Alliage | n°50-51 - Décembre 2000 Le spectacle de la technique |  II. Visions du monde économique, industriel et technique 

Olivier Namias  : 

La beauté sur le fil

p. 111-121

Plan

Texte intégral

« Nous vivons dans des villes. Nos champs sont d’asphalte, nos étoiles sont les lampadaires, nos forêts les pylônes des lignes à haute tension. »
Hans Windisch,19291

1La révolution industrielle a peuplé le monde de machines : l’histoire des techniques a démontré combien leur genèse dépendait de la culture autant que de la science et de la technique. Pour autant, la question de leur « réception » dans la société n’est pas toujours approfondie. Corps étranger, l’objet technique doit s’insérer dans un monde pré-établi dont il bouleverse les habitudes : une fois l’objet viable d’un point de vue technique, nous aimerions comprendre les mécanismes de construction symbolique qui l’intègrent complètement à notre environnement. Ce problème sera évoqué à travers l’exemple du fil électrique. La fonction de l’art est ici envisagée selon la perspective de Read, pour qui « l’art ne se crée pas pour remplir des nécessités économiques, ou pour exprimer des idées et un credo, mais pour modeler un univers synthétique et auto-existant  de valeurs autonomes, en vue d’incarner des aspects de la réalité ou de la vérité éternelle à travers un individu » 2. Pour exister, le nouveau monde technique ne peut se fonder uniquement sur des éléments matériels, aussi puissants soient-ils. Comme tout univers, il doit également reposer sur une dimension allégorique, au risque dans le cas contraire de rester inachevé.

2Hans Jauss a introduit la notion de “réception” dans le champ littéraire3, pour montrer comment le sens d’une œuvre est en partie contenu dans son accueil par le lecteur. Nous allons déplacer ce concept à la technique, et considérer sa “réception” par les arts. Nous nous intéressons au cas spécifique de la ligne électrique, envisagée principalement à travers ses représentations photographiques et les textes d’opinion. Nous poserons comme hypothèse que cette réception se déroule en trois phases : dans une première phase d’exhumation, coïncidant avec la réception de l’objet, les qualités particulières de l’objet seraient mises au jour de façon intuitive. L’objet est signalé comme nouveau, et surtout comme véhiculant l’étrangeté, le mystère, qui le rendent attractif . Dans un deuxième temps que l’on pourrait appeler phase de l’exaltation, l’objet est instrumentalisé et manipulé : son potentiel artistique est magnifié et amplifié par les arts. Enfin, dans une troisième phase de banalisation, l’objet devenu trop courant disparaît, ou n’est plus le sujet de recherches interprétatives. C’est le signe de l’intégration de cet objet à la civilisation. Pour être compris, accepté et intégré, tout phénomène technique semble devoir passer par ces trois phases.

L’électricité tisse sa toile

« J’entrevoyais un bonheur plus immédiat pour l’humanité que les espoirs de vie éternelle : je voyais l’avenir de la civilisation. Le confort, la chaleur, les vêtements, l’hygiène, le bonheur et le bien-être pour tous, au lieu des vigiles de prières, des soupirs, des péchés et des expiations. Et comme mon âme s’était accoutumée à considérer toute chose comme infinies, il ne me semblait pas du tout que l’électricité fût exclue de la religion. Si l’électricité n’est pas une apologie de la puissance divine, elle est l’énergie même qui émane d’elle. Lorsque le courant électrique glisse le long des fils ou traverse l’éther, c’est pour moi la volonté divine muée en énergie. »
John Knittel, Amédée4

