Alliage | n°50-51 - Décembre 2000 Le spectacle de la technique |  I. Les arts de la mise en scène de la technique 

Yves Jeanneret  : 

L’objet technique en procès d’écriture

La scène impossible de la science appliquée (1880-1910).
p. 21-34

Plan

Texte intégral

1L’écriture n’est mise en scène que par métaphore. La mise en texte convoque des scènes virtuelles. Au tournant des siècles XIX et XX, au sein d’une société qui se connaît industrielle, les chemins pour écrire la technique et ses objets se cherchent et se tracent. Zola, le romancier, écrit la machine, Figuier, le vulgarisateur écrit la machine, Estaunié, l’ingénieur, écrit la machine. Et Allais l’humoriste, Alain le moraliste, Sorel l’activiste.
L’écriture suggère-t-elle un regard sur l’objet technique ? Telle est la question posée ici sur pièces, à partir d’un ensemble composite de textes qui ont en commun d’écrire la technique, sous des formes et avec des visées diverses.1

Une scène problématique

2Nous pouvons prendre pour repères initiaux le statut de la scène dans le récit, les rapports entre technique et écriture dans l’espace scientiste et les conditions d’une poétique de la technique.

L’écriture de la machine, un acte malcommode à penser

3Dans un texte célèbre, Gérard Genette désigne par le terme scène un certain rythme du récit. Alors que le sommaire condense l’histoire et que la pause la suspend, la scène est censée fournir une « égalité conventionnelle entre temps du récit et temps de l’histoire. »2 Appliquer ce modèle aux textes évoquant la machine pose problème. L’arrivée d’Étienne Lantier à la mine3 est-elle une scène narrative ? La question n’a guère de sens. Décrire un objet technique impose une pause narrative. Mais loin de suspendre l’action, cette scène inaugurale est avant tout une transformation des regards, celui du personnage et surtout celui du lecteur. « Le Voreux, à présent, sortait du rêve. »4

4N’est-ce pas le sort des objets de sortir du rêve, à tous les sens du terme ? Aussitôt prise en compte l’épaisseur de leur présence, il est bien difficile de trancher entre pause, scène et sommaire. Qu’en serait-il si nous devions qualifier la visite du Nautilus ou le récit fait par l’inventeur Edison, dans L’Ève future, des pouvoirs du phonographe ?

5La multiplication des objets techniques dans la littérature du XIXe siècle confronte cette dernière, selon la formule de Jacques Noiray, à une « réalité radicalement étrangère ».5 L’intrusion de la machine dans le récit est plus qu’un fait narratif. Elle impose une présence troublante, résistante. C’est que la machine est essentiellement écart : écart entre ce qu’elle prétend être et ce qu’elle manifeste, écart entre la rationalité qu’elle concrétise et la suggestion qu’elle convoque. Le destin de l’homme, que le récit postule, est ici mis en suspens. Comment distinguer, face à ces énigmatiques produits du rêve, ce qui appartient à l’histoire et ce qui lui échappe ?

Efficace de la science, impensé de la technique

6Cette difficulté se formule aisément dans les termes d’un débat fin de siècle. Vouloir mesurer le rapport entre histoire et récit, plus exactement entre durée vécue et texte écrit, c’est la confusion de l’espace et du temps que Bergson dénonce dans l’Essai sur les données immédiates de la conscience.

7Le tournant du siècle entretient un étrange rapport avec une technique aussi omniprésente qu’impensée. La technique modifie profondément le cadre existentiel de l’époque. L’électricité parcourt le quotidien,6 les rouages extraient la plus-value des corps. Mais une chose est la technicisation du quotidien, une autre la pensée de la technique. Deux choses largement incompatibles en régime de culte du progrès. Pour preuve, l’ouvrage le plus optimiste, le manifeste de Renan, L’avenir de la science... (et non de la technique), auquel Brunetière oppose les « faillites de la science » (et non de la technique).7 Le procès de technicisation présente la technique comme un pur effet de la science.

