Alliage | n°48-49 - Septembre 2001 Pour une nouvelle culture du risque 

Michel Tibon-Cornillot  : 

Les champs de l’expérimentation

Remarques sur la frontière séparant les laboratoires et les espaces sociaux
p. 159-170

Plan

Texte intégral

1La notion d’essai au champ appelle son corollaire, celle d’essai en milieu confiné, ces deux expressions indiquant à la fois une continuité marquée par le thème de l’essai(aussi appelé expérimentation) et une différence, celle qui sépare l’espace des champs, c’est-à-dire l’espace social ouvert, de l’espace confiné. Je voudrais montrer que les expressions balisant cette rencontre renvoient en amont à des distinctions importantes, à des frontières et des transgressions de ces frontières qui se trouvent au cœur des problématiques abordées.
Je vais tout d’abord approfondir les concepts de au champ et de confinement, en les réintégrant dans une distinction plus profonde, celle qui sépare l’espace clos des laboratoires et les espaces sociaux, les espaces-mondes, ceux de la cité. Cette frontière a une histoire qu’il faut réintégrer dans notre travail.
J’examinerai ensuite le concept d’essai au champ ou expérimentation au champ. La notion d’expérimentation concerne très directement l’une des activités les plus importantes des laboratoires, ces espaces clos. Parler alors d’expérimentations au champ veut dire que cette activité expérimentale est exportée vers les champs, vers la campagne, bref, vers les espaces sociaux. Une autre question centrale qui traverse l’histoire des sciences et des techniques fait alors retour parmi nous, celle de la transgression de cette frontière séparant les espaces-laboratoires et les espaces-mondes.
Je voudrais enfin revenir au contexte très précis de la génétique moléculaire dans sa dimension pratique, dominée par un ensemble de techniques simples et peu coûteuses, celles du génie génétique, à l’origine de la fabrication des organismes génétiquement modifiés (OGM). À l’intersection de savoir-faire techniques brillants et d’une conceptualisation encore peu développée, se sont mises en place des sortes de court circuits liant quasi immédiatement des laboratoires de recherche et des industriels. Par bien des aspects, la transgression de la frontière entre espace public et espace clos que représentent selon nous les essais au champ est contaminée par de puissantes logiques économiques.

Constitution de la frontière séparant l’homogénéité et la clôture des espaces laboratoires et le polymorphisme ouvert des espaces sociaux

2Le couple de notions essai au champ - essai en milieu confiné est interprété le plus souvent dans un contexte marqué par des questions de sécurité. Le confinement permettrait en quelque sorte d’éviter des catastrophes. Disons tout de suite que cette interprétation reste encore superficielle, même si elle rend compte de certains aspects du rôle de la clôture du laboratoire. La distinction proposée entre ces deux types d’espaces expérimentaux renvoie en réalité à une distinction bien plus ancienne, dont les origines s’enracinent dans la naissance des sciences modernes, il y a plus de quatre siècles. Pour des raisons essentielles, tenant au statut même des mathématiques et du monde sensible, les premiers fondateurs de ces nouveaux types de connaissances, et particulièrement Galilée, furent amenés à construire des espaces clos, soigneusement séparés du reste du monde environnant, espaces qui donnèrent naissance aux laboratoires. Quelques brefs rappels permettent de suivre cette constitution ; ils peuvent nous éclairer.

Les laboratoires comme chantier de construction d’un monde nouveau

3Les fondateurs des sciences modernes, Galilée, Marin Mersenne, Descartes, Pascal, Gassendi ont considéré que les mathématiques étaient en même temps le langage fondamental de la connaissance, davantage, qu’elles formaient la structure même du réel. Ce statut fondamental donné aux mathématiques ne concerne pas seulement la certitude de leurs démonstrations, mais aussi le fait qu’elles constituent le substrat de la Nature, du réel. Par un retour sur lui-même, chacun peut, selon Galilée, « retrouver l’exercice de son entendement et découvrir en sa mémoire les fondements de la connaissance du réel, l’alphabet, c’est-à-dire les éléments du langage — du langage mathématique — que parle la nature créée par Dieu ».1
Mais ces pères fondateurs n’en sont jamais restés à ce constat, à l’énoncé de ces grandes affirmations. Galilée, par exemple, l’un des plus actifs, celui qui a aussi l’esprit le plus pratique, est assuré de posséder la clé mathématique du réel, mais ne se contente pas d’une reconstruction théorique du monde. Il lui faut aussi rendre compte du monde sensible, le monde physique, rendre compte de la complexité de ses mouvements, de l’incroyable diversité de ses formes.

