont recouverts par une forêt de pins. Hier, notamment avant la plantation systématique en pins des dunes côtières, le Médoc présentait un paysage de collines de sables parcourues de vallées (lèdes) et de marécages. Du côté de l’estuaire, les mattes (marais asséchés jalonnant le cours du fleuve) constituaient le paysage dominant. La commune de Vendays-Montalivet est située dans la partie occidentale, jouxtant les dunes côtières, communément appelées lèdes. C’est en raison de ces déterminants géographiques de la lède médoquine que la commune a été concernée par l’entreprise de boisement des Landes de Gascogne.
En effet, même en remontant loin dans l’histoire, on peut dire que l’histoire de la commune est d’une certaine manière l’ensemble des transformations subies par les trois élements fondamentaux de son environnement écologique, à savoir mer, lande et marais, par le fait de leur interaction, d’une part, et sous l’effet de l’intervention des hommes, d’autre part. Ainsi, la lède fut-elle longtemps le théâtre de l’avancée progressive des dunes de sable. Les récits de voyages d’Henri Masse, publiés en 1715 et 1732, témoignent de cette inexorable avancée des dunes :

 « J’ai remarqué en divers voyages que j’ai faits le long de la grande côte du Médoc que les dunes avançaient communément de dix à douze toises par an dans les terres et c’est une chose assez commune dans ce pays-là de voir changer un village de place et le porter plus loin, comme font les Tartares et les sauvages, avec cette différence que leurs maisons ne sont que des toiles que nous appelons des tentes, ou bien des cabanes ou huttes faites avec des branchages d’arbres, et que celles de ces pays-ici sont bâties, la plupart, de pierres et de bois, et toutes couvertes de tuiles, fabriquées solidement et communément grandes. J’ai vu changer de place deux ou trois fois un même village. »

3(cité par Buffault). Selon d’autres sources, il ne s’agissait pas seulement de déplacements de villages, mais aussi d’engloutissements d’églises ou de chapelles. En même temps, ces témoignages faisaient écho à une tradition orale multiséculaire de disparition de cités fabuleuses (comme Noviagamus) et de métamorphoses diverses de cette terre d’eau qu’est le Médoc (l’étymologie latine de Médoc signifie entre les eaux).
Les relations des voyageurs sur l’avancée des dunes seront relayées plus tard par le discours apocalyptique des ingénieurs qui faisaient ainsi pression sur l’administration. Brémontier lui‑même diagnostiquera que « Bordeaux pourrait être ensevelie au bout de trois ou quatre cents ans sous des dunes de la hauteur de montagnes ordinaires ». L’avancée des dunes (isolées ou en cordons) dans une terre comportant des cours d’eau a eu pour corollaire le refoulement de certaines eaux qui, devenant stagnantes, formaient des marais. Aussi, observe-t-on une chaîne de marais le long de la côte de Médoc (dont le marais de la Perge de Vendays). Une autre conséquence de la poussée des dunes fut la formation de lettes (lèdes), où paissait le bétail. Mer, lède, marais : autour de ces trois pôles naturels s’organisait la vie économique. La terre étant relativement pauvre, l’accent a été mis sur l’élevage, dans le cadre d’une polyculture à tendance autarcique. La chasse, notamment des oiseaux d’eau, et la pêche avaient également une importante fonction économique. La presqu’île qu’était le Médoc était relativement enclavée jusqu’au milieu du XIXe siècle. La bordure occidentale était la plus isolée. Aussi, «les ledons » furent‑ils blasonnés dans la littérature des voyageurs comme des demi-sauvages.

