Alliage | n°50-51 - Décembre 2000 Le spectacle de la technique |  II. Visions du monde économique, industriel et technique 

Jean-Jacques Henry  : 

Jacques Tati et la technique

p. 98-109

Plan

Texte intégral

1Mon oncle (1958) n’est peut-être pas le meilleur film de Jacques Tati. Mais il met en regard, nettement, deux univers qu’à première vue tout semble séparer. C’est ainsi, en tout cas, que l’essentiel de la critique a vu, à sa sortie, un film qui opposerait un monde moderne, technicisé donc déshumanisé, à une vie à l’ancienne pleine de charme et de poésie. Est-ce bien aussi simple ?
Le film, à proprement parler, ne conte pas une histoire ; il se borne à brosser la chronique, le temps d’un film, quelques jours dans la réalité, de la coexistence de quatre personnages. Monsieur Hulot, d’abord, que le spectateur français connaît déjà pour avoir passé avec lui des vacances en Bretagne, à Saint-Marc-sur-Mer, en 1953 (on retrouvera le personnage dans Playtime, quatorze ans plus tard, et puis encore, dans Trafic en 1971). Discret géant lunaire, roulant Solex, marginal, sans travail fixe, il habite sous les toits une chambre de bonne dont on ne nous montrera jamais l’intérieur, mais Jacques Tati ne nous épargne rien, en revanche, de l’itinéraire particulièrement tarabiscoté qui permet d’y accéder.1
Hulot est célibataire, mais il a une sœur. Maîtresse de maison maniaque, reine du chiffon à poussière, rien ne lui échappe : meubles, vitres, boutons de porte, gonds de la grille, les deux pare-chocs de la voiture... Elle est l’épouse de monsieur Arpel, qui dirige, très comme il le faut, en homme moderne qu’il s’impose d’être, une usine de plastique, les établissements Plastac. Des bribes de dialogue nous apprennent que « la polymérisation y est accélérée par adjonction d’un catalyseur ». La production principale de l’établissement semble être le tuyau d’arrosage, rouge de préférence. Les Arpel habitent une villa ultramoderne, pour l’époque, d’un modernisme affiché. Tout y est rangé — une place pour chaque chose, chaque chose à sa place —, rationalisé, électrifié, télécommandable, télécommandé. Monsieur Arpel possède une grosse voiture, il en changera en cours de film pour une plus grosse encore. Dans la cour de l’usine, son parking est réservé.
Les Arpel ont un fils, Gérard, une dizaine d’années. C’est lui qui assure la liaison entre les deux mondes, celui du père et celui de l’oncle. C’est par lui que le film peut advenir. Gérard s’ennuie ferme avec ses parents, et ne se fait jamais prier pour partir avec son oncle, complice des bêtises qu’il va commettre avec la bande des galopins du village. Deux univers donc, côte à côte, et notre sympathie fortement sollicitée du côté de l’oncle. La vie, la vraie, c’est lui, semble-t-il, qui sait en jouir. Il laisse aux Arpel le souci du maintien de la façade sociale.