4Il s’agit de retrouver l’essence mathématique de la nature à travers le chaos des impressions, l’entrechoquement des choses, « la cohue des phénomènes ». Tel est le nouveau programme que doit suivre la recherche de la vérité. Mais là, précisément, commencent les difficultés, ainsi que l’avaient prévu les adversaires de Galilée. C’est pourquoi Galilée fait dire à Simplicio, le personnage des Dialogues représentant ses adversaires aristotéliciens que « toutes ces subtilités mathématiques sont vraies ou abstraites, mais, appliquées à la matière sensible et physique, elles ne répondent à rien ».2 La matière terrestre ne concrétise jamais des formes géométriques précises. Dans le monde réel, il n’y a ni droites, ni plans, ni triangles, ni sphères, on ne peut donc appliquer à l’étude du monde physique les lois de la géométrie. Si l’on reste malgré tout fidèle à l’hypothèse fondatrice qui installe les mathématiques en position centrale, on peut maintenir le principe selon lequel le réel est, en dernière instance, mathématique, et admettre que les êtres physiques imitent plus ou moins bien les êtres géométriques. Mais l’on se heurte à une autre difficulté insoluble, dans la mesure où, n’ayant aucun moyen d’évaluer l’écart séparant figures géométriques et figures réelles, on ne saurait prétendre de cette manière avoir accès à une vraie connaissance du réel. Galilée, alias Simplicio, reprend alors à son compte la critique profonde que font les aristotéliciens à ceux qui croient pouvoir approcher mathématiquement le monde physique : il est impossible, à l’aide de raisonnements mathématiques précis, rigides, simplificateurs, de rendre compte de la réalité multiple, imprécise, ondoyante, du monde physique.

5Pour sortir de ce cercle vicieux, Galilée invente une solution qui tiendra un rôle éminent dans le développement des sciences modernes. Il renvoie dos à dos ceux qui se contentent d’affirmer interminablement le rôle éminent des mathématiques, et ceux qui leur refusent cette prééminence. Refusant le caractère purement abstrait des mathématiques, Galilée va les révéler à tous en les incarnant à travers des phénomènes construits à partir d’elles, les expériences. Tel est donc le sens le plus profond de l’expérimentation, l’origine des laboratoires.
Pour Galilée, les mathématiques précèdent l’expérimentation, mais n’en permettent pas l’économie, car c’est elle qui va les incarner. Le langage et la méthode utilisés ne viennent pas de l’expérience, mais en sont la condition préalable : ils la constituent. Profondément, l’expérimentation se fonde en réalité sur un changement « métaphysique » du regard sur le monde. Elle est non seulement construite à partir de la théorie, mais aussi sommée de révéler la justesse des conceptions qui ont inspiré sa fabrication. L’activité expérimentale introduit dans le monde sensible une présence nouvelle, des objets et des mouvements dont l’être est non seulement rationnel, mais aussi perceptible, concret.
Le pas qu’il franchit en construisant sa célèbre expérience sur « la chute des graves » révèle alors de façon éclatante l’entrée dans un monde bien réel, mais encore confus, des premiers objets, à la fois concrets et intelligibles, des premiers phénomènes rationnels et réels. Écoutons plutôt Galilée en train de la décrire :

« Dans l’épaisseur d’une règle, c’est-à-dire d’une planche de bois longue de douze coudées environ, large d’une demi-coudée et épaisse de trois doigts, on a creusé un canal large d’un peu plus d’un doigt. On l’a tracé très droit et, pour qu’il soit bien poli et bien lisse, on l’a recouvert ultérieurement d’une feuille de parchemin aussi lustrée que possible. On faisait descendre dans le canal une bille de bronze très dure, bien ronde et bien polie... On laissait descendre, comme je l’ai dit, la bille par le canal et l’on notait, de la même manière que je vais dire, la durée de toutes les courses ; on répétait le même essai de nombreuses fois pour bien s’assurer de la valeur de cette durée... Cette opération faite et établie avec précision, nous fîmes descendre la même bille sur le quart seulement de la longueur du canal : la durée de la chute mesurée se trouva toujours égale à la moitié de l’autre... les durées de la chute sur les plans diversement inclinés étaient conformes à la proportion que leur assignaient les démonstrations. »3