La résistance des ledons

4La transformation des particularités du cadre physique et de l’identité culturelle des populations était l’enjeu du boisement, de l’assainissement des marais et de la construction des routes. La résistance de la commune, plus maligne que vive, sera progressivement vaincue par l’acharnement souple et intelligent de l’administration et de la frange des habitants favorables au boisement.
Une réplique du conseil municipal permet de prendre la mesure des enjeux du conflit : « Le conseil municipal, quoi qu’en dise M. l’Ingénieur en chef n’est point dominé par des pâtres ou braconniers, ce n’est point une lutte de la barbarie contre la civilisation, c’est la lutte de gens pauvres et ignorants, disputant une propriété bien maigre, dont ils jouissent par titre authentique et dont ils ne peuvent se passer, à des hommes fort instruits, mais qui ne veulent pas s’apercevoir du mal qu’ils vont faire à cette commune en lui enlevant des pâturages mauvais, il est vrai, mais qui nourrissent leurs animaux, pour couvrir ce terrain d’une forêt de pins qui servirait de retraite aux loups et aux renards, mais ne profitera à personne... » En 1840, le conseil souligne « l’utilité réelle et indispensable des bois et broussailles » (les bois servant notamment d’abri aux bestiaux lors des intempéries d’hiver, et les broussailles de chauffage et de litière). Il protestait ainsi parce que l’entrepreneur des semis avait débroussaillé plus de dunes que celles concédées par la commune. Mais la même année, certains habitants demandent à la mairie l’autorisation d’ensemencer à leurs frais les dunes de la Ricarde. Le conseil hésite ; il rejette la demande, puis s’incline devant l’insistance des habitants. Ceux‑ci seront autorisés à ensemencer la dune, à jouir des éclaircissages successifs, ainsi qu’à exercer un « droit exclusif de parcours des troupeaux, jusqu’à ce que les pins aient atteint l’âge de vingt ans. »
En 1847, le conseil municipal constate, non sans exagération, que « le commerce du bois prend chaque jour de l’extension, surtout depuis les immenses forêts créées par Monsieur Mulot et Cie et les forêts de l’État, qui fournissent des quantités considérables de bois, résine, essence de térébenthine. » C’était le signe que le boisement avait généré de nouvelles ressources. À partir de cette date, le conseil adopte une ligne de conduite non plus de défiance, mais de vigilance, afin que les semis et tous les autres aménagements prévus par l’administration, se fassent au profit de la commune.
Dès lors — et aussi parce que la loi de 1857 a déjà été votée —, l’influence de l’État sur la vie de la commune sera plus manifeste : en octobre 1863, il fera obligation aux communes d’ensemencer les sables dans un délai de douze ans. En 1865, il fera ensemencer d’autorité des portions de la lède vendaysienne. À partir de 1869, les amendes pour délits de pâturage deviennent courantes. Pour la seule année 1870, des amendes sont infligées à des habitants de la commune pour les dégâts causés par deux cent quarante-sept chevaux, six cent soixante-dix  vaches, deux mille quinze brebis. La forêt s’est déjà érigée dans la lède et désormais, il sera surtout question dans les registres municipaux de cette forêt et de ses produits dérivés. Parallèlement aux travaux de finition du boisement, la construction des routes et l’assainissement des marais sont poursuivis ou discutés. II en résultera que la commune sera dotée d’un réseau routier moderne ramifié à des artères médoquines, et que ses marais seront assainis, en grande partie par les effets mêmes du boisement.

5Tel est, à grands traits, le cheminement du projet de boisement et de modernisation dans la commune de Vendays‑Montalivet. Mais il faut préciser que les archives ne donnent qu’une vision « spectrale » de l’opération parce que, selon la formule célèbre de Jeanne Favret‑Saada « le peuple [y] est davantage parlé qu’il ne parle ». On imagine du reste assez bien, sachant l’importance passée du pastoralisme dans cette commune, que le boisement y a été un facteur de bouleversement de l’ordre économique et culturel. L’évolution ultérieure de la commune montre que ses habitants ont dû reconstruire une nouvelle forme de rationalité économique, un nouvel équilibre, en s’intégrant dans la « filière bois », et en s’adonnant à une nouvelle polyculture au sein de laquelle, tendanciellement, l’élevage devient une activité secondaire.
Du reste, d’autres ruptures historiques à caractère mondial, national et régional viendront compliquer cette recherche d’équilibre. Ainsi, la première guerre mondiale, parce qu’elle a eu pour conséquence la mort à la guerre d’une partie importante des hommes en âge de travailler, a rendu caduque l’ancienne organisation du travail agraire fondée sur la division sexuelle. Il a fallu dès lors se tourner vers la plantation intensive de pins. À la fin de la guerre, la plus grande partie de la forêt avait brûlé, les moutons avaient été abattus. La viticulture est dès lors apparue comme l’activité économique la plus rentable. Mais les plants de vigne seront arrachés dans les années 1970, après la restructuration de la production vinicole en Médoc, en faveur des grands crus. Dans l’intervalle, Montalivet est devenu une importante station balnéaire et touristique. À partir de 1950, la commune avait pris une option affirmée pour le tourisme, avec l’inauguration d’un Centre hélio‑marin.
Rétrospectivement, le boisement apparaît donc comme une entreprise d’intégration économique de franges marginales à l’espace national. Il a symbolisé pour Vendays « la fin du terroir » et l’entrée de plain‑pied dans les gloires et turbulences économiques de la nation française. Et si, sur un plan technique, il fut un succès indiscutable, le boisement a été cependant l’une des formes les plus pures sécrétées par la « mission civilisatrice de la France ». C’est de ce point de vue qu’il a particulièrement attiré notre regard d’outsider car, par-delà les innombrables différences des contextes économiques, sociaux et culturels, il y avait, à l’époque du boisement, des « solidarités transversales » entre les situations respectives des landes de Gascogne et d’Afrique.