3La révolution industrielle a fait sortir l’électricité des cabinets de physique amusante, lui ôtant son statut de curiosité pour la propulser au premier rang de l’industrie. Employée aussi bien dans le domaine des communications (dès 1866 un câble télégraphique traverse l’Atlantique), source d’énergie ou de chaleur, créatrice de matériaux (aluminium), ou recouvrant leur superficie (galvanoplastie), information (avec l’électronique), etc. Cette omniprésence lui confère un rang tout à fait particulier : elle est un lien entre les techniques, elle assure une transcendance de plusieurs sphères (de la sphère technique à la sphère domestique), produit aussi bien l’utilitaire que le merveilleux… Le capitaine Nemo le disait dans Vingt mille lieues sous les mers : « L’électricité donne au Nautilus la chaleur la lumière, le mouvement, la vie en un mot. » Rien d’étonnant donc à ce que Lewis Mumford voit en elle signe de l’avènement d’une nouvelle ère de notre civilisation5, un « âge néotechnique », pendant que d’autres la proclament « religion du XXe siècle ».

4Nous côtoyons quotidiennement des objets électriques, sous la forme électro-menagère : télévision, mixer, machine à laver… Ces objets ont souvent représenté des enjeux de stylisme, allant de pair avec des enjeux commerciaux. Par ce biais, ils accédaient à cette forme d’art qu’est le design industriel.  Mais l’électricité produit d’autres objets plus flous, dans le monde desquels nous sommes immergés inconsciemment : ils proviennent en particulier de sa branche électrotechnique. Le fil électrique en est un bon exemple. Depuis son apparition, il n’a cessé d’étendre sa toile, témoignant bien de la colonisation de l’espace par l’électricité. Dès 1835, apparaissent les premiers fils visibles, avec l’invention du télégraphe. Viendront ensuite obscurcir le ciel les fils téléphoniques, puis les câbles électriques dédiés au transport de l’énergie, pour le tramway, l’éclairage urbain, et tout autre usage de l’électricité. La diversification des usages de l’électricité engendre naturellement une multiplication des fils.

5Sur le plan visuel, les câbles et les fils constituent un choc : un rapide tour d’opinion le confirmerait. Pourtant, les fils électriques ont connu une réception semblable à celle des autres objets modernes. Il existe de nombreuses traces attestant d’une volonté de les intégrer dans le monde symbolique, et ils ont suscité bien des théories interprétatives. En dépit de ces efforts, les fils électriques s’intègrent mal à notre univers. Ils semblent témoigner d’un angle mort de la civilisation machiniste. Une élucidation serait donc nécessaire.

Le rejet de la modernité

6Les industries et les techniques ont entraîné une rupture dans la notion de beauté, polarisée par l’arrivée de la machine.  Pierre Francastel distingue les partisans du beau éternel, la beauté classique, et les partisans du beau utile, pour qui « chaque chose est belle si elle est conforme à sa fin »6. Ces derniers trouvent dans l’esthétique de l’ingénieur une nouvelle et intransigeante source de beauté : prenant acte de la transformation du monde, ils rejettent les canons de l’esthétique classique. Au contraire, les partisans du beau éternel accusent la machine de dénaturer l’image de la société pré-industrielle, au sens où l’a pensé Ruskin7. L’accueil qu’ils ont réservé au fil électrique est symptomatique d’une attitude face à la modernité, confirmation dans un premier temps de l’appartenance du fil électrique au rang des objets ressortissant de la catégorie du beau utile.

7Le rejet des fils électriques est épidermique chez les partisans du monde pré-technique. Dans le roman Amédée, l’héroïne Pauline Inwald oppose, en dernier recours, à l’ingénieur qui cherchait à la convaincre des bienfaits de la technologie, un argument esthétique : « Et l’abîme ! Regardez toutes ces autos, ces fils téléphoniques, ces affreuses constructions et ces tramways. Vous trouvez ça bien ? »8 Le fil électrique inspire autant qu’une toile d’araignée ou une pelote de laine. Il est nuisible à la beauté qu’il pollue, catalysant des réflexes technophobiques

8Une autre anecdote, tirée cette fois du monde réel, et non plus d’un roman, aide à mesurer l’ampleur de ces réactions. En 1903, la Compagnie Générale des Omnibus, souhaitant implanter un tramway dans le centre de Paris, consulta le public, dont elle espérait l’approbation. Elle se heurta à un tollé général : «  Décidément la guerre est déclarée entre la Compagnie des Omnibus, qui veulent des fils, et les Parisiens, qui n’en veulent pas. À ceux-ci, l’on a par extraordinaire demandé l’opinion ; ils n’en ont pas marchandé l’expression. »9

