Alliage | n°47 - Juillet 2001 Varia
Ahmed Djebbar :
Le manuscrit (retrouvé) de Saragosse
p. 67-71
Texte intégral
1Voici la trame d’une histoire vraie qui aurait peut‑être intéressé un conteur polonais puisqu’il s’agit encore une fois d’un manuscrit de Saragosse1.
C’est une histoire qui a eu de la durée, puisqu’elle a commencé à la fin du XIe siècle, avec des épisodes jusqu’au XIVe siècle et des rebondissements au XXe. Mais elle n’est pas achevée puisque certains de ses chapitres n’ont pas été retrouvés ou n’ont jamais été écrits.
Elle a eu de l’espace puisque ses épisodes ont commencé au Sud des Pyrénées et se sont poursuivis à Marrakech, au Caire, à Alep et dans des villes d’Asie Centrale, avant de connaître des rebondissements à Leyde, à Copenhague et à Istanbul.
Elle a eu enfin des personnages réels qu’aucun conteur n’a encore osé rassembler dans un même récit, puisqu’on y trouve un prince musulman du XIe siècle, un mercenaire chrétien magnifié par Corneille, un grand théologien juif du XIIe siècle, un modeste mathématicien du XIIIe siècle et un sultan de la Sublime Porte mis en scène par Racine.
C’est l’histoire d’un manuscrit qui a existé, qui a été célèbre en son temps et dont les pérégrinations, la disparition puis la réapparition relativement récente, méritent d’être contées pour que les auditeurs en tirent un enseignement et quelque humilité. Mais, venons‑en aux faits.
2Tout a commencé à Saragosse, aux confins occidentaux de l’empire, dans le palais de la dynastie des Banu Hud, en l’an 474 de l’Hégire2. Gerbert d’Aurillac, le pape de l’an Mille, était mort depuis déjà trois quarts de siècle après avoir été le premier à goûter aux délices de la nouvelle science venue d’Orient, celle qui mettait le ciel à portée de la main, grâce à la géométrie subtile des astrolabes planisphériques3. L’Europe venait à peine de sortir de sa longue hibernation et, après avoir inventé le harnais, l’assolement triennal et la ceinture de chasteté, s’était mise à rêver de grands espaces et à regarder vers l’orient de l’empire.
3En cette année 474 de l’Hégire, l’aîné de la famille des Banu Hud venait de succéder à son père à la tête du royaume de Saragosse, en prenant le titre d’al‑Mu’taman (le dépositaire de la confiance)4. Il devait avoir alors moins de trente cinq ans. Pour la première fois dans l’histoire de l’empire, un grand mathématicien devenait roi. Mais cet événement arrivait trop tôt parce qu’il allait contrarier un projet ambitieux : rédiger, pour les futurs chercheurs, une synthèse des mathématiques produites avant lui avec, à la fois, tous les outils théoriques connus et leurs applications. L’ouvrage avait déjà un titre, le Livre de la perfection. Il avait aussi un plan détaillé, et sa réalisation était très avancée puisque le premier volume consacré aux aspects théoriques et qui comprenait plus de 400 théorèmes, était presque achevé.
Al‑Mu’taman redoutait de ne pas pouvoir mener son projet jusqu’à son terme, à cause de sa nouvelle fonction et des menaces qui se précisaient. Il y avait d’abord les armées chrétiennes du Nord, dirigées par le roi de Castille Alphonse VI (1072‑1109), qui se préparaient à une grande offensive contre le pouvoir musulman de l’Espagne désormais atomisé en une vingtaine de principautés. Il y avait ensuite, son propre frère, al‑Mundhir, qui venait de lui déclarer la guerre en espérant récupérer le trône à son profit.
Et l’on raconte, mais seul Allah connaît encore la vérité, que la veille de son intronisation, al‑Mu’taman apprenait de la bouche de son médecin personnel que sa longue maladie avait résisté à tous les médicaments connus et qu’il ne lui restait pas beaucoup de temps à vivre.
Le nouveau roi prend alors une décision unique dans les annales de l’empire. Pour pouvoir se consacrer à son projet, il fait appel au plus grand chef militaire de l’armée ennemie, Rodrigo Diaz de Bivar (1043‑1099), et il le charge de protéger son royaume contre les offensives castillanes et les prétentions de son frère. Rodrigue accepte et il s’acquitte si bien de cette tâche qu’il obtient le titre honorifique d’al‑Sayyid (le Seigneur), devenu plus tard El Cid. Cela va fournir un répit de quatre ans au roi mathématicien, période pendant laquelle il va beaucoup se consacrer à son ouvrage et en rédiger des chapitres essentiels.
Puis ce fut l’année 478 de l’Hégire. L’armée de Castille assiège Tolède, l’ancienne capitale de l’Espagne wisigothique et réussit à la prendre d’assaut. Moins de six mois plus tard, le roi al‑Mu’taman succombe à la maladie sans avoir pu mettre la dernière main à l’œuvre de sa vie. C’est du moins ce que diront des témoignages tardifs, mais en est‑on vraiment sûr ?