Des Landes à l’Afrique : solidarités transversales

6C’est en 1852, au moment même où les autorités communales de Vendays s’engagent davantage dans la modernisation de leur commune, que débutent le second Empire et l’expansion coloniale française, en Afrique notamment. II suffira de rappeler ici que c’est sous le second Empire que la conquête de l’Algérie sera achevée et la colonisation de peuplement intensifiée. Louis‑Napoléon Bonaparte entendait y favoriser « les grandes exploitations, l’emploi des capitaux européens en vue de vastes entreprises d’assainissement, d’irrigation, d’exploitations scientifiques. » (Georges Pradalié, 1987). En 1854, Faidherbe est nommé gouverneur du Sénégal. Ce sera la fin des comptoirs et le véritable début de la colonisation du Sénégal et de l’Afrique occidentale française. Mais ce sera aussi l’introduction de la culture de l’arachide et la création du port de Dakar.
Les landes de Gascogne eurent la particularité d’avoir été constamment pensées à l’époque comme colonies, comme pays sauvage, terre d’expérience, en leur qualité de « grand désert ». Rappelons ici deux expériences, banales de prime abord, mais qui expriment bien la systématique de l’image de colonie « exotique » attachée aux Landes.
En 1801 déjà, le préfet y avait introduit la culture de l’arachide. Malgré toutes les sollicitudes officielles pour cette culture, il fallut se résoudre à l’abandonner. Sous le premier Empire, des buffles furent expérimentés, après que les dromadaires eurent péri pour excès d’humidité. Mais ils seront massacrés par des paysans, qui virent en eux des sorciers...
Le second Empire s’est distingué par la construction de grands ouvrages qui devaient marquer la conquête des Landes, mais ici comme ailleurs, ces « bienfaits » n’iront pas sans une banalisation des cultures locales, sans la réduction du paysan landais au « sauvage » de toutes les littératures coloniales. Le boisement, parce qu’il est un ensemble d’idéologies et de pratiques « rodées » sous le second Empire peut être perçu comme un avatar des opérations par lesquelles on réalise dans le même mouvement la colonisation économique et culturelle. Ces opérations, à l’image des expéditions militaires, recouvrent des formes variées et des stratégies différentes, selon les terrains où elles s’exercent.

7En Afrique, ce sont les concessions coloniales qui se rapprochent le plus de ce type d’opérations. La Compagnie commerciale et agricole de Casamance, créée en 1890, est considérée comme l’ancêtre de ce type d’entreprise. Plus tard, le régime concessionnaire du Congo viendra systématiser les expériences coloniales à cet égard en Afrique. L’anthropologie systématique de ces opérations reste à faire, qui doit prendre place dans la problématique plus vaste de l’anthropologie des grands ouvrages, dont Michel Marié (1988) a montré non seulement la nécessité, mais aussi la « transversalité » fondamentale. C’est ainsi que, parlant des antécédents coloniaux de l’hydraulique de la région du Bas‑Rhône‑Languedoc, Michel Marié montre que la production d’un grand ouvrage, du fait de son « caractère prométhéen de conquête de l’Ouest » « mêle nécessités économiques, inventions technologiques, utopie et imaginaire social ». Il ajoute : « Il est certain que l’expérience coloniale a permis à beaucoup d’ingénieurs de prendre une autre dimension des problèmes. Ils ont été confrontés dans les colonies à des espaces beaucoup plus vastes, à des ressources peut‑être plus importantes, plus difficiles à transporter dans de très grands périmètres. De retour en France, ils ont importé une autre vision de l’aménagement. » On pourrait trouver d’autres solidarités électives et structurales entre le destin des populations d’Afrique et d’Europe au travers des mutations économiques entamées sous le second Empire et il ne fait pas de doute que leur mise en évidence, à partir des deux bouts de la chaîne, est susceptible d’apporter une vision nouvelle sur les nœuds de solidarités inattendues tissées par l’histoire.