Une France encore rurale

2Tout avait commencé pour Tati une dizaine d’années plus tôt, dans l’immédiate après-guerre, avec un double film : une sorte de brouillon, d’abord, L’école des facteurs en 1947, et sa mise au propre, Jour de fête, tourné à Sainte-Sévère-sur-Indre deux ans plus tard. À l’occasion de la fête du village et de la projection dans un cinéma ambulant d’un film documentaire sur le fonctionnement des postes américaines, le facteur du cru, rural et bicycliste, doit se rendre à l’évidence : il a trois métros de retard. Entraîné par des forains farceurs — « Allez, François, rapidité, rapidité, comme en Amérique... », il va se mettre à l’heure yankee, faire preuve d’un enthousiasme et d’une inventivité qu’on ne lui connaissait guère jusque-là, et dépasser bientôt, sur le terrain même de leurs exploits, ses modèles d’outre-Atlantique, vitesse, efficacité, fiabilité : « Les Américains, ils peuvent aller se rhabiller, moi j’vous l’dis. » L’américanisation subite et inattendue de François, mélange de volontarisme et de coups de bluff, fera trois victimes. Les deux GI en jeep qui venaient de le doubler basculeront dans le fossé, sidérés qu’ils sont de voir le François, au milieu d’un champ, établir une communication téléphonique entre l’Amérique et son copain paysan : « Allô New York ? Allô monsieur Georges ? — Tiens, c’est pour toi ! » dit-il en lui tendant le combiné qu’il avait installé sur le guidon de son vélocipède Peugeot 1911. Mais François lui-même, emporté par une vitesse inhabituelle, ratera le dernier virage de sa tournée et s’en ira piquer une tête dans la rivière. La fête terminée, le facteur reprendra un rythme plus adapté à sa nature profonde, celui des saisons, celui de la moisson.
À la sortie du film, on avait salué l’apparition d’un très grand talent comique. On avait insisté sur la peinture poétique et réaliste à la fois d’une France rurale (on ne la disait pas encore profonde !), envieuse peut-être mais moqueuse aussi de l’Amérique et de son mode de vie, oubliant la guerre, renouant avec un avant-guerre magnifié, une France plutôt satisfaite de se retrouver elle-même. La référence à la technicité du monde américain y était peu mise en question par les commentateurs d’alors.
Les vacances de monsieur Hulot, troisième film de Jacques Tati, confirme cette veine poétique. C’est la chronique douce-amère, mais drôle, d’une pension de famille modeste, sur une plage bretonne, au mois d’août 1952. Petites gens, petits problèmes, petites ambitions, petites prétentions, petites solitudes. Hulot y connaissait bien quelques déboires avec son invraisemblable Amilcar décapotable, mais l’essentiel du film oubliait, pour un mois en bordure de mer, les tracas de la technique.

Un observateur du monde moderne

3Il faudra donc bien attendre Mon oncle pour être assuré que la technique constitue l’un des fondements thématiques de l’œuvre de Jacques Tati. On devra alors réévaluer à la hausse, rétroactivement, la place qui lui était faite dans Jour de fête : le monde moderne n’y était certes qu’entrevu ; François n’entrait même pas sous le chapiteau pour assister à l’entraînement des postmen américains ; c’est par un défaut de la toile qu’il pouvait y jeter un coup d’œil à la dérobée mais ce coup d’œil, simple prétexte scénaristique apparemment, allait changer sa vie, au moins pour un temps.
Dans Mon oncle, en revanche, c’est frontalement qu’on regarde le monde moderne. Comment y échapperait-on, d’ailleurs ? Les nouveaux riches l’imposent à notre regard, avec leurs grosses américaines, leurs villas prétentieuses. Pour ces gens-là, le modernisme, c’est l’introduction de la technologie dans le quotidien, et la technologie, à ce moment-là, c’est le plus flagrant des signes extérieurs de richesse... et de pouvoir.

4Madame Arpel n’est pas en reste. Sa cuisine est un vrai poste de commande, une régie. Elle n’en est pas peu fière et la fait visiter à ses amis comme le joyau de la demeure : « ...démonstration pour la vaisselle, pour le linge... j’appuie ici, pour vos légumes... stérilisation... » Le jour même où Arpel change de voiture, sa femme lui fait installer, en cadeau d’anniversaire, une ouverture automatique de son garage, commandée par une cellule photoélectrique.

5Les deux films suivants vont confirmer ce choix d’un cinéma résolument tourné vers l’observation critique du monde moderne et de ses accessoires.
Playtime (1967) suit un groupe de touristes étrangers en goguette dans un quartier de grands ensembles ultramodernes, à proximité immédiate de Paris, un quartier faisant fortement penser à celui de la Défense — lequel ne verra le jour que quelques années plus tard. On y assiste, pendant ce fabuleux morceau de bravoure qu’est la scène centrale de l’inauguration d’un restaurant night-club, à la déglingue de tout ce qui aurait dû au contraire être, , le triomphe de la technique.
Trafic (1971) raconte les efforts, sur quelques jours, d’une équipe de concepteurs, techniciens et vendeurs pour exposer, au Salon international de l’Automobile d’Amsterdam, leur dernière création, un camping-car bourré des gadgets les plus improbables. L’entreprise échouera pour cause de pannes, d’embouteillages et d’un malentendu sur le calendrier de la manifestation. Dans ces deux films, le personnage central de Monsieur Hulot subit et provoque des situations de crise dues, dans tous les cas, au dérèglement d’une planification antérieure. Peut-on, pour autant appliquer à l’ensemble de l’œuvre de Jacques Tati l’analyse immédiate consistant à voir dans Mon oncle l’illustration, en images et en sons, d’un manichéisme simpliste et quelque peu rétrograde ?

