Alliage | n°48-49 - Septembre 2001 Pour une nouvelle culture du risque 

Jean-Marc Lévy-Leblond  : 

Le cirque immobile des choses

p. 9-10

Texte intégral

1Ces plateaux en équilibre sur une mince tige sans base et portant verres ou carafes, cette lourde échelle métallique posée sur un œuf, cet éléphant sur un tremplin bandé, cette bobine de corde en équilibre sur une fine tringle, ces boules empilées avec un miraculeux aplomb, ces tuyaux improbablement obliques — mais oui, nous sommes au cirque.
Et notre émerveillement est celui que nous inspirent depuis l’enfance les équilibristes portant sur leur nez des guéridons chargés ou faisant le poirier sur une échelle verticale, les funambules sur leurs filins, les antipodistes qui soutiennent du bout des pieds des rouleaux plus gros qu’eux, les sauteurs à l’envol sur leurs tremplins.
Mais là où les humains doivent bouger pour garder leur équilibre, les choses ont une patience indéfinie et peuvent garder la pose que leur a donnée l’artiste, si elle a maîtrisé son propre mouvement, et d’abord son angoisse, puis, du même coup, la nôtre.

2Car nous devons refuser notre peur, elle serait contagieuse et romprait ces fragiles équilibres, comme au cirque, où c’est l’angoisse des spectateurs qui, parfois, fait tomber les trapézistes ou les fildeferristes.
L’art de Brigitte Nahon est pédagogique, cours de maintien, et moral, leçon de confiance. Nulle foi aveugle et irraisonnée ici, mais la conviction du possible qui permet la maîtrise du réel.

3Comment le physicien n’y serait-il pas sensible ? Il verra d’abord, dans ce que Brigitte Nahon appelle ses « équilibres arrêtés », une splendide illustration de sa notion de métastabilité, cette stabilité fragile que toute perturbation peut ruiner. Si une bille placée au fond d’un bol, écartée de sa position, y revient forcément (stabilité), la même bille, posée en équilibre au sommet du bol retourné le fuira au moindre écart (métastabilité). Si une masse d’eau à +20° C, liquide, le reste même si on y jette un glaçon, le même liquide doucement refroidi à -10°C se figera brutalement en glace sous la même intervention. Mais ce n’est encore qu’une assez pauvre exégèse, trop platement illustrative, de ces œuvres.

4La précarité du monde ne concerne pas seulement tel ou tel phénomène local et particulier, et sa (méta)stabilité pratique par rapport à des modifications concrètes de son environnement. Il faut aussi se poser la question de la stabilité de nos explications théoriques du monde par rapport à de petites modifications des paramètres les conditionnant. Ainsi, l’explication de la distribution des éléments dans l’Univers repose-t-elle sur l’analyse de la formation des noyaux atomiques à partir des particules élémentaires ; les calculs auxquels conduisent cette analyse font intervenir des données numériques fondamentales comme la charge électrique élémentaire, la masse des protons, l’intensité des forces nucléaires, etc. Et là, surprise : une très faible modification de ces paramètres par rapport à leur valeur effective débouche sur des résultats tout à fait distincts. À titre d’exemple, une différence de quelques % dans ces constantes suffirait à rendre impossible ou très rare la formation des noyaux de carbone, élément qui joue un rôle crucial dans l’apparition des molécules complexes, donc de la vie — la nôtre en particulier. Notre existence même est ainsi tributaire des valeurs numériques particulières de certaines constantes, valeurs à notre connaissance absolument contingentes. Il s’en est fallu de peu : un tout petit écart dans ces valeurs, et nous ne serions pas là pour en parler. Notre compréhension de la matière elle-même et de tout l’Univers se révèle ainsi d’une fragilité aussi grande que celle des équilibres arrêtés de Brigitte Nahon ; comme eux, elle n’en est que plus admirable.

5Mais c’est dans la confiante audace avec laquelle Brigitte Nahon affronte la fragilité de son travail que le scientifique peut trouver une résonance plus profonde encore.
Comment ça tient ? se demande-t-on devant une œuvre de l’artiste. Comment ça tient ? devrait-on se demander devant une explication scientifique. La difficulté à spécifier et isoler avec assez de précision le phénomène étudié, la complexité des démarches expérimentales menées avec des appareils d’une délicatesse et d’une sensibilité qui les rend si vulnérables, le raffinement de théories ésotériques reposant sur des formalismes d’une haute abstraction, comment pourraient-elles garantir la solidité des résultats obtenus ? De fait, la plupart des expériences ratent, une, deux, dix fois, avant que d’être réussies, la plupart des calculs échouent une, deux, dix fois, avant que d’être avérés. Le découragement est le lot commun du chercheur. Celui qui aboutit y parvient souvent en vertu au moins autant de sa force d’âme que de sa compétence scientifique — celle-ci étant finalement plus commune que celle-là. C’est, comme le dit si bien Brigitte Nahon, « à force d’y croire », que la science, comme l’art, tient — et même, tient bon !

Pour citer cet article

Jean-Marc Lévy-Leblond, « Le cirque immobile des choses », paru dans Alliage, n°48-49 - Septembre 2001, Le cirque immobile des choses, mis en ligne le 30 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3771.


Auteurs

Jean-Marc Lévy-Leblond

Physicien, professeur émérite de l’université de Nice, directeur de collections aux éditions du Seuil.