6L’expérience est construite afin d’incarner une démonstration, une loi, celle de la chute des « graves ». La première invention consiste à substituer à l’étude des corps en chute libre, presque impossible à mesurer, leur chute sur un plan incliné. De plus, les conditions fondamentales de l’expérience sont constituées à partir de l’impératif des mesures théoriques. Les éléments de l’expérience, sphère, plan, mesure des angles et de la durée, doivent être fabriqués de toute pièce et, pour cela, les artisans sont contraints de les fabriquer en fonction de modèles géométriques qu’ils doivent incarner au mieux. C’est enfin l’organisation des chutes, l’échelle des distances parcourues, la mesure des angles entre les plans horizontaux et inclinés qui déterminent l’ensemble du dispositif. La structure expérimentale ainsi créée et disposée sur un coin du bureau de Galilée peut, à ce prix, confirmer la justesse de lois dont on avait prévu auparavant l’expression mathématique : « L’expérience ayant été répétée cent fois, toujours les espaces parcourus se sont trouvés dans les rapports des carrés des temps et cela quelle que fût l’inclination du plan. »4
Cette partie de la table où l’on a placé l’ensemble articulé des plans soigneusement polis, où l’on fait rouler des sphères bien rondes, est l’ancêtre des laboratoires. C’est en effet dans l’espace réservé des laboratoires que l’on va construire les expériences, utiliser les instruments qui sont autant de théories concrétisées, en un mot, que l’on va substituer progressivement au monde des expériences chatoyantes, confuses, insaisissables de la vie quotidienne, un ensemble d’objets et d’événements reconstruits selon les principes de l’intelligibilité mathématique.

Des espaces clos aux espaces-mondes : la reconstruction générale du monde

7Galilée introduit dans un monde chaotique une nouvelle lignée de phénomènes et d’êtres intelligibles, présentant dans le monde sensible les premières créations transparentes aux intelligibilités mathématiques. Il inaugure une nouvelle histoire, où se constitue et se développe un nouveau monde reconstruit à partir des débris de l’ancien. II ouvre ainsi l’immense chantier des hommes d’Occident qui, des petits laboratoires soigneusement clôturés, passeront à d’autres espaces rationnels, ceux des usines, par exemple, là où travail rationalisé et machines mécaniques, réduiront et transformeront à grande échelle les matériaux naturels et diffuseront à l’échelle planétaire les objets techniques. Et cette circulation, en ronds concentriques toujours plus larges et plus serrés, formera à son tour une nouvelle nature reconstruite, artificielle, toujours plus rationnelle. Cette première expérience construite, fondant l’espace réservé des laboratoires, met en branle un mouvement synergique complexe où les réalisations scientifiques sortant des laboratoires, se transfèrent à l’industrie. Celle-ci, à son tour, en propage les retombées dans la vie sociale des hommes. De ce processus, surgira peu à peu et se mettra en place un nouveau monde, le nôtre.
La formation de la raison scientifique comprend à la fois ce versant spéculatif déjà évoqué, la mise en place de nouvelles approches, l’importance accordée aux quantifications, et un versant pratique, celui que révèle l’expérimentation et à propos duquel se développent régulièrement de nombreux contresens. L’expérimentation n’est pas d’abord vérification mais institution, construction d’une nouvelle réalité. À travers la place éminente tenue par l’expérimentation et les laboratoires, d’expériences en expériences, de laboratoires en laboratoires, se manifeste l’existence de cet autre versant de la raison moderne, son aspect militant et activiste. Galilée ne s’est pas contenté d’affirmer l’homogénéité des mathématiques et de la nature ; en introduisant les premières expériences construites, il s’est donné les moyens de vérifier cette affirmation centrale grâce à des instruments et des expériences rationnels produisant à leur tour des phénomènes nouveaux, intelligibles. Il fut le premier qui tenta de substituer au monde de l’expérience sensible, un autre monde. Ce nouveau monde, en se développant, s’est complexifié, mais doit rester, en droit, perméable au travail de la raison. Pour cela, il ne doit plus détenir la moindre parcelle de résidus irrationnels. C’est à ce prix que la naissance, la croissance de ce nouveau monde construit peuvent incarner l’hypothèse initiale et la faire sortir du ciel des vœux pieux.