6Bien sûr, on peut noter dans chacun de ces films des éléments visuels et sonores indubitablement chargés de nostalgie, tandis que d’autres ironisent sur les perspectives high-tech qui nous guettent. D’un côté, valorisés, la gouaille des forains et des ouvriers parisiens, les si jolies petites plages, les fleuristes, le café du coin, les copains de régiment, la musique de Francis Lemarque. De l’autre, moquées, quelques plaies du monde moderne, la plupart induites par des améliorations techniques : le bruit, la grisaille et la raideur du béton, l’automobile. Pimentées de quelques inventions ridicules : le coussin pétomane (Mon oncle, Playtime), le balai lumineux, la porte qui claque en silence, la poubelle grecque, l’imperméable pour le soleil (sic).

Les techniques nouvelles du cinéma

7Jacques Tati a parfois prêté le flanc à la critique par « le conservatisme étroit » — la formule est de Serge Daney2 — de certains de ses propos. Mais ceux-ci, peu excusables par ailleurs, n’avaient rien à voir avec la technique. Il faut noter que dans l’exercice de son métier, Jacques Tati n’a cessé au contraire de manifester un grand intérêt pour les techniques nouvelles, qu’il s’est chaque fois empressé de mettre au service de ses films.
Jour de fête aurait dû être l’un des tout premiers films français tournés en couleurs. Le procédé, dû à Thomson, n’avait pas encore fait ses preuves, et Jacques Mercanton, le chef-opérateur, méfiant, persuada Tati de doubler les prises avec une caméra chargée de film noir et blanc. Judicieux pressentiment : les laboratoires ne réussirent pas, alors, à développer le Thomsoncolor et à sa sortie le film ne fut exploité qu’en noir et blanc. Il fallut attendre près de quarante ans pour que, après un exceptionnel travail de recherches expérimentales et de calculs informatiques de plusieurs années dirigé par François Ède, une copie couleur puisse enfin être établie et diffusée.3 C’était en 1995. Tati, mort en 1982, ne connut évidemment pas cette version. Pour  atténuer sa frustration, il avait imaginé, dans les années 60, de ressortir le film en l’agrémentant de taches de couleurs réalisées au pochoir.
Avec Mon oncle, Tati réussit enfin à tourner un film mieux accordé à son désir. Il y manifeste aussitôt une parfaite maîtrise de l’emploi de la couleur. Playtime atteste d’une grande exigence technique sur le plan tant de l’image que du son : le film est tourné en 70 mm. et quatre pistes magnétiques contribuent à l’élaboration d’un univers sonore extrêmement complexe. « On a inventé le 70 mm, on a inventé les quatre pistes magnétiques... je ne vois pas pourquoi on tournerait en noir et blanc avec une seule piste sonore... » dira-t-il plus tard. Quant à Parade, il fut, en 1974, l’une des toutes premières tentatives de tournage de film sur support vidéo.

Une histoire des technologies quotidiennes

8Mais Jacques Tati ne se contente pas d’utiliser, chaque fois, les dernières ressources des techniques cinématographiques (ce que après tout, l’on serait en droit d’attendre de tout bon artisan). Il confie à la technique une mission d’un tout autre ordre, d’un tout autre intérêt. Quand d’autres choisissent d’arrimer leurs fictions à une chronologie réelle, repérable par le spectateur, événements historiques et modes vestimentaires pour l’essentiel (le film se passe en 1920, au Moyen Âge, etc.), Jacques Tati pour assurer cette fonction, s’appuie largement sur l’état des techniques — du bâtiment, du transport et de la communication pour l’essentiel — et leur usage du moment. Son œuvre peut se lire aussi comme une sorte de technologie de la vie quotidienne et de son évolution dans la France de l’après-guerre.