9Un journaliste du Figaro, Georges Bourdon, prit même l’initiative de conduire une contre-enquête : « [Il] s’était solennellement juré à lui-même de ne pas mourir avant de s’être rendu chez tous ses contemporains les plus célèbres, et il s’est tenu parole. » Georges Bourdon recherche l’avis des personnalités les plus en vue de son époque ; il interroge les artistes officiels, des peintres comme Besnard, Gérôme, des architectes comme Nénot, Lucien Magne, et certains “sages” : ingénieurs, conseillers municipaux… Parmi ces gens, « l’horreur fut unanime ». Parallèlement, le journal L’Écho de Paris lança une pétition, et recueillit les voix de milliers de personnes, dont de nombreux professeurs des Beaux-Arts (on trouve parmi eux Gérôme, Defrasse, Daumet, Esquié, Laloux, Redon, et les membres de ces ateliers).

10On aboutit à l’idée d’un partage répartissant le “beau” et le “laid” sur le territoire :

« En tout cas, il faut mettre chaque chose à sa place. S’il convient de laisser les enfants à leur mère, il conviendrait assez de laisser les fils téléphoniques, les fils de traction mécanique, les fils télégraphiques et autres engins merveilleux du progrès industriel, aux villes d’industrie, où ils sont tout à fait chez eux. Là, ils sillonneront à travers les cheminées d’usine, à travers les manufactures, et les bureaux à cent étages. Il y aura au moins harmonie, et il peut effectivement naître une impression qui séduise certaines personnes douées d’un sens aigu de ce qu’on appelle la Modernité. Nous le voulons bien, mais nous persistons à ne pas voir très clairement quel charme pourrait résulter de cette union, tout à fait incestueuse, du trolley le plus élégant avec nos églises gothiques, nos palais les plus majestueux, les plus nobles et les plus purs de style. »

11Un souci social peut également rejoindre ou masquer ces intentions d’esthète, encourageant également à laisser les fils à la périphérie :

« L’ingénieur ajoute : les quartiers excentriques, ne possédant guère de beauté, ne doivent pas craindre de la perdre. Ce serait pure moquerie que de leur dire “nous ne devons pas déshonorer avec le trolley les façades lépreuses de vos maisons et les devantures de vos mastroquets” […]. N’accroissons point de gaîté de cœur les charges des pauvres diables sous le discutable prétexte qu’un fil aérien leur cacherait un trop large morceau de ciel ».

12En fin de compte, le centre doit rester vierge de trace de technique, et conserver un visage reflétant l’histoire de la nation, que l’on aurait d’ailleurs à cœur d’améliorer. En centre ville, l’électricité doit être cantonnée aux caniveaux souterrains, « libre à elle, ensuite, de se transmettre comme il lui plaira, dès qu’elle atteindra la périphérie ».

13Le refus des fils, c’est le refus de l’envahissement par le monde moderne et la technique. L’omniprésence du fil le rend particulièrement insupportable. Le cinéaste Jean Renoir10 se plaignait de ce qu’il était devenu impossible de filmer sans tomber sur un pylône, et pendant longtemps, les fils électriques étaient gommés des photos de l’inventaire des monuments historiques. Une pratique de retouche que l’on pensait réservée à certains régimes totalitaires !

De la ligne électrique comme sujet artistique

14Si le fil électrique ne peut incarner les valeurs du beau éternel, cela reste insuffisant pour en faire l’un de ces objets porteurs du message moderne. Pour l’affirmer, il faut examiner sa réception du côté moderne de la beauté. De fait, parmi les protagonistes de la beauté utile, le fil électrique n’est pas non plus passé inaperçu. On retrouve plusieurs attitudes, correspondant aux phases d’appropriation de la technique que nous évoquions en hypothèse : l’individuation, l’exaltation, la banalisation.