8La raison militante est la face active de la raison, indissolublement liée à son versant spéculatif, créant pour elle un monde de moins en moins opaque à son projet de transparence. Dans ce contexte, la raison observante moderne peut participer à l’édification du chantier interminable où se construit un autre monde plein de sens, un monde incarnant peu à peu un ordre autonome à travers l’expérimentation scientifique, à travers les réseaux des laboratoires et des usines. Passons alors à la limite : ne s’agit-il pas de substituer au monde initial donné un autre monde, rendu perméable au travail de la mathématisation ? La rationalité à l’œuvre dans les sciences modernes aurait donc deux versants, un versant spéculatif, théorique, et un versant activiste, militant, ayant pour objectif de reconstruire la nature afin qu’elle devienne diaphane, transparente à l’œil de la raison spéculative.

Extension et transgression de la frontière espaces clos des laboratoires-espaces sociaux ouverts

Circulation et blocage entre les espaces laboratoires et les espaces sociaux

9Les quelques rappels que l’on vient de proposer permettent de mieux situer la distinction entre les espaces au champ et les espaces confinés. La constitution de ces espaces et de la frontière qui les sépare s’inscrit d’abord dans l’une des structures les plus représentatives des sciences modernes, la fondation des laboratoires. Mais l’histoire de la constitution de cette frontière est en même temps l’histoire de ses transgressions. Jamais, depuis la fondation des sciences modernes, ses adeptes ne se sont contentés de leur travail en laboratoire. Animés par un ardent prosélytisme, les scientifiques ont participé de façon active et permanente au travail de rationalisation des formes sociales, de la production industrielle, des armements, de la médecine, en fonction du grand projet de numérisation et de transformation du monde. Descartes, déjà, avait exprimé cette vocation active de la rationalité nouvelle : « Au lieu de cette philosophie spéculative qu’on enseigne dans les écoles, on en peut trouver une pratique par laquelle, connaissant la force et les actions du feu, de l’eau, de l’air, des astres, des cieux et tous les autres corps qui nous environnent, aussi distinctement que nous connaissons les divers métiers de nos artisans, nous les pourrions employer en même façon à tous les usages auxquels ils nous sont propres, et ainsi, nous rendre comme maîtres et possesseurs de la nature. »5

10Cette volonté transformatrice, qui anime ce que l’on a appelé raison militante, s’est heurtée et se heurte encore maintenant à d’importantes résistances. Ces résistances peuvent avoir pour origine des incompatibilités structurelles liées à des approches complètement différentes. Il semble que ce soit le cas en ce qui concerne les rapports entre sciences et religions. Ces résistances peuvent aussi trouver leur origine dans des comportements arrogants ou peu pédagogiques de la part des détenteurs de la rationalité scientifique. Mais plus souvent, les réticences, les rejets des approches scientifiques ont pour origine des transgressions graves de la frontière séparant les espaces clos des laboratoires et les espaces-mondes. La situation créée par l’industrialisation est à cet égard révélatrice. L’implication totale des agents qui inaugurèrent et développèrent l’industrialisation a trouvé ses justifications les plus profondes dans la recherche du progrès des sciences et des techniques. L’extrême violence sociale qui en résulta en Europe et dans les colonies fut à l’origine de très profondes remises en cause du projet des sciences modernes et marqua de manière irréversible les rapports sociaux entre les populations laborieuses et les gens des laboratoires. La construction dans les espaces publics et sociaux, de locaux industriels spécialisés où pouvaient se mettre en place la rationalité du travail, la division des tâches, a correspondu à un grand moment de cette transgression des frontières entre les deux types d’espaces. Ce projet ne put se mettre en place qu’avec l’aide de nombreux acteurs sociaux, policiers, médecins, pédagogues.