9Ainsi Jour de fête qui, à cet égard, est un point ce départ : il marque une sorte de degré zéro de l’usage de la technique. La France sort de la guerre. La vie à la campagne n’est pas très différente de ce qu’elle y était un siècle plus tôt. L’univers de chacun s’arrête aux limites du canton et, pour ce qui est de la communication, par exemple, le café de la place, le garde champêtre et son tambour, le facteur et sa bicyclette suffisent amplement. Le téléphone est encore presque inexistant. Le désir de téléphone également. L’Amérique est perçue comme le pays de l’argent — le plan Marshall y est sans doute pour quelque chose —, de la modernité, de l’efficacité, et du jazz aussi. C’est comme un rêve lointain. C’est plutôt irréel.
Mon oncle amorce un basculement. La construction (le bâtiment) change de visage et va rapidement changer le visage de la France, pour le meilleur et pour le pire. De nouveaux matériaux sont mis en œuvre ; de nouvelles conceptions de l’habitat, individuel ou collectif, voient le jour. Les transports, eux, se motorisent. Le solex de Hulot remplace le vélo du facteur. Monsieur Arpel se pavane dans sa grosse voiture couleur bonbon fondant. L’Amérique reste l’objet de bien des rêves, mais ce rêve devient accessible à quelques-uns. Le plastique se fait envahissant. L’électroménager gagne du terrain. La situation du téléphone est toujours catastrophique (trois ans pour le faire installer en région parisienne !), mais chacun se débrouille. « Mon beau-frère n’a pas le téléphone, mais on peut toujours le joindre à ce numéro. » La réplique, comme le fameux « 22 à Asnières » de Fernand Reynaud, est typique des années 50.

10Playtime, c’est l’explosion de l’immobilier nouveau : les grands ensembles, le béton, le verre, l’acier. Les lampadaires à vapeur de mercure remplacent définitivement les réverbères à gaz (même électrifiés !). La signalétique routière est peinte à même la chaussée. La nuit, dans les villes, le clignotement coloré des enseignes au néon sert de repères, et la lueur bleutée et vacillante des postes de télévision, encore en noir et blanc, installe l’illusion d’une présence. La France n’a qu’un aéroport international, Orly (Sud), dont les Français sont fiers et qu’ils visitent à la moindre occasion. Ils ne prennent eux-mêmes que rarement l’avion mais assistent au déversement quotidien de hordes de touristes venus d’ailleurs. C’est l’essor des voyages organisés (on ne parle pas encore de tour-opérateurs).
Trafic annonce la mondialisation. La circulation transnationale s’intensifie, au moins à l’intérieur de l’Europe. Cette agitation ne va pas sans problèmes. L’automobile souffre de son succès même. Les autoroutes et leurs systèmes d’échangeurs se multiplient, les embouteillages aussi. On téléphone pour un oui pour un non, surtout pour préciser ou contredire le téléphone précédent. On passe d’une langue à l’autre, on ne se comprend pas toujours. Deux hommes, pendant ce temps, débarquent sur la Lune et y font leurs premiers pas.
Et dans Parade, que voit-on ? Le dernier film de Jacques Tati est la simple mais admirable captation d’un spectacle de cirque produit par et pour la télévision suédoise. Le signe technique du temps est discret et magnifique à la fois : parcourant les vestiaires, la caméra s’arrête un instant sur un empilement de casques de motards : c’est ainsi que l’on commence à circuler, massivement, quand on est jeune, en 1974...

Technique et inventivité comique

11Beaucoup de grands cinéastes comiques, burlesques notamment, ont mis la technique à contribution. Elle est une importante source d’inspiration, elle stimule l’inventivité. Les avancées de la technique, réelles ou supposées, libèrent l’imagination, permettent aux gags de se construire, de rebondir. À ce jeu, Tati est un as. Prodigieux inventeur lui-même et de formes et de situations, rien ne le satisfait tant que de voir, que de faire apparaître, chez ses personnages, l’astuce et la débrouillardise.
La scène du mât, dans Jour de fête, en est une fameuse illustration : François est amené à diriger les opérations d’érection du grand mât de la fête foraine. Un madrier horizontal doit d’abord être fixé au sol par de grands clous pour éviter que ne glisse l’extrémité au moment du lever. François maintient le clou qu’un aide, muni d’une grosse masse, doit enfoncer. Premier essai, la masse tombe à un bon demi-mètre à gauche de la tête du clou. Deuxième essai, idem. François, pas contrariant, place le clou là où l’impact a eu lieu à deux reprises. La masse tombe encore plus à gauche. François jette un œil à son assistant : celui-ci est atteint d’un strabisme prononcé. Qu’à cela ne tienne. François lui présente deux clous, l’incitant du regard à viser celui de droite : c’est bien sûr celui de gauche qui va s’enfoncer. On réitère l’opération, en sens inverse, après retournement. L’affaire est rapidement conclue.