8Cette logique s’exprime de façon exemplaire dans la saga de la science appliquée, Les merveilles de la science de Louis Figuier. Celui-ci se propose d’y « raconter quelques-unes des merveilles réalisées, dans l’ordre des sciences, par le génie moderne » et de « faire connaître, avec quelque exactitude, les admirables inventions scientifiques » qui « résultent de l’heureuse application des sciences physiques et naturelles ». Dans la préface de cette série titanesque, on cherche vainement le mot technique, alors même que les inventions, transports, télégraphe, photographie, y sont énumérées comme preuves que « la science est entrée, de nos jours, dans toutes les habitudes de la vie ».8

9Ce n’est pas que le siècle finissant ne pense la technique, mais il la pense minimale et négative (comme est négative la trace photographique). L’action technique, science appliquée, se déploie dans un univers de sens déjà donné. Nous ne souscririons plus à cette vision des choses. Certes, la technique comporte une téléologie, elle organise des moyens pour une fin. Mais réduire à ce faire opératoire l’aventure technique, c’est effacer sa dimension créative, ce qu’elle impose sans l’avoir voulu, ce que le faire manifeste et que le discours ne sait concevoir.9 Bref, l’idée de science appliquée efface les désirs qui poussent l’homme à modifier sa condition, comme les effets imprévus de ses actes : autant de questions qui reviennent dans la production artistique, Apprenti sorcier, Ile mystérieuse, ève future.10

10Prétendre que la littérature répond au silence de la technique serait simplificateur. Elle est elle-même aux prises avec cette fausse évidence téléologique. Il suffit, pour s’en convaincre, de relire deux textes programmatiques, le Roman expérimental de Zola et la préface de Pierre et Jean de Maupassant. Le paradoxe technique, que Zola mue en théorie littéraire, suscite l’ironie de Maupassant.

11Pour le Roman expérimental, l’auteur est « observateur » et « expérimentateur ». L’écriture enregistre les « mécanismes » sociaux, les « rouages des manifestations intellectuelles et sensuelles ».11 Roman expérimental = théorie littéraire + science appliquée + effacement de l’acte technique. Se nommer « naturaliste », c’est fondre l’artéfactuel dans le physique. Maupassant conteste cet escamotage. Il théorise la manipulation. Le romancier classique « manipule les événements à son gré, les prépare et les arrange pour plaire au lecteur »12 « dispose » et « gradue » pour «  machiner une aventure ». Le romancier naturaliste ne naturalise pas davantage, il machine autrement. Il veut « composer son œuvre de manière si adroite, si dissimulée, et d’apparence si simple, qu’il soit impossible d’en apercevoir et d’en indiquer le plan, d’en découvrir les intentions ». Il manipule les lecteurs, qui « ne découvrent pas tous les fils si minces, si secrets, presque invisibles, employés par certains artistes modernes à la place de la ficelle unique qui avait nom : intrigue. » D’où la formule : « les Réalistes de talent devraient s’appeler plutôt des Illusionnistes ».  De Zola à Maupassant, la métaphore mécanique s’est maintenue, mais dans un sens profondément différent, glissant de la vie sociale à l’écriture elle-même.

12Ce regard rapide sur la conception technique de l’écriture montre l’intérêt d’une mise en texte de l’objet. Puisqu’en ces temps de Fée Électricité, la technique est rendue invisible par l’idéologie qui la porte, il est nécessaire de la donner à voir et à lire.

Le fantôme du purement technique

13C’est pourquoi le cadre romanesque ne suffit pas. Certes, les noces du romancier et de la machine marquent l’époque. Mais il faut confronter ces écritures romanesques aux formes générales dans lesquelles est écrit l’objet technique. Toute une écriture ordinaire et redondante en dessine peu à peu la figure partagée. Si la technique est effacée comme concept, les objets techniques sont omniprésents comme motifs, dans des textes de statut divers.