11On peut aussi suivre la trace des franchissements de cette frontière dans l’ensemble des questions concernant les armements et les guerres modernes. La première guerre mondiale peut être considérée comme l’un des grands moments au cours duquel les populations furent amenées à connaître « expérimentalement » le déploiement des nouvelles armes issues des progrès de la chimie, de la physique, des planifications des transports, etc. (en France, la moitié des adultes mâles âgés de 18 à 55 ans fut tuée, blessée, ou gazée). Mais le mouvement de ces transgressions se manifeste en permanence, ainsi qu’on peut l’observer dans le cas de l’eugénisme, où il s’agit d’appliquer à l’ensemble de la population des procédures sélectives issues de la génétique. En règle générale, ces transgressions deviennent plus fréquentes lorsque les conditions sociales et politiques se dégradent, ou que les réglementations juridiques et leurs applications deviennent moins contraignantes. C’est alors qu’apparaissent les multiples formes d’expérimentations sur l’homme qui sont autant de tentations pour les chercheurs. Il faut bien reconnaître que les XIXe et XXe siècles sont marqués par ce type de violence de masse au cours desquelles des populations entières deviennent des réserves d’organismes de laboratoires sur quoi il est possible de pratiquer des expérimentations scientifiques.
Les histoires de la médecine, de la génétique, de la neuro-physiologie du cerveau, mais aussi celle de la physique théorique et de sa participation à la mise au point des armements nucléaires, pour ne citer que ces disciplines, ne peuvent faire l’impasse sur les nombreuses situations où furent appliquées des approches de laboratoire à des régions et des peuples entiers, afin de mettre au point des performances scientifiques et techniques. Ainsi voit-on par ces quelques évocations que le statut de la frontière séparant les espaces clos des laboratoires et les espaces publics doit être rappelé et précisé et que la question cruciale du franchissement de cette frontière est au cœur des inquiétudes et des tentatives de régulation dans nos sociétés. Ce sont précisément les mêmes questions qui doivent être prises en compte si l’on veut étudier et approfondir le problème actuel des essais au champ.  

L’ambiguïté du concept d’essai au champ appelé aussi expérimentation au champ

12Une dernière remarque s’impose qui concerne la désignation même d’essai au champ. Mais cette fois, ce n’est plus le concept d’espace au champ que nous interrogeons, mais celui des essais pratiqués dans ces champs. L’utilisation indifférenciée des termes d’essais ou d’expérimentation telle qu’on peut la lire dans les textes ministériels de travail révèle bien la situation qui est au cœur de ces réflexions, dans la mesure où le terme d’expérimentation renvoie aux espaces des laboratoires. Quel est alors le statut de ces expérimentations au champ, c’est-à-dire de ces expérimentations de laboratoire pratiquées dans des espaces sociaux ? Au nom de quelle rationalité se fait cette extension vers des espaces sociaux ouverts ? Ne s’agit-il en ce cas que d’une manifestation parmi d’autres de ce prosélytisme incitant certains chercheurs à franchir imprudemment une frontière stratégique, ou faut-il y lire l’expression d’alliances plus efficaces et plus profondes entre ceux-ci et des acteurs économiques et financiers ? Je vais donc examiner ce dernier point dans le contexte de la fabrication des organismes génétiquement modifiés.

La spécificité des frontières et de leurs transgressions dans le cas des OGM

Vers un changement d’échelle des risques en biologie 

Anticipation technique et affaiblissement conceptuel

13La question du clonage des mammifères va me permettre d’introduire une première remarque. La clarté des schémas présentant les étapes principales de la fabrication de la brebis Dolly ne doit pas faire illusion : ces schémas ne sauraient rendre compte de l’essentiel, à savoir l’importance déterminante de la part technique dans la réussite du projet de clonage des mammifères. Ainsi, à propos des veaux clonés par le laboratoire Advenced Cell Technology,6 veaux présentant des cellules rajeunies par rapport à l’âge des cellules de fibroblastes dont on a extrait le noyau pour l’introduire dans des ovules dénoyautés, Ian Wilmut, le père de Dolly, rapporte : « Ce résultat est une surprise, mais le plus incroyable, c’est notre incompréhension des mécanismes moléculaires du clonage. »7