15Les arts picturaux reconnaissent vite dans le fil électrique un signe de modernité indéniable, le transformant en motif iconographique à succès.  C’est par l’image que l’on appréhende l’objet, c’est elle qui signale la présence de ce nouveau venu. Rappelons ainsi l’alliance entre l’antique et la technique contenue dans la fresque réalisée par Puvis de Chavanne pour l’escalier de la Bibliothèque publique de Boston. Dans ce qui fut sa dernière œuvre, ce polytechnicien acquis à la peinture met face à face les déesses grecques et un poteau télégraphique. Mais si la peinture représente les fils, la plus grande connivence se retrouvera du côté de la photographie, qu’elle soit avant-gardiste ou simplement documentaire.

16La photographie appelle l’attention sur la thématique du fil électrique, et risque les premières tentatives d’élucidation. Les photographes allemands comme Max Baur, Elfriede Stegemeyer, Roger Parry, la Tchèque Jaroslava Hatlakova, Lazlo Moholy-Nagy, ou parmi les photographes plus documentaires Albert Renger-Patsch, Charles Sheeler, Horace Bristol, prennent sciemment des photographies de fils électriques, parfois d’ailleurs dans le cadre de commandes officielles, notamment en urss (documentation du goelro) ou aux é.-u. (documentation des travaux du New-Deal). Dans les photographies de Le Corbusier lui-même, le peu de photographies d’objets techniques sont, à côté de vues de pompes à essence, trois photographies de fils de trains électriques11.  Il faut dire que la position en hauteur des fils privilégiait le regard oblique et la contre-plongée , qui est l’un des traits de l’avant-garde :

« La vue plongeante contredit le schème normal de répartition des masses visuelles, ou le poids du paysage porte vers le bas de la toile et les objets les plus proche du spectateur apparaissent plus gros. »12

17La photographie, même dépouillée de ses prétentions révolutionnaires, continuera de jouer un rôle : en enregistrant toutes les traces dans le cadre, sans pouvoir de sélection du bon ou du mauvais, elle permet une prise en compte de tous les signes. Le parasite, l’accidentel, entrent ainsi dans l’image : quand on photographie un bâtiment, les fils électriques sont souvent un élément qui ressort du casuel. Un lien de parenté existe alors sans doute dans des photographies d’un Walker Evans13  et les tableaux d’un Charles Demuth. Que voir dans les lignes obliques d’une œuvre comme My Egypt, sinon le ciel recoupé et strié par les fils électriques présents dans les photographies du premier ? D’autres peintres rendent encore plus explicite cette filiation : le tableau de Christopher Nevinson, Le système nerveux du monde (1930), en est un exemple.

18Une autre tâche de la photographie va être d’exalter le fil électrique comme élément de conquête de la civilisation moderne sur un monde ancien : le fil est alors le symbole de l’électrification et marque le lien à un foyer technique plus important. Les câbles réunissent la ville et la campagne dans un destin commun. La littérature guettait ces marques du progrès, la photographie en souligne l’aspect héroïque, forgeant l’imagerie du fil électrique comme le fer de lance de la civilisation. On peut se référer aux photographies d’Arkadij Sajchet, ou de Boris Ignatovic illustrant les grands plans d’électrification soviétique de 1920 (le goelro). On voit des photos semblables aux États-Unis, notamment lors du New Deal et des travaux de la Tennesse Valley Authority. Margaret Bourke-White, Ben Glaha et d’autres attestent « de l’utopie d’une source d’énergie intarissable, synonyme d’éternité »14. Le fil électrique devient alors un monument au sens premier du terme, un Denkmal, un élément qui rappelle à la pensée la puissance de la nouvelle civilisation.

Le réseau électrique comme élément de construction

19Vers 1930, le monde occidental voit l’achèvement progressif de macro-projets d’électrification. Les travaux du New Deal aux é.-u., les plans quinquennaux soviétiques, l’interconnexion électrique du territoire français touchent à leur fin.  Il est difficile d’ignorer un réseau omniprésent :  la terre est colonisée par la technique, enserrée dans une pelote de laine. Le graphiste hollandais Piet Zwart résume cette situation dans une image montrant la Terre dans l’espace, prisonnière et rapetissée dans un écheveau de fil.