14La poétique littéraire pose le problème dans un certain cadre, marqué par la question de la transfiguration romanesque. Tout en soulignant l’héritage du roman populaire, Jacques Noiray définit la littérarité comme un arrachement à la technicité. Il écrit, à propos de Zola : « C’est en effet non plus comme simple objet technique, mais comme objet poétique, support d’obsessions imaginaires, que la machine va révéler sa plus grande fécondité littéraire. »13 Cette approche de la question disjoint le littéraire du non-littéraire, mais aussi le poétique du technique. Or, pour l’analyse de la communication, l’idée de simple objet technique n’a guère de sens, pas plus que l’opposition entre objet et écriture de l’objet. Il faudrait supposer un degré zéro de l’écriture de la technique. Où trouver cette formulation brute ou cette chose en soi ?

15Jugeons sur pièces. Confrontons les notes d’enquête de Zola et le texte de la Bête humaine comme le fait Noiray. Selon ce dernier, Zola « s’est attaché à estomper la réalité technique du monde ferroviaire. »14 La lecture des carnets ne confirme guère ce jugement. Les notes de Zola s’appuient sur une large gamme d’écritures non (encore ?) romanesques de la technique. Il en dresse une mémoire hétéroclite, associant transcriptions de conversations, extraits de notices techniques et descriptions visuelles des objets. Et c’est bien de cette vaste intertextualité que Zola tire le pouvoir évocateur de son écriture romanesque. Loin de rompre avec la réalité technique, il prolonge ses traces écrites. La métaphore et la fiction sont omniprésentes dans les carnets, le documentaire et le didactique envahissent le roman. L’enquêteur anticipe l’effet de la présence romanesque (« les belles machines bien propres bien luisantes : celle de Jacques sera comme cela »15) ; il repère des détails fonctionnels capables de devenir actantiels16 (« la manette du régulateur et le volant du changement de marche, voilà donc pour la vitesse »17) ; il s’assure que la physique lui autorise un effet dramatique plausible (« en tout cas, on peut avoir une demi-heure de course folle pendant la nuit »18).

16Entre les notes Lefèvre et l’évocation de la Lison,19 il y a amplification et reprise, mais celles-ci ne sont possibles que parce que les formes supposées brutes de l’écriture technique ne sont ni simples ni neutres. Par exemple, les notes sur le graissage de la machine, très informatives (une liste numérotée) appellent tout un potentiel poétique. Ainsi cette parole consignée : « En somme, comme une bonne femme qui a un petit vice, le graissage (plaisanterie du chauffeur). »20 La description de l’objet dans ses caractéristiques fonctionnelles permet l’expression d’un imaginaire violent de la possession des corps, surgi brutalement dans l’univers narratif et appelé à s’y déployer.

Trois postures d’écriture

17Dès qu’on cesse de classer l’écriture de la technique en genres, sa complexité devient évidente. Au fil des textes, entre les textes, se construit un regard multiple sur la technique. Dans ces diverses écritures est en jeu le sens de l’entreprise technique – ou son caractère insensé. Tandis que le scientisme efface la technique, une production écrite foisonnante, traversant les secteurs de l’édition, en donne à voir et à penser les œuvres : unissant des textes très célèbres et d’autres complètement ignorés, cette œuvre collective met en circulation des matrices de lisibilité des objets. Les écrivains de la technique (romanciers, vulgarisateurs, journalistes, essayistes, etc.) lisent la machine en l’écrivant et ainsi la donnent à voir.

18Il n’est pas question de proposer une grammaire de ces écritures, mais d’observer certains des ressorts dont elles procèdent.21 Les rhétoriques stéréotypées comptent autant que les formes étranges. Un effort de catégorisation peut nous aider à saisir ce qui est en jeu. La démarche analytique, avec ce qu’elle comporte de sommaire, est utile pour identifier des postures et observer la construction des objets.