14Cet aspect technique intuitif, manipulateur, qui précède sans cesse le mouvement des concepts et lui ouvre des voies nouvelles, se lit aussi très bien dans la découverte et le développement des techniques du génie génétique.8 Lorsque l’étude conceptuelle des phénomènes organiques trouve ses limites face à leur trop grande complexité, et ce stade est rapidement atteint, le relais est pris par l’ingénierie génétique. La présence permanente, en génétique, d’une masse d’opérations non théorisées, manifeste le rôle tenu par cette part technique au sein du mixte scientifico-technique, part sans cesse déniée, toujours présente.

15L’autonomie et la fécondité des techniques biologiques mises en oeuvre dans le cadre du génie génétique, ou en embryologie, s’inscrivent d’autre part dans un contexte spécifique, leurs faibles coûts, sans comparaison avec ceux que l’on trouve dans le contexte des appareils complexes de la physique corpusculaire. Dans de nombreuses études sur des organismes simples ou sur des lignées cellulaires, le matériel de base est abondant et peut être reproduit par de nombreuses techniques de mise en culture ou d’expression.
L’omniprésence de la créativité technique, les investissements économiques modérés permettant sa mise en œuvre, et surtout la réduction croissante des crédits consacrés à la recherche fondamentale sont à l’origine du développement des performances réalisées en génétique et en embryologie et de leur diffusion hors du cadre classique de la recherche, vers les grands groupes agro-alimentaires ou pharmaceutiques.
Ce décalage entre la fabrication technique et l’explicitation scientifique introduit des infléchissements importants dans les rapports entre les deux versants formant le mixte scientifico-technique, et suscite au moins deux remarques, la première concernant l’entrée en masse des capitaux financiers au sein de la recherche, la deuxième introduisant des facteurs de risques très importants dans la mise en place des performances biomédicales contemporaines.

Un premier court-circuit : des laboratoires à l’industrie    

16Le premier aspect concerne l’appropriation financière des organismes vivants dans un processus qui tente d’allier rentabilité financière et fécondité biologique. L’un des aspects remarquables des développements biomédicaux contemporains tient à leur réalisation et leur diffusion, qui s’effectuent de façon privilégiée dans les laboratoires, privés ou publics asservis aux logiques économiques et aux chaînes de production des entreprises. Dans le cas exemplaire du génie génétique, les modifications des organismes bactériens, végétaux et animaux et les dépôts de brevets instituant des antériorités techniques et financières, s’inscrivent dans ce mouvement d’appropriation financière des organismes vivants. Cette diffusion par déplacement (ou colonisation) de la sphère publique des savoirs vers les acteurs financiers et industriels est rendue possible grâce à la mise en place de dispositifs techniques peu coûteux et très efficaces et à l’impasse faite sur la recherche fondamentale, qui engendre les dépenses les plus importantes et les risques les plus grands. Les orientations de la recherche et de l’industrie s’organisent alors autour d’une sorte de court-circuit liant immédiatement des savoir-faire techniques hautement efficaces, peu conceptualisés, et des intérêts industriels et financiers.

Un deuxième court-circuit : la diffusion industrielle de produits mal connus

17 L’entrée massive des logiques industrielles inscrit les performances génétiques et embryologiques dans le contexte général des liens unissant les développements des sciences et des techniques biologiques à la production industrielle. Un nouveau type de court-circuit reprend alors immédiatement les résultats techniques de la recherche dans le contexte de la production industrielle chargée de les diffuser à l’ensemble des acteurs du marché économique. On peut repérer ce mouvement dans des contextes aussi différents de ceux concernant la production industrielle de vaccins, de médicaments, ou celui des organismes génétiquement modifiés. Dans chacun de ces contextes, des réalisations techniques mal conceptualisées sont mises en contact avec des centaines de milliers, voire des dizaines de millions de personnes.