12La jubilation de Tati, et la nôtre dans le même temps, est à son comble lorsque le système D vole au secours de la rationalité ou de la routine en crise. Quand, dans Playtime, le portier donne le change après que la porte vitrée du restaurant a volé en éclat, quelques minutes avant l’ouverture inaugurale : tenant ferme le gros bouton de porte désormais orphelin, il mime, à l’arrivée de chaque nouveau client, l’ouverture de la porte transparente disparue. Ou quand les plombiers détournent une canalisation pour un accès direct au bar. Ou quand l’élégante Maria Kimberley, dans Trafic, utilise en guise de carton à chapeau, le logement de la roue de secours de son cabriolet. Sans parler du camping-car, vedette du film, qui rassemble tout ce dont on peut avoir besoin dans la vie, dissimulé dans les caches les plus improbables : des sièges incorporés aux pare-chocs, un rasoir électrique dissimulé dans la colonne de direction, une télévision escamotable, etc.
Qu’il s’agisse donc des moyens techniques à utiliser pour la prise de vues ou la prise de son, qu’il s’agisse des objets, appareils, véhicules ou éléments de décor qu’il introduit dans le cadre de sa caméra, du mécanisme des gags et situations, aussi bien que des personnages qu’il met en scène, Jacques Tati se délecte de toutes les manifestations de l’inventivité humaine. Sa délectation, toutefois, n’est pas inconditionnelle. Elle s’accompagne d’une attitude critique toujours en éveil. Il estime, il apprécie, il juge, il fait le tri entre ce qui, de son point de vue, est efficace ou ridicule, élégant ou vulgaire, beau ou laid, bien ou mal : il est un connaisseur en esprit d’invention. Ce qui déplace sensiblement la question. Il ne s’agit plus de savoir, si oui ou non, Jacques Tati fait le procès d’une technique globalement néfaste. Il faut maintenant tracer la frontière qui, à l’intérieur du territoire de la technique, sépare, aux yeux de Jacques Tati, le bon grain de l’ivraie.

13Deux figures reviennent avec insistance, surtout dans les derniers films, deux figures qui signifient le monde moderne et son envahissement par la technique : la flèche (pas celle de l’arc, celle de la signalétique !) et le tableau de commande. Ce sont bien sûr, également les signes en principe complémentaires et opposés de l’asservissement et de la maîtrise, mais Tati ne nous invite jamais à les lire comme indices de rapports sociaux, comme marqueurs de la lutte des classes. Les grands ensembles de Playtime n’ont rien à voir avec la Metropolis de Fritz Lang. Les Temps modernes de Tati ne sont décidément pas ceux de Chaplin.

Une dialectique de l’ordre et du désordre

14Tati ne s’intéresse qu’aux comportements individuels, à la façon dont chacun réagit à ce monde moderne qu’il met en scène. Flèche ou commande, direction reçue ou donnée, il appartient à chacun de nous d’en décider. Certains savent utiliser les tableaux de commande et d’autres pas, certains respectent les flèches, les lignes, les consignes, d’autres les enfreignent. Deux sortes de tempéraments occupent les films de Tati : les soucieux d’ordre et les amateurs de désordre. Il n’y a jamais affrontement entre les deux, pas de demi-mesures non plus. Ils appartiennent à deux univers étrangers, opaques l’un à l’autre, non miscibles, entre lesquels il faut choisir.
Madame Arpel est gentille avec son frère, et Hulot ne la déteste pas. Mais il ne la comprend pas plus qu’elle ne le comprend. Elle époussette sa maison, préoccupée du regard des autres. Hulot, lui, n’en a cure mais s’accroche à la liberté de poser où bon lui semble son regard à lui. Monsieur Arpel a besoin d’un périmètre précis pour garer sa voiture dans l’usine. Hulot pose son Solex là où ça lui chante et tant pis si c’est précisément, ce jour-là, dans le périmètre d’Arpel. Dans Playtime, l’ouverture-catastrophe du restaurant provoque une scission entre les clients : ceux qui s’accommodent finalement de tous les incidents vont se regrouper, s’approprier un territoire, en contrôler l’accès et transformer la soirée en véritable surprise-partie. Ceux qui se cramponnent à l’ordre établi, au contraire essuieront toutes les déconvenues.
C’est sur l’attitude des uns et des autres face à la pléthore technique du monde moderne et sur une dialectique des ordres et des désordres engendrés par cette technique que se fonde le cinéma de Jacques Tati. Depuis Les vacances de monsieur Hulot, depuis la scène (presque) finale de l’embrasement de la réserve de feux d’artifice, on est donc fixé sur le compte de Hulot : même lorsqu’il s’efforce de bien faire, le désordre lui colle à la peau. Ce n’est pas un fauteur de troubles — il est trop innocent pour cela — mais il en est au moins un catalyseur efficace. Il ne milite pas pour le désordre, il n’est le responsable direct ni des situations ni de leur glissement souvent catastrophique mais sa seule présence les fait advenir. Les années, sur ce plan, ne l’auront pas mûri ; on le retrouvera dans Mon oncle, dans Playtime, et dans Trafic, tel qu’en lui-même, pendant presque vingt ans.