Technologie, technomythie, technographie : trois exemples

19Les trois postures d’écriture ici présentées ne sont pas des genres. Elles se retrouvent du haut en bas de l’échelle littéraire. Ces trois idéaux-types de l’écriture, je les nomme technologie, technomythie et technographie.22 Pour chacune de ces figures, écrire l’objet technique est instituant, mais le cadre de communication et l’apport de l’écriture sont différents.

20Le modèle le plus évident est celui de la technologie, solidaire du motif de la science appliquée. La matérialité de l’objet y est projetée sur un discours raisonné et arrimée aux principes physiques. «Écrire la machine, c’est en détailler les éléments et en révéler la nécessité. L’objet se parcourt et s’explique. Le discours méthodique rend compte d’un fonctionnement. Les formes didactiques de la vulgarisation affectionnent cette logique d’écriture. Ainsi l’ouvrage de Georges Claude intitulé L’électricité à la portée de tout le monde. Voici comment le galvanomètre y est décrit :

 « Un courant déterminé traversant la bobine d’un galvanomètre donné provoque une déviation de l’aiguille bien déterminée, fixe et constante si le courant reste lui-même invariable. Si, au contraire, cette intensité augmente, la déviation augmente aussi et inversement. Ainsi, dans un galvanomètre donné, à chaque valeur de la déviation de l’aiguille correspond une valeur bien déterminée de l’intensité du courant. »23

21Le contrat de lecture est ici aussi implicite qu’impérieux. Il va de soi. L’hypothèse téléologique régit cette écriture : la machine est moyen, qui effectue les lois de la nature, traduites en enchaînement discursif. La machine incarne l’idée scientifique et manifeste la nature. La technologie est un art de l’ordre : s’y associent une organisation narrative (topologie de l’objet, succession des phases, verbes d’action) et une transparence de la logique (les connecteurs qui donnent au récit le statut d’une loi généralisable). Le récit présuppose en permanence la causalité. La technologie est un récit fonctionnel.

22De ce récit fonctionnel, l’Encyclopédie de Diderot a exprimé l’essence en invitant à regarder le métier à bas « comme un seul et unique raisonnement, dont la fabrication de l’ouvrage est la conclusion ». La technologie suppose secrètement une philosophie de la technique, et même de la condition humaine, dans laquelle l’ordre de l’esprit redouble celui de la nature. La vulgarisation propose nombre de formes du récit fonctionnel, du déploiement d’une analogie didactique à la batterie de questions.

23Il y a là quelque chose de narratif, mais ce récit, qui peut comporter un opérateur, n’a nul sujet. Il en va autrement avec la technomythie, qui introduit l’objet dans un cadre narratif plein, une scène au sens narratologique du terme. L’objet technique prend sens comme trace d’une histoire humaine : prodiges des aventuriers de la connaissance, progrès de la civilisation, angoisses d’une humanité en péril, génie des peuples, guerre économique,24 etc. La littérature d’anticipation est le lieu par excellence de cette écriture, présente aussi bien dans le livre édifiant pour la jeunesse.25 Magnifique accomplissement de cette écriture technomythique, l’épisode final du Château des Carpathes, où le phonographe de Rodolphe de Gortz, conservant la voix de la femme aimée, entraîne le héros dans la mort :

« Mais, lorsque Orfanik eut appris qu’une balle avait brisé l’objet que Rodolphe de Gortz emportait entre ses bras, il comprit. Cet objet, c’était l’appareil phonographique qui renfermait le dernier chant de Stilla, c’était celui que Rodolphe de Gortz avait voulu entendre une fois encore dans la salle du donjon, avant son effondrement. Or, cet appareil détruit, c’est la vie du baron de Gortz détruite aussi, et, fou de désespoir, il avait voulu s’ensevelir sous les ruines du burg. »26

