Alliage | n°45-46 - Décembre 2000 Dialogue transculturel 2 

Alain le Pichon  : 

Le regard inégal

p. 5-6

Texte intégral

1En 1987, se rassemblaient à Louvain-la-Neuve, pour y fonder Transcultura, une trentaine de chercheurs — sociologues, linguistes, anthropologues, historiens — d’écrivains et d’artistes, venus des quatre continents, qui pour la première fois, venaient confronter les savoirs et les modes de connaissance de l’homme non-européen à ceux sur lesquels la civilisation occidentale a fondé son empire. Témoigner du regard de l’autre sur l’Europe, mettre en perspective les approches, la vision réciproque que les cultures, à travers la diversité des jeux de langage, ont les unes des autres, et tenter de réduire ainsi les malentendus qui peuvent en surgir. Deux siècles après la plaisante fiction des Lettres persanes de Montesquieu et suivant les innombrables versions qui, de la littérature au cinéma, ont illustré ce genre sans jamais véritablement en sortir, nous tentions d’explorer dans la réalité d’une confrontation les voies d’une connaissance réciproque. Il est sans doute remarquable que, conformément au génie français qui l’a inventé, ce jeu soit resté, peu ou prou, dans le mode plaisant, entre les jouissances de l’imaginaire et celles de la dérision : et d’abord dérision de soi‑même, bien sûr, alibi spirituel qui peut en couvrir et en autoriser, parfois, une autre.

2Nous avons donc voulu faire du jeu une réalité. Nous l’avions déjà fait, à vrai dire, puisque durant deux ans, à la suite d’une rencontre que j’avais organisée en 1982, avec le président Senghor à l’université de Bretagne occidentale et un groupe de chercheurs sénégalais, cinq chercheurs africains et malgaches avaient procédé à l’ethnologie de différentes régions françaises. De cette action difficile et, par certains côtés, dramatique, la presse française et européenne a largement rendu compte. La brutalité de la confrontation, les nombreux malentendus qui en surgirent, entre institutions et chercheurs français d’une part, institutions et chercheurs africains d’autre part, entre eux et le public, français ou africain, entre eux et la presse, tout cela, et jusqu’à la tension extrême des débats qui conclurent, à Bamako, cette première expérience, montra que du jeu à la réalité, il y a une grande distance, celle qui donne au regard de l’autre toute sa violence.

3Mon propos n’est pas ici d’entrer dans le récit de cette expérience, mais d’en considérer les principaux traits et l’enseignement qu’on peut en tirer. Elle fit apparaître, en premier, combien la situation des chercheurs africains différait de celle des ethnologues européens sur le terrain exotique. Leur vision et leurs commentaires de la société française ne sont pas d’abord réservés, comme c’est le cas pour les anthropologues occidentaux, à leur propre culture. Ils ont pour premier destinataire et premier public, quoi qu’ils fassent, ceux-là mêmes qu’ils regardent. L’interaction qui les lie à leur objet d’étude est dès lors très différente : ce n’est précisément plus un objet, mais un sujet. Relation intersubjective, dans laquelle ils sont, intensément, exposés eux-mêmes au regard de l’autre.

4Cette relation intersubjective est sans doute la première dimension et la première caractéristique d’une anthropologie réciproque. Plus exactement, elle entraîne la contrainte d’une prise en compte de la réciprocité du regard dans la démarche anthropologique. Elle fonde, dans son principe, l’anthropologie réciproque, qu’elle différencie ainsi nettement de la démarche ethnologique classique, qui maintenait à bonne distance l’objet de l’étude afin qu’il restât un objet. Et peut-être agit-elle alors comme une stratégie de la dissuasion, rétablissant l’équilibre entre le sujet et l’objet de l’observation. Sans doute compromet-elle en partie le propos des sciences humaines, lequel est de réduire, autant que possible, l’homme, objet de connaissance, à cet état d’immobilité, de neutralité, en le soustrayant à l’effet des relations intersubjectives.

5Ce qui faisait dire à Claude Lévi-Strauss, dans sa première leçon au Collège de France sur « l’Avenir de l’éthnologie », qu’il doutait que celui‑ci fût dans une ethnologie des sociétés occidentales par des chercheurs venus « des sociétés qu’étudient les ethnologues ». Car ils ne pourraient jamais atteindre à un degré d’indifférence à l’égard des sociétés occidentales qui en permet une étude objective, celui qu’avaient atteints, dans leur statut privilégié d’homme blanc, les anthropologues occidentaux. Mais peut-être aussi la relation de réciprocité intersubjective se rapproche-t-elle de la réalité de la condition humaine, et des conditions de l’observation scientifique impliquant une interaction des positions relatives de l’observateur et de l’observé.

6Exposés à l’attention critique de ceux qu’ils observent, le seul fait de la présence de ce regard non-européen, ce contre-regard, quels qu’en soient la vision et le commentaire, la stratégie de la connaissance de l’homme s’en trouve profondément changée. Le regard anthropologique de l’Occident sur le monde, ne sera désormais plus le même.

7Extrait de Le regard inégal, Lattès, 1991.

Pour citer cet article

Alain le Pichon, « Le regard inégal », paru dans Alliage, n°45-46 - Décembre 2000, Le regard inégal, mis en ligne le 03 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3824.


Auteurs

Alain le Pichon

Université Paris-1, co-président de Transcultura, co-président de l’Université sans murs