4Le Livre de la perfection commence alors un singulier voyage. Les premières copies circulent, d’abord à Saragosse puis à Valence où un grand mathématicien, Ibn Sayyid, étudie son contenu et tente d’élaborer un chapitre nouveau en géométrie5.
Au XIIe siècle, deux jeunes étudiants, qui ne se connaissaient pas, ont eu la même passion pour le contenu du manuscrit. Le premier est Ibn Munim (m. 1228), un brillant mathématicien de la ville de Dénia. Lorsqu’il quitte l’Espagne pour s’installer définitivement à Marrakech, la capitale des Almohades, il prend avec lui une copie du manuscrit. De nouvelles copies seront faites au Maghreb et elles circuleront jusqu’au XIV siècle6.
Le second étudiant est originaire de Cordoue et n’est autre que Maïmonide (m. 1204). Dans son exil à Fès puis au Caire, il emporte avec lui une copie du manuscrit. Dans cette dernière ville, il décide d’enseigner certains chapitres du traité. C’est son élève, Joseph Ibn Aqnin de Ceuta (m. 1226) qui nous l’apprend dans son livre La médecine des âmes, qu’il a écrit en arabe et qu’il s’est ensuite contenté de transcrire en lettres hébraïques7. A la mort de Maïmonide, Ibn Aqnin quitte le Caire et s’installe à Alep, en Syrie. Il n’emporte avec lui que quelques livres, ceux du Maître et une copie du manuscrit d’al‑Mu’taman. Dans cette ville, il se lie d’amitié avec un intellectuel arabe, Ibn al‑Qifti, qui est en train de préparer un important ouvrage biobibliographique. Ils s’entretiennent de la science en Occident et de ses représentants. Ibn al‑Qifti note soigneusement les précieuses informations en particulier sur Maïmonide, sur le roi mathématicien de Saragosse et sur son livre8.
5Puis il y eut cette tragique journée de l’an 657 de l’Hégire9 où Bagdad, la capitale de l’empire a cédé, dans le feu et dans le sang, à l’invasion mongole. Ce jour‑là et ceux qui suivirent, des témoins ont cru voir les eaux du Tigre rouges du sang des victimes de toutes confessions, et les arches des ponts bouchés par l’amoncellement des livres jetés dans les eaux du fleuve.
On raconte que la veille et l’avant‑veille, des hommes d’expérience avaient eu vent, par des marchands venus de Perse, des massacres et des ravages commis dans leurs villes par les armées mongoles. Alors, ils ont rassemblé des milliers de livres, parmi les plus précieux, les ont emballés comme de vulgaires marchandises et les ont confiés à des caravaniers de passage. On raconte aussi que parmi ces livres il y avait le manuscrit de Saragosse qui prit la direction de Maragha, en Asie centrale.
C’est dans cette ville où, après avoir longtemps saccagé et brûlé, le pouvoir mongol a fait construire l’un des plus imposants et des plus prestigieux observatoires de toute l’histoire de l’empire. Et c’est dans cette ville qu’arrive, un jour, un jeune étudiant d’Anatolie avide de science et de philosophie. Il découvre une copie du manuscrit de Saragosse, se passionne pour son contenu et, pour le sauver de l’oubli, il décide d’en faire une nouvelle rédaction qu’il intitulera plus tard La complétion mathématique. On raconte que, pour être sûr de voir l’ouvrage de son professeur résister au temps, un de ses élèves, devenu un puissant personnage de l’État ottoman, aurait déposé une copie dans la bibliothèque du sultan Bayazid 1er (1389‑1402).
6Puis le vent de la décadence s’est mis à souffler et les grands foyers scientifiques de l’empire ont vu, l’un après l’autre, leurs activités ralentir et parfois s’arrêter. Alors, comme beaucoup d’autres ouvrages scientifiques majeurs, le manuscrit de Saragosse a cessé d’être copié et, pendant cinq siècles, personne n’en a évoqué le contenu, jusqu’à cette année 1927 où un historien des sciences américain s’est interrogé sur l’existence réelle du manuscrit10.
À partir de là les évènements vont s’accélérer : en 1984, à l’occasion d’un colloque international, les premières informations sur le contenu du manuscrit de Saragosse sont présentées11. En 1986, la découverte d’une grande partie de l’ouvrage est annoncée dans une revue internationale. Des fragments anonymes et incomplets étaient conservés à Leyde et à Copenhague, à Damas et au Caire12. En 1997, la même revue internationale annonce la découverte, dans la bibliothèque du Musée militaire d’Istanbul, d’une copie de la nouvelle rédaction, celle précisément qui avait appartenu à la bibliothèque de Bayazid 1er13.
C’est là le dernier épisode connu de la longue histoire du manuscrit de Saragosse.