24L’objet technique, inscrit dans une intrigue et un imaginaire narratif, déploie la dimension héroïque de la destinée humaine.27 C’est pourquoi le roman est fécond en technomythies, où la machine matérialise les fantasmes de mutation, de fusion, de possession : machines à parler, voyages interstellaires, rayons dévastateurs, villes électrisées. Y règne le couple actantiel du héros d’exception et de la communauté sauvée ou asservie. S’y reproduit inlassablement le jeu entre raison et magie, entre technè et hybris. Cette écriture est omniprésente en vulgarisation. Les merveilles de la science de Figuier se déploient comme une geste de la science où l’explication fait place au récit d’une carrière, d’une découverte prodigieuse, d’une vague de bienfaits industriels.

25Il est tentant de classer les écritures de la technique entre le méthodique et le poétique. Partage rassurant entre le scientifique (appliqué) et le littéraire (modernisé). Rien n’est plus faux. Ces deux formes d’écriture ont en commun de replier l’objet sur un espace de sens, plutôt que d’inventer une écriture qui lui soit spécifique. C’est cette écriture de l’inouï que tente la technographie. Ni le parcours méthodique de la technologie ni l’interprétation narrative de la technomythie ne sont aptes à évoquer la présence fascinante de l’objet technique. Il y a en ce tournant de siècle un effort pour convoquer la singularité de l’objet, évoquer notre émotion devant lui. Pour le rendre tangible et visible.

26L’image, en plein développement,28 joue un rôle essentiel. Beaucoup de textes de presse, de vulgarisation, d’aventures et même de l’édition naturaliste prennent sens dans le dialogue avec les représentations graphiques : schémas, gravures, photographies redessinées, etc. Mais il existe un travail d’écriture pour  donner à voir, scruter l’objet, sa présence, son épaisseur, ce qu’il manifeste de transparence et de légèreté, ce qu’il inspire d’effroi. La presse a contribué à cette rhétorique de la présence,29 mais c’est dans le secteur esthétique que celle-ci s’affirme. Le Manifeste futuriste est la formulation d’une esthétique technographique :

« Nous chanterons […] la vibration nocturne des arsenaux et des chantiers sous leurs violentes lunes électriques ; les gares gloutonnes avaleuses de serpents qui fument ; les usines suspendues aux nuages par les ficelles de leurs fumées ; les ponts aux bonds de gymnastes lancés sur la coutellerie diabolique des fleuves ensoleillés ; les paquebots aventureux flairant l’horizon ; les locomotives au grand poitrail, qui piaffent sur les rails, tels d’énormes chevaux d’acier bridés de longs tuyaux, et le vol glissant des aéroplanes, dont l’hélice a des claquements de drapeau et des applaudissements de foule enthousiaste. »30

27L’écriture fait ici partager la virulence phénoménologique de l’objet, pour réveiller ce qu’il peut fomenter en nous. Iconique et métaphorique, le texte fait sentir la présence de l’objet, tourne autour de ses caractères inédits, étranges, évocateurs, le redonne à découvrir. L’écriture réactive la richesse de ses liens avec l’image, dût cette image contribuer à faire entendre, ou encore à évoquer l’invisible ou l’incommensurable. Maupassant évoquait cet effort pour retrouver l’épaisseur sensible et singulière du monde de Flaubert, citant ce dernier : « Faites-moi voir, par un seul mot, en quoi un cheval de fiacre ne ressemble pas aux cinquante autres qui le suivent et le précèdent ».31 La technographie consiste à faire voir une locomotive ou une ampoule électrique d’une façon qui ne ressemble pas aux autres.

28Catalyseur d’images et de perceptions nouvelles, l’objet est source de méditation sur notre perception ordinaire. Marcel Proust, Marcel Schwob, qui scrutent ce perçu vivant, ont tiré parti d’un disque qui crisse, d’une ligne téléphonique traversant la nuit ou du grain d’une voix estompé par le téléphone.32 Mais ce travail d’écriture aux prises avec le visible et l’invisible ne concerne pas la seule création littéraire. La presse, la vulgarisation, la réclame respirent une esthétique de l’électricité.