Les changements d’échelle et la montée en puissance des risques

18L’histoire des microbes et des virus révèle que l’isolement des éléments infectieux s’est fait bien après que leurs effets eurent été constatés dans des substances qui avaient été produites et fabriquées en vue de diverses finalités. Les premiers virus repérés à la fin du XIXe siècle ne purent l’être qu’en transgressant les certitudes existantes, à savoir qu’aucun agent infectieux ne pouvait exister en dehors des microbes et encore moins, qu’il puisse être non-vivant et avoir pourtant une activité au sein du métabolisme cellulaire. L’étude des agents infectieux, micro-biologiques et viraux, l’histoire de leur détection, manifestent régulièrement le décalage séparant leur présence indirecte sous forme de perturbations diverses, l’incapacité à concevoir leur mode d’action et leur configuration, la mise en place d’hypothèses concernant leur éventuelle existence, et enfin, leur détection grâce à des méthodes adaptées. En ce sens, la détection de contaminants de plus en plus complexes, de plus en plus insaisissables, suit le même chemin que toute la recherche scientifique, celui que Bachelard résuma si bien : l’optique intelligible précède sans cesse l’optique matérielle.
C’est à l’intersection de ces trois chaînes causales que se situent, si l’on y prend garde, le caractère inéluctable des contaminations et la croissance inexorable des risques. Des produits ou des modifications des organismes sont fabriqués en laboratoire à partir de savoir-faire essentiellement techniques (série a). Ils sont introduits sur le marché mondial et fabriqués industriellement à grande échelle (série b). La méconnaissance des composants du produit ou des interactions liées aux modifications des organismes vivants peut laisser la place à des agents infectieux non encore connus au moment de la fabrication de la substance ou à des interférences imprévues dans le cas des organismes modifiés (série c).

19Cette convergence fait apparaître une situation nouvelle, caractérisée par un changement d’échelle qui, à son tour provoque des modifications qualitatives des risques encourus. Il n’est plus possible de se limiter à des approches fondées sur des répartitions gaussiennes9 des données collectées. Ces analyses, qui tentent de tracer quelques orientations prédictives à partir d’un traitement quantitatif de données déjà advenues, sont nécessaires mais pas suffisantes. Elles ne peuvent rendre compte d’événements singuliers créés par la bio-industrie, liant directement des productions de laboratoires aux ateliers industriels de fabrication, c’est-à-dire mettant en contact des produits ou des organismes modifiés, mal contrôlés, avec des populations considérables. Ce changement d’échelle est à l’origine de situations nouvelles, à la fois par le caractère quasi inéluctable des accidents, et par leur éventuelle nouveauté radicale.
Une bonne illustration de ces nouvelles formes de dangers se trouve dans l’analyse des situations qui se mettent en place avec l’expansion des organismes génétiquement modifiés, particulièrement en agriculture ou dans le cas des résistances aux antibiotiques. L’étude de ces deux cas, qu’il s’agisse de la diffusion des OGM ou de la multiplication des résistances aux antibiotiques, permet de mieux comprendre les deux versants incontrôlables des dangers encourus, le premier lié au caractère massif de leur diffusion, à son versant quantitatif, le deuxième concernant l’irruption de situations imprévisibles, singulières, le versant qualitatif.

Adresse aux responsables chargés des « essais au champ »