20La photographie ayant intégré par son biais le fil électrique au rang des objets modernes, la question de son utilisation hors de sa sphère technique propre commençait à se poser. On trouve les premiers jalons d’une structuration par le fil chez Virgilio Marchi-Rom, assimilé aux futuristes. Principalement décorateur de théâtre, il propose un projet de tramway tout au long de la périphérie romaine. Il aime l’électricité, qu’il associe à la modernité, au détriment des techniques qui la précédait : antique , la banlieue est « moisie, comme illuminée au gaz ».  Il voit ses bâtiments comme des points de rencontres asservis au réseau électrique, d’où partent et arrivent des fils qui structurent l’espace en le quadrillant. La part de jeu graphique est importante : la ligne oblique et l’axonométrie se prêtent admirablement au jeu filaire. Ce projet pourrait n’être en somme qu’une forme graphique du glissement sémantique.

21Mais la préoccupation d’“habiter le fil” est bien présente. Elle a peut-être été observée au départ dans les moyens de transport. Planat fustigeait le trolley, « qui avait besoin de se remorquer à un fil ». Moins moqueur, H.G. Wells en fait un moyen de transport comme un autre, rapporte Lucien Magne dans « Architectonique de la cité future », chapitre de son livre L’Esthétique des villes15. Dans une cité où « de minces câbles tissent dans l’air une colossale toile d’araignée, l’on aperçoit de temps à autre, suspendus à des câbles, des êtres, rendus lilliputiens par la distance, qui traversent la nef fabuleuse avec des vitesses de bolides ». Malheureusement, conclut Magne, dans cette cité, « l’art n’accomplit pas une synthèse avec la science ».

22Le téléphérique était un autre moyen de transport fortement dépendant d’un fil. Certes, il ne s’agit pas d’un fil transportant l’énergie mais plutôt d’un câble de traction ; mais l’ensemble des câbles de téléphérique comprend souvent des câbles électriques pour l’alimentation des constructions en amont. Et le téléphérique, qui emprunte donc au “vocabulaire” de la ligne électrique, montre que l’on peut vivre sur un fil sans avoir un talent de funambule16. Les foules joyeuses qui glissent sur les fils entremêlés de Lazlo Moholy-Nagy (voir le photomontage Mein Name ist Hase) ne sont-elles pas pleines du bonheur de cette nouvelle façon d’habiter l’espace ?

23Ces postures utopiques peuvent sembler faciles, et, finalement, en rester au stade d’un jeu sans lendemain. C’est plutôt l’extension du fil hors des villes, soulignant l’importance du pylône, comme support, qui renvoie directement à la construction avec un grand C. Il s’agit de prendre le réseau électrique comme une construction, en laissant de côté sa fonction première de vecteur d’énergie. C’est une autre tentative d’habiter l’infrastructure. Une voie d’intégration de ces formes dans le monde de l’architecture serait dès lors possible : « Don’t fight forces, use them », nous dit-on dans la revue Shelter17. L’architecture qu’elle propose est un détournement du réseau électrique à des fins d’habitation. Ce fil-construction est loin de la dimension d’ornement, telle que la concevait Louis Bonnier dans le pavillon de Schneider à l’Exposition de 1900. Dans cette construction, les volutes du fil électrique dessinaient des fleurs sur les murs du pavillon (cette catégorie de fil-ornement était également utilisée par l’architecte catalan Eric Miralles sur un mode destructif). Ornement ou structure, le réseau électrique construit entrait dans des catégories déjà pratiquées ; la catégorie “mobilier” fut même sollicitée dernièrement par le styliste Tom Dixon, utilisant une sorte de citation spatiale du pylône comme … chaise.