29Là où la technologie dissipe la matérialité de la machine, l’objet devenant la figure d’un raisonnement, la technographie la souligne, la laissant en suspens. Il n’y a pas d’objet technique plus présent que celui qui échappe, comme le phonographe qui n’émet que des sons indistincts ou le train qui roule sans maître.

Rhétoriques de la vulgarisation technique, première approche

30Écrire la technique est donc bien autre chose qu’écrire la science, même si beaucoup des enjeux communicationnels, épistémologiques et politiques de la vulgarisation se retrouvent dans les textes consacrés aux inventions. L’écriture de la technique est occultée par la question de la scientificité dans les travaux sur la vulgarisation. Je voudrais montrer qu’elle présente une tout autre complexité, sur le cas de la télécommunication électrique33 : télégraphe, téléphone, télégraphie sans fil, etc.

31La production de vulgarisation illustre la typologie présentée. On y trouve les divers projets d’écriture et la logique de communication s’y laisse définir par l’équilibre entre ces différentes postures. Mais ces trois contrats d’écriture ne disposent pas du même statut.34 Le plus souvent, la technomythie organise l’économie du texte : le lecteur est interpellé sur la place de l’électricité dans sa vie, sur les aventures des héros de la science, sur la course à l’invention. La technologie a une place cadrée : elle se développe en séquences localisées, souvent dépendantes d’illustrations. Enfin, la technographie est à la fois omniprésente et diffuse. Un tour de phrase, un terme, une image fugace suggèrent le gigantisme, l’invisibilité. La technomythie est éditoriale, la technologie rédactionnelle et la technographie lexicale : l’une régit le projet, la seconde occupe ses développements, la troisième hante sa langue.

32Malgré tout, cette tendance de fond autorise une gamme de variations extrêmement vaste.

33L’article consacré en 1902 par L’année scientifique et industrielle à « La Télégraphie sans fil à l’exposition »35 développe un parcours séquentiel : si l’écriture procède d’une grande fluidité, les postures sont dûment distinguées. Le lecteur, qui n’a pas oublié la découverte de Marconi, est invité à supputer les chances de réussite de l’entreprise. Il doit « faire son deuil » des facilités, craindre pour des messages qu’« un guetteur avisé peut bien surprendre », rêver aux promesses d’une communication sans distance ni obstacle. Puis vient la séquence technologique :  « Les choses en étaient là, lorsque M. Ducretet est descendu dans l’arène ». La description du transmetteur et du trajet des ondes dans le système s’appuient sur récit fonctionnel qu’en a fait Ducretet lui-même devant l’académie : séquence repérée visuellement (commentaire de deux gravures) et marquée typographiquement (petit corps pour les citations de la note à l’Académie). La conclusion s’épanouit en une technographie audacieuse, évoquant un inventeur qui « passe en l’air, por las nubes, le meilleur de sa vie », et aboutissant à une hypotypose digne de l’épopée :

« Il a essayé, il a réussi, et nous avons pu voir des télégrammes échangés ainsi, par impalpables pigeons voyageurs, tant et si bien que, comme l’a prophétisé M. Emmanuel Aimé, le temps n’est peut-être pas loin où un ballon passant, de jour ou de nuit, au-dessus d’une ville bloquée, y laissera tomber, sans que personne s’en aperçoive, des nouvelles du dehors. »36

34C’est là une rhétorique de référence, où le jeu des écritures trouve un équilibre rassurant.