15La sympathie que lui manifeste son créateur est évidente, mais ne doit pas rendre aveugle à tout ce qui les sépare. Hulot est un nonchalant, un rêveur et souvent un maladroit : pourrait-on, par exemple, l’imaginer un seul instant en concepteur-réalisateur d’une mécanique aussi complexe et précise que celle de Playtime ? Certes pas. Il suffit de le revoir surveiller, chez Plastac, la machine à tuyaux et n’obtenir d’elle que des déjections spasmodiques de saucisses tuméfiées, pour se persuader que Hulot n’est pas Tati, que Tati n’est pas Hulot.
Hors films, Jacques Tati se plaisait à tenir des propos conformes à ce qu’on attendait, en fait, de Monsieur Hulot (qui lui-même, notons-le, ne disait jamais trois mots d’affilée !) : « Tout cela a l’air d’être très bien construit, c’est très propre, c’est très net, mais je n’ai pas l’impression qu’il y a énormément de gaieté dans ce que vous nous faites ! (...) Il faut tout de même que les enfants puissent aller s’amuser dans les terrains vagues. »4 C’est cette solidarité avec son personnage qui, sans doute, a quelque peu brouillé les cartes.
Le propos des films mêmes est beaucoup plus nuancé. La technique y est mise sur la sellette et constamment jaugée. Plusieurs critères y sont pris en considération : l’inventivité, nous l’avons vu, mais aussi l’utilité pratique, la valeur sociale ajoutée, etc. Tout compte fait, c’est toujours le jeu, au double sens, ludique et mécanique, du terme, entre flèche et commande qui règle le comportement des personnages et le développement des situations. Les ordres ou de simples indications, tels que communiqués, tels que reçus, voilà ce qui, en tout premier lieu intéresse Jacques Tati. Ce jeu est rendu possible par un certain flottement de la nature de la flèche aussi bien que de la commande. Si Tati moque ou critique l’ordre quand il est arbitraire ou stupide, et la maîtrise quand elle est illusoire — l’homme au volant bloqué dans un embouteillage en serait la figure emblématique —, il respecte l’ordre quand il est nécessaire ou légitime, la maîtrise quand elle est effective.

16C’est qu’il y a, ne cesse de répéter Tati, un ordre du monde à respecter, des lois à ne pas transgresser. Il ne l’entend pas d’un point de vue métaphysique, mais d’abord simplement physique ou mécanique. Il y a une technique propre au cosmos à laquelle doit se soumettre la technique. Sinon, c’est le chaos qui s’installe. Les lois de la gravitation par exemple : nul ne peut les ignorer. C’est comme s’il s’agissait de faire la démonstration, qu’a utilisée abondamment et efficacement le cinéma burlesque, des mille et une figures de la chute. Tati ne s’en est pas complètement privé mais il diversifie, plus que d’autres, les situations de contravention à l’ordre du monde, de transgression de ses lois.
Il existe, par exemple, de simples règles d’occupation de l’espace, de remplissage des volumes, de géométrie, en quelque sorte. On en trouve de nombreuses variations ; une version plutôt statique dans Playtime : un passe-plats ne permet jamais que le passage des plats de dimensions inférieures à son ouverture — le précepte mérite sans doute d’être étendu à l’architecture des grands ensembles ; une version faussement dynamique dans Trafic : à vouloir trop remplir une autoroute ou un rond-point, on risque l’immobilité (Ivan Illich développera des idées très proches dans Énergie et équité, qui ne paraît en France que quatre plus tard — Seuil, 1975). Il y a les lois de la physique aussi, traitées en physique amusante : si le goudron fond, par exemple, la bicyclette patine, ne peut que patiner ; mais une seule pelletée de sable, crac, elle repart aussitôt (Jour de fête).