La banalisation du réseau

« Les objets introduits par les réseaux énergétiques sur le territoire sont des objets ambigus, difficiles à classer. Ce sont des câbles qui ressemblent à autre chose que des câbles, des machines qui ressemblent à autre chose que des machines, des boutiques qui ressemblent à autre chose que des boutiques, des fluides en mouvement dont on ne voit jamais ni la couleur, ni le mouvement. »18

24Alors que le réseau électrique affirme une présence toujours plus importante, son impact visuel semble de plus en plus dérangeant. Le fil électrique se banalise par défaut : on le subit autant qu’on le supporte, comme une fatalité. La dégradation visuelle des lieux qu’il traversait entraînait un malaise, difficilement comblé par les promesses de progrès qu’il incarnait, notion qui sera d’ailleurs contestée à partir du choc pétrolier de 1973 :

« Symboles de la renaissance et du développement de notre pays dans les années d’après-guerre, [les lignes à haute tension] n’ont pas échappé à la critique lorsque les Français sont devenus, à juste raison, plus sensibles à la qualité de leur environnement »19

25Le réseau électrique acquiert une nouvelle dimension, proche de la tautologie : le fil électrique est dans le paysage, donc le fil électrique est paysage. C’est cette dimension qu’il conviendrait d’expliquer pour intégrer le fil à notre territoire, nos villes et nos civilisations. Cette acceptation est finalement plus viable que la disparition des fils par enfouissement, solution beaucoup plus coûteuse que l’établissement de câbles aériens, et qui pose des problèmes de maintenance (cette tactique d’escamotage des réseaux se rencontre d’ailleurs régulièrement, comme le montre la question de la couverture du périphérique). L’allure paysagère20 considère les traces du réseau électrique avec une certaine neutralité, sans exaltation mais sans rejet technophobe. Elle essaye d’intégrer le dérangement dans une dimension positive :

« L’idée est de colmater la faille qui sépare aujourd’hui l’idée que l’on peut se faire du présent à partir de ce que les disciplines traditionnelles nous en apprennent, et celle que l’on peut s’en faire à travers le cinéma,  la peinture, la photographie ou la littérature. […] une faille qui obligerait aussi à distinguer le modernisme de la modernité, avec, d’un côté, la famille des “bons” objets modernes : gratte-ciel, gares, aéroports, barrages, tour Eiffel ou Centre Pompidou, et de l’autre, la famille des “mauvais” objets modernes : lignes électriques, oléoducs, cheminées d’usines, grues, antennes, cuves, transformateurs, centrales nucléaires. Les premiers apparaissant comme des objets suffisants, attribuables, habités d’une intention d’action sur le visible, et les autres suggérant plutôt quelque chose de l’ordre de l’épidémie ou du parasitage. »

26On peut en fait se demander si la “validation symbolique” évoquée plus haut a été réellement opérante pour le fil électrique. Le fil reste laid pour les plus fervents modernes :

« Frank Lloyd Wright et moi partagions une haine commune pour les poteaux de téléphone et les lignes électriques, un viol visuel et esthétique infligé à la nature. Cohérents sur le plan économique dans quelques régions, ils sont inacceptables dans d’autres et j’espère que les urbanistes dans l’avenir en feront une question prioritaire. »21 À travers le réseau électrique, nous assisterions peut-être à la naissance d’un nouveau type d’architecture, certains auteurs allant jusqu'à affirmer que « l’infrastructure est architecture », et proposant comme solution un élargissement du concept initial.

27Face à toutes ces tentatives d’interprétation qui semblent manquer leur but, il reste à évoquer ici une vision prospective postulant la mort du réseau électrique. En se transformant en archéologue du futur, certains fouillent depuis un avenir éloigné les débris de notre civilisation. Optimistes, ils prédisent déjà le manque créé par la disparition de cette présence :

« Considérée à la fin du XIXe siècle comme un acte de vandalisme sur la ville, la tour Eiffel n’est-elle pas devenue l’un des symboles de Paris ? Qu’en sera-t-il des lignes dans un siècle ?  […] nos descendants ne désireront-ils pas conserver une ligne dans un paysage musée naturel, alors que l’évolution des techniques de transport d’énergie électrique les aura fait disparaître ?22 »

28Dans son Essai pour une archéologie imaginaire, Gilbert Fastenaekens23 montre une photographie de pylône enfoui dans le noir. Sa démarche est « une tentative de donner des racines à un monde dont les signes visibles sont prégnants mais dont l’identité reste incertaine ». Il est laissé à l’archéologue le soin de reconstituer la signification de ce fossile des temps modernes, et d’élucider son mystère.