35Tout autre est la façon dont La Science illustrée présente « Ondes électriques et télégraphie sans fil » en 1904.37 Ici, tout est ramené au didactique. Le projet de Diderot trouve un accomplissement radical – plus radical que l’article « bas » lui-même qui, comme toute l’Encyclopédie, échappe à son programme dans le mouvement de l’écriture.38 Une procédure classique en vulgarisation, la métaphore didactique — plus précisément le récit allégorique39 —, double la matérialité de l’objet d’une logique de la connaissance. La métaphore met en relation des représentations quotidiennes et des modèles conceptuels. Ici, le lecteur est invité à observer des ronds dans l’eau, puis à imaginer divers dispositifs hydrauliques, avant de considérer l’appareil électrique. Dans cette logique, où « la télégraphie sans fil se confondrait presque avec la téléphonie primitive », tout se passe « de la même façon. » C’est un repliement de l’écriture technique sur la vulgarisation scientifique.

36Ces deux exemples, dont l’un cumule les postures d’écriture et l’autre les replie, sont assez rares. Ce qui domine, c’est le glissement permanent d’une posture à l’autre. La nature des inventions de cette ère électrique encourage cette hétérogénéité. Ces techniques, que l’on baptisera à tort immatérielles et que l’on dit alors impalpables, travaillent dans l’ordre de l’invisible. Cette manifestation de l’insaisissable, si l’on autorise l’oxymore, conduit à leurs limites les trois stratégies d’écriture.

37Un article antérieur de L’année scientifique,40 montre à quel point l’écriture de l’objet technique peut être fluide. La technographie, secrètement agissante, bouscule tout ordre de l’exposé. Le jeu est permanent entre explication et mystère. Le lecteur est d’abord confronté à un récit de fiction. Si la science-fiction est un topos de la vulgarisation, ici, la supposition est paradoxalement projetée vers le passé. Supposons, nous dit-on, que l’homme du XVIIIe siècle ait rencontré un génie capable d’imaginer le télégraphe, « cet utopiste eût été pris pour un mystificateur ou un fou ». Le lecteur, transporté dans un futur rétrospectif, assistant à un véritable « miracle » (sic), ne peut que s’émerveiller du présent. Émerveillement au carré devant un processus paraissant (déjà) immatériel ; technomythie au carré, le prodige technique appelant le prodige humain, « ce Marconi dont le nom est sur toutes les lèvres ». Le motif surnaturel hante désormais le lexique. Le Morse opère « comme qui dirait par un sortilège télépathique », « éveillant […] la pensée à distance », si bien que « nous sommes, à ce qu’il semble, en pleine sorcellerie ».

38Le lecteur est pris dans un paradoxe : il doit conclure tout à la fois à l’évident et à l’impensable. La science appliquée manifeste la simplicité des principes en même temps qu’elle démontre la réalité du prodige. Si le problème est « simple comme bonjour… en théorie », sa solution reste désespérément obscure. Ce double jeu du transparent et de l’invisible débouche sur la thaumaturgie : « Il a fallu, pour les recueillir [les ondes], créer artificiellement un nouveau sens ». L’exposé didactique conduit, in extremis, à admirer un « appareil magique », en une chute digne de la littérature fantastique : « Tout arrive en effet, au siècle où nous sommes, tout — et même mieux encore. »

Le travail du texte

39Ce chatoiement des écritures n’est pas accidentel, mais fondamental. L’instabilité est constitutive du regard que portent sur l’objet technique les hommes de la modernité industrielle. L’écriture de la machine n’est pas une machination. La décision prise dans l’écriture en projet est sans cesse combattue dans l’écriture en procès.  La technographie est toujours secrètement virulente, car elle met en jeu toute l’incertitude du pensable. On le verra, pour finir, sur l’exemple de quelques textes assez particuliers.