20La question des expérimentations au champ s’inscrit dans un contexte historique plus vaste et toujours très sensible, celui des frontières séparant des espaces rationnels et des espaces sociaux bien plus complexes. À de nombreux moments, le franchissement de cette frontière s’est accompagné de grandes violences sociales liées au caractère organisé et implacable de certains projets rationnels (l’eugénisme), à des engagements politiques volontaristes en faveur de ces transgressions (essais vaccinaux de masse en Afrique centrale), à des erreurs individuelles et collectives de diagnostics et de soins liés à l’ignorance.10
Il semble que le franchissement brutal de cette frontière évoque chez de nombreuses personnes le possible retour d’expérimentations sur l’homme fondées sur son instrumentalisation complète. Ces émotions et ces analyses renvoient sans aucun doute aux anciennes terreurs liées à l’esclavage. Ces affects grandement négatifs prennent une consistance plus grande encore dans le cas des OGM, dans la mesure où la dimension économique et financière en est très clairement perceptible. Par ailleurs, les courts-circuits évoqués plus haut créent une situation fragile, pleine de risques imprévisibles.
Pour toutes ces raisons, nous pensons que les pouvoirs publics ont commis une série d’imprudences en acceptant trop rapidement les projets présentés par « des laboratoires publics asservis ».11 Un mouvement de repli semble du reste se dessiner dans certains milieux dirigeants de grandes institutions de recherche, sans doute sous la pression de l’opinion et surtout de l’action concertée de quelques militants syndicaux et politiques. Il se trouve que pour le moment, les effets de ces expérimentations au champ d’organismes génétiquement modifiés n’ont pas encore eu d’effets négatifs immédiatement perceptibles, mais nous devons garder en mémoire que si les centrales nucléaires françaises contrôlées par une poignée de spécialistes n’ont pas été à l’origine d’une catastrophe aussi grave que celle de Tchernobyl, ce fut sans doute une question de chance (ainsi que le montrent les dangers liés au surgénérateur Superphénix). Ceux qui connaissent les milieux chargés de la mise en place et du maintien des centrales nucléaires, savent à quel point l’accident de Tchernobyl a contribué, par la peur provoquée, à ouvrir les yeux de certains décideurs français sur leurs écrasantes responsabilités en cas de déclenchement d’un accident incontrôlable.
Les risques pris dans le cadre de la fabrication et de la diffusion des OGM sont si importants qu’il faut tirer les leçons de l’expérience du nucléaire trop longtemps marquée par le secret et la volonté concertée d’introduire dans les espaces sociaux des réalisations relevant massivement de logiques de laboratoire, ainsi que d’alliances avec les impératifs économiques et militaires.

Notes de bas de page numériques

1 . Alexandre Koyré, Études galiléennes,  Hermann, Paris, 1966, p. 286.

2 . Galileo Galilei, Dialogo sopra i due massini sistemi del mondo, Ptolemaico e Copernico Dialogo, ibid, p. 423.

3 . Galileo Galilei,Discours et démonstrations mathématiques concernant deux nouvelles sciences touchant la mécanique et les mouvements locaux. Le  Opere di Galileo Galilei, vol. VIII, p. 213.

4 . Galileo Galilei, - ibid, p. 213.

5 .  René Descartes, Discours de la Méthode, Pléiade, Gallimard, Paris, 1953, 6ème Partie, p.168.

6 . Science,  vol. 228, n° 5 466 du 28 avril 2000, p. 665-669.

7 . Cité par Patrice Nodé-LangloisinLe Figaro, lundi 1er mai 2000.

8 . À propos de l’anticipation et de l’autonomie des pratiques techniques, on peut lire de M. Tibon-Cornillot, « Temps des codes, destin du  nihilisme ou la trahison du génie génétique », Revue européenne des Sciences sociales, t. XXXV, n° 108 et Les corps transfigurés, imaginaire de la biologie et mécanisation du vivant, Seuil, Paris.

9 . On parle de répartition gaussienne lorsque la répartition des valeurs mesurées suit une courbe en cloche, dite courbe de Gauss.

10 . Qui se souvient encore des lobotomies pratiquées dans les années cinquante sur des milliers de jeunes hommes et de jeunes femmes considérés comme homosexuels ou  nymphomanes ?

11 . Nous désignons ainsi l’ensemble des laboratoires publics qui, encouragés par des politiques liant  recherche et rentabilité, ont mis en place des collaborations avec les industriels et les acteurs financiers et considèrent comme normale la création d’une mentalité start-up. Nous proposons du reste l’utilisation du concept de biologie start-up, que l’on pourrait distinguer ainsi de la recherche biologique.

Pour citer cet article

Michel Tibon-Cornillot, « Les champs de l’expérimentation », paru dans Alliage, n°48-49 - Septembre 2001, Les champs de l’expérimentation, mis en ligne le 30 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3796.


Auteurs

Michel Tibon-Cornillot

Anthropologue à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales (EHESS). Inscrivant sa recherche à l’intersection de la philosophie et de la génétique, il étudie les nouvelles formes de tyrannie qui se mettent en place autour des contrôles sanitaires, policiers et financiers. Il a publié entre autres Les Corps transfigurés, mécanisation du vivant et imaginaire de la biologie (Seuil, 1992), et La radicalisation du fétichisme : Argent, contamination et guerre (Autonomedia, New York, 2001).