29*

30L’intégration sociale du fil électrique continue donc de poser problème, révélant des clivages entre l’ancien et le nouveau, et au sein même du monde des modernes. Finalement, d’un point de vue du beau éternel ou du beau utile, le fil électrique est toujours resté laid. Qu’en pense-t-on au XXIe siècle, dans les lieux qui semblent vivre la modernité sans douleur ? Par exemple, au Japon :

« L’ouverture progressive des commandes publiques au Gaijins (Occidentaux) suit la vogue du mieux-vivre. “Nous proposons des concepts, alors que les Japonais se focalisent sur le design, précise Albert Abut. Regardez à Tokyo : que voyez-vous autour de splendides bâtiments modernes ? Une forêt de fils électriques, des cours d’écoles sans âmes, des squares étriqués… Le travail à faire pour rendre l’urbanisme japonais plus convivial est énorme”. »

31 24  Paul Planat, à l’aube du XXè siècle, n’aurait pas dit mieux.
Pour finir, laissons la parole au philosophe Alain. Il rapportait une apparente façon de réconcilier la beauté et la modernité :

« On dit souvent que les chemins de fer et les usines gâtent un beau site. Un sage expliquait cela très simplement : “Nous trouvons beau, disait-il, ce à quoi nous sommes habitués, les vieilles assiettes, les vieux meubles, les vieilles maisons. Nous préférons bien, par réflexion, ce qui est nouveau et utile, par exemple une bicyclette, une machine à coudre, une locomotive ; mais cela ne nous prend pas aux entrailles : le cœur n’y est pas. […] Nous sommes toujours assez conservateurs ; et, d’instinct, nous le sommes tout à fait. Les chemins de fer seront beaux quand les hommes voyageront en aéroplane. »

32 Les fils électriques seront-ils beaux quand nous posséderons nos centrales nucléaires domestiques ? Non, car si la réflexion est ingénieuse, elle n’explique pas, selon Alain, toutes les opinions sur le beau :

« Un train qui roule au bord d’un lac, entre dans la montagne et en sort un peu plus loin dans un bruit de tonnerre, cela me remue tout autant que les beautés naturelles. Je ne nie pas que la réflexion y soit pour quelque chose. Sans doute beaucoup de gens n’éprouvent pas  ce que j’éprouve parce qu’ils ne relient pas un train, une usine, à l’ordre universel. […] Je crois que c’est l’univers tout entier qui est beau, et la liaison de toute chose ; les petits morceaux ne disent rien, ils n’ont pas de sens. Mais tout a un sens, car tout tient à tout. On aime la mer et la montagne parce que le jeu des forces est visible : c’est notre alphabet. Après avoir épelé, il faut lire, et apprendre à saisir d’un regard la liaison de toute chose à toutes les choses ; en quoi on peut devancer la coutume. Si on savait parfaitement lire dans le Grand Livre, tout serait beau. »25

33 Le réseau électrique nous rappelle que bien des parties de notre monde restent à déchiffrer.

Notes de bas de page numériques

1 . Cité par Christopher Phillips, « La photographie des années 20, l’exploration d’un nouvel espace urbain », Les années 20, catalogue d’exposition, sous la direction de Jean Clair, musée des Beaux-arts de Montréal-Gallimard, Montréal-Paris 1991.

2 . Cité par Pierre Francastel, Art et technique, éd. de Minuit, Paris, 1956 (réédition Denoël 1996, p.45).