Développement et « crime de nouveauté »

8La mise en évidence de ces nœuds de solidarités inattendues, qui sera aussi élucidation de lignes de divergences et de différences, me paraît d’ailleurs devoir être l’un des objets d’une anthropologie réciproque moderne. Mais le boisement des Landes de Gascogne donne également d’inestimables leçons sur le développement lui‑même, catégorie centrale de notre modernité.
Premièrement, on voit que le développement s’est réalisé dans un contexte de constante négociation entre deux pôles : populations et pouvoirs locaux, d’une part, pouvoirs publics centraux et techniciens, d’autre part. Ce dialogue, parce qu’il a parfois pris une tournure polémique, a permis le mûrissement graduel des ruptures cognitives locales nécessaires à la mutation des habitus. En d’autres termes, la « participation » des populations aux étapes les plus décisives du projet leur a permis de s’approprier les valeurs véhiculées par ses promoteurs institutionnels. La patine du temps, corollaire de cette volonté de dialogue, a également joué un rôle essentiel : le changement a été distillé à doses homéopathiques à trois générations de citoyens.
En employant la terminologie des actuels projets de développement en Afrique, on dira que cette opération, qui apparaissait au départ comme largement exogène — aux yeux des populations paysannes du Bas‑Médoc notamment —, a connu ici une dynamique d’appropriation endogène, au point d’être perçu, in fine, comme l’œuvre des conseils municipaux des communes, comme endogène, donc.

9Deuxièmement, le boisement des Landes a bénéficié d’une rencontre rare et optimale de facteurs favorables, que Jean Chombard de Lauwe exprime ainsi : « Le défrichement des Landes a été effectué grâce à l’abondance de la main‑d’œuvre, l’action des capitaux, l’initiative d’une équipe d’agronomes, la découverte de nouvelles techniques » (cité par Eugen Weber, La fin des terroirs, Fayard, 1984). Ni le saupoudrage, ni l’idéologie de micro‑projet n’ont prévalu ici. Aussi a‑t‑on assisté à une transformation en profondeur de l’écosystème antérieur, qui a rendu nécessaire un réajustement général de la vie économique, sociale et culturelle.
L’idéologie d’aménagement du territoire qui fondait ce projet, si elle n’a pas entièrement disparu des préoccupations des actuels gouvernements africains, a été battue en brèche, non par de nouveaux paradigmes de développement, mais par des modes passagères, comme celle de micro‑projets. Conçu au départ comme une entreprise à échelle humaine et locale, ce type de projet a été bien souvent, en pratique, un micro-saupoudrage, qui non seulement ne crée pas de véritables conditions d’un nouveau développement, mais rompt des équilibres antérieurs permettant une meilleure survie.

10Troisièmement, le développement, comme une opération par laquelle on rend consciemment obsolètes des facteurs de production et des habitus déterminés, est une violence programmée. On a vu ici l’âpreté de la résistance des éleveurs devant la disparition des pacages ancestraux symbolisée par la pathétique réplique adressé à ses autorités de tutelle par le conseil communal de Vendays : les espaces naturels jadis fonctionnels seront désormais inutiles, « abandonnés ».
Ces réactions, de par leur caractère radical et désemparé, s’apparentent à ce qu’au Moyen Âge européen, on appelait crime de nouveauté. Selon Régine Pernoud, on désigne par crime de nouvelleté