La loi du temps

17Mais c’est le temps qui, en tout premier lieu et irrémédiablement, dicte sa loi. Le temps impose des rythmes, des pauses, des cycles, le temps bat la mesure du monde et celle des films de Jacques Tati. Plusieurs figures récurrentes en scandent le déroulement : la peinture, dont il vaut mieux savoir attendre qu’elle sèche (Jour de fête, Les vacances de monsieur Hulot, Playtime, Trafic), l’alternance inéluctable des jours et des nuits, la cloche des repas, le manège qui n’en finit pas de tourner, pour de vrai comme dans Jour de fête, ou allusivement, comme à la fin de Playtime. Il y a aussi la montée de la marée ou le retour des saisons : il est significatif que Jour de fête s’achève sur cette scène où François interrompt sa tournée pour participer aux travaux des champs : le courrier peut attendre, pas la moisson.
Il est intéressant à cet égard de noter l’évolution de la scène central e de Playtime : l’ordre arbitraire et stupide qui avait présidé à la conception du restaurant, on l’a vu, dégénère vite en catastrophe. On pourrait alors s’attendre que la surprise-partie qui s’installe sur les décombres de l’inauguration pousse le désordre encore un peu plus loin et glisse dans le chaos d’une fête où chacun n’en ferait qu’à sa tête. Pas du tout. Tati veille et reprend en main ses personnages, l’orchestre se met en place, le chef impose bientôt la cadence à laquelle, par la danse, chacun va se plier : « one, two, one two, three... »
Trafic se situe très précisément pendant le vol d’Apollo XI, en juillet 1969. Hulot cherche à faire réparer son camion. Il entre dans un garage et trouve le garagiste et les mécanos installés devant la télévision. Ils ont suspendu leur travail pour assister à l’événement. On s’attend à quelque gag ou moquerie. Pas du tout. Ils appellent Hulot : « Venez voir, les astronautes, les astronautes... sit down... watch... » Hulot s’installe. Armstrong et Aldrin bondissent et rebondissent sur le sol lunaire. Tout se passe bien, dans une sorte d’attention recueillie et admirative. L’équipe de nos designers-concepteurs ne parviendra jamais à exposer à Amsterdam. Non pas tant à cause de la panne de camion mais simplement parce qu’ils n’ont pas su respecter le calendrier de la manifestation. La Nasa, elle, a su plier une technique ultra élaborée au respect du calendrier céleste.

18*

19Tati a retenu la leçon du music-hall et du cirque dont il est issu : c’est en connaissant précisément et en respectant les lois de la pesanteur, de l’inertie, du mouvement, de l’optique (pour les illusionnistes), de l’équilibre, et en les poussant à leur extrême limite qu’on peut donner l’illusion de les enfreindre. C’est ce jeu-là qu’apprécie Jacques Tati. Un homme a marché sur la Lune. Un technicien, un acrobate, un illusionniste, un artiste en un mot, Jacques Tati, salue l’exploit.

Notes de bas de page numériques

1 . Il y a d’abord une grille, sur la rue, donnant accès à une cour et celle-ci à la porte de l’immeuble. Hulot s’y engouffre. Plusieurs fenêtres en façade permettent de suivre son cheminement à l’intérieur : la montée d’un étage, d’abord, suivie d’une traversée horizontale, dont une partie en balcon, de nouveau deux étages à monter, suivis, un peu plus loin, d’un autre à redescendre, une coursive, un deuxième balcon, le contournement par l’arrière d’un corps de bâtiment... Hulot apparaît tout en haut, tout à gauche... quelques pas sur la droite, une porte, une cache pour la clé, au-dessus du linteau... il est chez lui !

2 . Serge Daney, Ciné Journal, éd. Cahiers du Cinéma, 1986.

3 . François Ède, Jour de fête ou la couleur retrouvée, Ed. Cahiers du cinéma, 1989.

4 . Propos de Jacques Tati dans Tati sur les pas de monsieur Hulot, un film de Pierre et Sophie Tatischeff, 1989.

Pour citer cet article

Jean-Jacques Henry, « Jacques Tati et la technique », paru dans Alliage, n°50-51 - Décembre 2000, II. Visions du monde économique, industriel et technique, Jacques Tati et la technique, mis en ligne le 29 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3742.


Auteurs

Jean-Jacques Henry

Conseiller de programme à Arte, il est responsable du magazine scientifique “Archimède”.