3 . Jauss, Pour une esthétique de la réception, Gallimard, Paris, 1978 (réédition Tel Gallimard, 2001).

4 . John Knittel, Amédée, Albin Michel, Paris, 1950, p.51 (éd. orig. 1939).

5 . Voir Lewis Mumford, Technique et civilisation, Seuil, Paris, 1950, pp.202-217.

6 . Paul  Souriau,  cité par Pierre Francastel, op. cit., p.28.

7 . Critique d’art et écrivain britannique, John Ruskin (1819-1900) est l’auteur de plusieurs ouvrages notamment Les sept lampes de l’architecture. Grand dénonciateur de la laideur industrielle, il avait tenté de s’opposer à la modification de la campagne par le chemin de fer en achetant les terres que ce dernier aurait dû emprunter.

8 . John Knittel, op.cit., p. 23.

9 . Paul Planat, « Mort au trolley », La Construction moderne, 11 juillet 1903, n°41, p.481. Les citations qui suivent sont tirées du même article.

10 . Rapporté par F. Beguin et G. Baudez, Critique du paysage de l’énergie, Corda (rapport de recherche), Area, Paris, 1980, et par Michael Jacob, in « Arquitectura y energia o la historia de una presencia invisible », 2G, mars 2001.

11 . Fondation Le Corbusier, fonds photographique. Photographies L4-20-226, L4-20-228, L4-20-229, et également L5-1-57, dont on peut se demander si l’on est face à une photographie d’habitat vernaculaire, ou du pylône électrique placé devant.

12 . Kirk Varnedoe, Au mépris des règles, en quoi l’art moderne est-il moderne, Adam Biro, Paris, 1990, p.221.

13 . Comme la photographie Main Street of Pennsylvania Town, 1936. Mais beaucoup de photographes anonymes ont fait des constats similaires.

14 . Pour paraphraser Michael Jakob, in « Le message utopique de l’architecture électrique », Bulletin d’histoire de l’électricité, juin 2000, n°35, p.102.

15 . Emile Magne, L’Esthétique des villes, Mercure de France, 1904, p.342.

16 . L’ensemble des câbles de téléphérique comprend souvent des câbles électriques pour l’alimentation des constructions en amont ; elle emprunte également au « vocabulaire » de la ligne électrique.

17 . Shelter, Vol.2, n°5, novembre 1932.

18 . G. Baudez, F. Beguin, Critique du paysage de l’énergie, recherche Corda, Area, Paris, 1980, p. 9. Cet ouvrage fondamental observe les oppositions d’un paysage de l’énergie et sa confrontation à une imagé idéalisée et constitutive de la France.

19 . Marcel Lorin, « les pylônes à vocation esthétique », Bulletin d’histoire de l’électricité, n°17, juin 1991, p.89.

20 . Notion introduite par G. Baudez - F. Beguin, op. cit., comme la citation qui suit.

21 . Raymond Loewy, Design industriel, Chêne-Hachette, Paris, 1979, p. 204.

22 . Marcel Lorin, « Les pylônes à vocation esthétique », Bulletin d’histoire de l’électricité, n°17, juin 1991, p.93.

23 . Gilbert Fastenaekens, Essai pour une archéologie de l’imaginaire, Arp édition, Bruxelles, 1994.

24 . Richard Werly, « Le Japon en crise prise l’archi française », Libération, 19 février 2002.

25 . Alain, Propos sur les beaux-arts, Paris, 1908 . Cité dans Poïesis, « Art et technique ».

Pour citer cet article

Olivier Namias, « La beauté sur le fil », paru dans Alliage, n°50-51 - Décembre 2000, II. Visions du monde économique, industriel et technique, La beauté sur le fil, mis en ligne le 29 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3744.


Auteurs

Olivier Namias

Architecte diplomé de l'École d'architecture de Paris-Belleville, il travaille sur le lien entre architecture et électricité. Il a présenté en 2002 un mémoire de DEA intitulé « La lumière électrique : l'architecture face au changement de paradigme technique ».