Pour le reste, Allah seul connaît encore la vérité que dévoilera peut‑être un jour quelque chercheur obstiné.
En attendant, le palais d’al‑Mu’taman continuera à résister aux assauts farouches du Cerzio, ce vent redoutable de la vallée de l’Èbre. Ses chambres et ses vestibules continueront à garder les secrets d’un roi qui fut si peu attentif aux affaires de son royaume mais si préoccupé par le destin de la science.
Notes de bas de page numériques
1 J. Potocki, Manuscrit trouvé à Saragosse, Paris, lère édition, Librairie José Corti, 1989 ; nouvelle édition, Paris, Classiques de poche, 1992.
2 Qui correspond à l’année 1081 de l’ère chrétienne.
3 Voir M.-A. Sinaceur, « Un écho de Gerbert », Alliage n° 24-25 (automne-hiver 1995), pp. 54-59.
4 Sur l’histoire de cette dynastie, voir A. Turk, El Reino de Zaragoza, Madrid, 1978.
5 A. Djebbar, « Abu Bair Ibn Bajja et les Mathématiques de son temps », In Études Philosophiques et Sociologiques dédiées à Jamal ed‑Dine Alaoui, Publications de l’Université de Fès, Département de Philosophie, Sociologie et Psychologie, n° spécial 14, Fès, Infoprint, 1998, pp. 5‑26.
6 Ibn Munim cite le livre d’al‑Mu’taman à plusieurs endroits de son livre Fiqh al‑hisab [La science du calcul]. Après lui, les mathématiciens Ibn al‑Banna (m. 1321) et Ibn Haydur (m. 1413), se réfèrent également à certaines de ses propositions. Voir A. Djebbar, « Al‑Isham ar‑riyyadi li l-Mu’taman wa ta’thiruhu fi l‑Maghrib » [« La contribution mathématique d’al‑Mu’taman et son influence au Maghreb »], Colloque maghrébin de Bayt al‑Hikma sur Le patrimoine scientifique arabe (Carthage, 14‑15 février 1986), publié dans Tarikh al‑ulum inda l‑Arab [L’histoire des sciences chez les Arabes], Carthage, Bayt al‑Hikma, 1990, pp. 21‑42.
7 M. Gudemann, Das Jüdische Unterrichteswesen wärend der Spanisch‑Arabischen Periode, Première édition, Vienne, 1873 ; réimpression, Amsterdam Philo Press, 1968, p. 28.
8 Ibn al‑Qifti, Ikhbar al‑ulama’ bi akhbar al‑hukama [Livre qui informe les savants sur la vie des sages], Lippert (édit.), Leipzig, 1903 ; Beyrouth, Dar al‑athar, non datée, pp. 206‑208, 209‑210.
9 Qui correspond à l’année 1258 de l’ère chrétienne.
10 G. Sarton, Introduction to the History of Science, From Homer to Omar Khayyam, Baltimore, Williams & Wilkins Cy, 1927, volume I, p. 759.
11 A. Djebbar, « Deux mathématiciens peu connus de l’Espagne du Xle siècle : al‑Mu’taman et Ibn Sayyid », Colloque International Les Mathématiques autour de la Méditerranée jusqu’au XVIIe siècle, Marseille‑Luminy, 16‑21 avril 1984, in M. Folkerts et J.P. Hogendijk (édit.), Vestigia Mathematica, Studies in medieval and early modern mathematics in honour of H. L. L. Busard, Amsterdam‑Atlanta, 1993, pp. 79‑91 ; A. Djebbar, « Les livres arithmétiques des Eléments d’Euclide dans une rédaction du XIe siècle : le Kitab al‑istikmal d’al‑Mu’taman », Lull, Saragosse, vol. 22, n° 45 (1999), pp. 589‑653.
12 J.‑P. Hogendijk, « Discovery of an 11th Century Geometrical Compilation: The Istikmal of Yusuf al‑Mu’taman Ibn Hud, King of Saragossa », Historia Mathematica n° 13, 43‑52 ; J.‑P. Hogendijk, « The Geometrical Part of the Istikmal of Yusuf al‑Mu’taman Ibn Hud (11th century), An Analytical Table of Contents », Archives Internationales d’Histoire des sciences vol. 41,n° 127 (1991), p. 207‑281.
13 A. Djebbar, « La rédaction de l’Istikmal d’al‑Mu’taman (XIe s.) par Ibn Sartaq, un mathématicien des XIIIe-XIVe siècles », Historia Mathematica, n° 24 (1997), pp. 185‑192.
Pour citer cet article
Ahmed Djebbar, « Le manuscrit (retrouvé) de Saragosse », paru dans Alliage, n°47 - Juillet 2001, Le manuscrit (retrouvé) de Saragosse, mis en ligne le 31 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3812.
Auteurs
Historien des sciences, professeur à l’université Paris-Sud (Orsay) ; auteur (avec Jean Rosmorduc) de Une histoire de la science arabe, Seuil (Points-Sciences), 2001.