« tout ce qui vient rompre violemment, brutalement, avec le cours naturel des choses, ou leur état traditionnel, depuis le bris d’une clôture jusqu’à la dépossession d’un droit dont on avait joui paisiblement. Cette nouvelle force, cet acte rompant avec un passé qui avait fait ses preuves, on en redoute les conséquences imprévisibles... »

11Mais ici, le crime est pour ainsi dire organisé, planifié. La victime désignée est conviée à une sorte de danse de la mort et de la résurrection, qui accomplit le miracle de la transmutation de la victime en acteur et en bénéficiaire du complot initial. C’est donc un crime de nouveauté d’un genre particulier que réalise une opération de développement participative. Elle introduit de la nouveauté, en créant artificiellement un espace‑temps spécifique (celui du projet), qui permet que la « rupture maudite » se mue en rupture bénéfique.
Il y aurait donc comme une sorte d’âge de la « violence civilisée », subtile méthodologie de l’introduction de la nouveauté, qui aurait succédé au crime de nouveauté médiéval, sorte de rupture grossière, non organisée, du cours naturel des choses. Dans une telle perspective, appartiendraient à la sphère du crime de nouveauté toutes ces opérations brutales, instinctives, civilisatrices, voire exterminatrices, comme la conquête militaire et la colonisation, et pourraient être assimilées aux projets de développement moderne toutes les méthodologies douces , euthanasiques , de la dissémination raisonnée de la nouveauté et du progrès.
À vrai dire, ces deux orientations continuent à coexister dans les approches actuelles du développement qui sont tantôt logicielles tantôt matérielles, tantôt intermédaires, toutes faisant fond, cependant, sur une lutte de classement de la réalité prenant plus ou moins en compte la variable culturelle. Mais si, en termes de droits humains, le développement configuré et construit par un projet est relativement plus progressif que la rupture soudaine, n’en sommes‑nous pas revenus, par le truchement des instruments de la mondialisation actuelle, à un crime de nouveauté encore plus impromptu que le médiéval ?
Tous les analystes de la mondialisation, en particulier Marcel Gauchet (1998), André Gorz (1996), Benjamin Barber (1996), et Jean-Claude Guillebaud (2000), ont montré que nous vivons désormais dans un monde « sans délai », où l’intériorisation, l’appropriation d’une valeur extérieure par une configuration socio‑culturelle déterminée n’est plus négociable. L’ubiquité et la banalisation de la nouveauté ont été promues au rang de principes de la post‑modernité. L’idée même de crime de nouveauté est devenue absurde, et n’a aucune chance d’être prise en compte dans la charte des droits de l’homme post-moderne. C’est dire que la maîtrise de la nouveauté, radicale, impromptue et lointaine, est devenue plus problématique et plus inquiétante encore pour toutes les sociétés du monde.

Bibliographie

Pierre Buffault, Histoire des dunes maritimes de la Gascogne, éditions Delmas, 1942.

Archives départementales de la Gironde

Alain Viaut, Société et communication en Médoc, thèse ronéotypée, 1980.

Jeanne Favret-Saada, Les mots, la mort, les sorts, Paris, Gallimard, 1977.

Georges Pradalié, Le second Empire, PUF, 1987.

Michel Marié, « Pour une anthropologie des grands ouvrages, le canal de Provence » in « La technique et le reste », Annales de la recherche urbaine, n° 21, 1984, pp. 5‑33.

Eugène Weber, La fin des terroirs, Fayard, 1984.

Régine Pernoud, Lumière du Moyen Âge, Grasset, 1984.

Marcel Gauchet, La religion dans la démocratie. Parcours de la laïcité, Gallimard, 1998.

André Gorz, Misère du présent. Richesse du possible, Galilée, 1997.

R. Benjamin Barber, Démocratie forte, Desclée de Brouwer, 1997.

Jean-Claude Guillebaud, La refondation du monde, Seuil, 1999.

Pour citer cet article

Moussa Sow, « Les leçons transversales du boisement des Landes de Gascogne. », paru dans Alliage, n°45-46 - Décembre 2000, Les leçons transversales du boisement des Landes de Gascogne., mis en ligne le 03 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3826.


Auteurs

Moussa Sow

Anthropologue, sémiologue, directeur de recherche à l’Institut des sciences humaines du Mali, Bamako.