Les Propos d’un Normand, camera oscure de la scène technologique

40Karl Marx, technographe d’occasion, voulait inverser, comme dans la chambre obscure de l’appareil photographique, la philosophie de Hegel. Un autre philosophe, Alain, propose une version humoristique du même procédé. Ce qu’il renverse avec malice c’est ce mélange du fonctionnel et du magique dont la vulgarisation nous offrait l’exemple. L’une de ses chroniques de La dépêche de Rouen et de Normandie41 commence par l’énoncé d’un aphorisme :

« Les jeunes gens, presque toujours, sont savants comme ils sont polis. On leur a appris qu’il y a des expressions inconvenantes, et des choses qu’il ne faut pas dire ; ils savent résoudre un problème à peu près comme ils savent manger un œuf à la coque. »

41Dans le genre que pratique le chroniqueur-philosophe, ce type de sentence donne matière à illustration spirituelle. Le bon mot tirera parti d’une invention placée sous le feu de l’actualité :

« Il y a des caractères plus dociles que d’autres ; il y a aussi des mémoires qui retiennent mieux ; de même, parmi les phonographes, il y en a qui reproduisent en grinçant et en nasillant, d’autres qui, au contraire, imitent merveilleusement les voix ».

42En évoquant le télégraphe comme prothèse de la voix, de la mémoire et de l’imitation, Alain s’engage sur le terrain de la vulgarisation. Le lecteur s’attend (s’il regarde ce passage et oublie quelque peu le début du texte) à un développement du type de celui que nous proposait l’article de La science illustrée : une allégorie didactique nous conduisant souplement, par étapes analogiques, de notre comportement aux principes de la télécommunication. Combien de fois ne voyons-nous pas exposer le fonctionnement d’un téléphone, d’un réseau ou d’un ordinateur, à partir d’une analogie avec nos comportements ?

43C’est l’existence de ce schéma bien établi qui définit le pouvoir critique de ce propos apparemment anodin, sa vertu de distanciation :  

« Un bon phonographe, je veux dire un homme disposé naturellement à l’obéissance, formé dès le jeune âge à ne dire que ce qui se dit, doté avec cela, d’une collection  suffisante de rouleaux vierges, un tel jeune homme est promis aux plus hautes destinées. Toujours il chante l’air qu’on lui demande, et il le chante comme il faut ; c’est un recueil de bonnes réponses. Aussi, à toutes les expositions, notre phonographe obtient les plus hautes récompenses ; et, si seulement personne n’a chanté faux devant son pavillon, le voilà admis à l’ École Polytechnique, qui est un magasin de phonographes réglés et estampillés par l’État. »

44L’inversion tranquille d’une analogie devient une bombe idéologique à retardement, qui frappe, comme par hasard, le lieu d’excellence de toute littérature technologique. Cet exemple montre à la fois la prégnance d’une structure rhétorique et idéologique et la possibilité laissée à l’écrivain de renverser, dénoncer, pervertir ce fameux ordonnancement du logique, du mythique et du graphique lequel paraît intangible dans tant de discours anciens et actuels.

La Crêcherie : une utopie plus poétique qu’on ne croit

45Le second exemple est emprunté au texte le plus disqualifié de Zola, Travail. Ce roman, tiré du cycle des Quatre évangiles, annonce par ce surtitre sa dimension idéologique. Aussi, l’avis général est-il que Zola s’y est fourvoyé, perdant la dimension poétique et mythique des Rougon au bénéfice, d’un roman à thèse. Je ne veux pas ici contester ce jugement. Travail est, autant qu’un récit, une antithèse, qui se décline comme une série de variantes chronologiques du bon et du mauvais, le présent s’opposant au passé, la souffrance à la joie, le labeur au travail, la tyrannie à la cité harmonieuse. Deux lieux techniques concrétisent ce discours — deux forges de métallurgie —, s’opposant comme l’incarnation de deux essences : l’abîme sombre et douloureux, figure du passé et la Crêcherie radieuse et créative, figure de la modernité.

46Cela suppose un travail poétique complexe que ne suffit pas à décrire la formule du roman à thèse. Le pouvoir évocateur de la technique participe d’un imaginaire visuel virulent. Ici encore, la circulation est constante entre technologie, technomythie et technographie. La métamorphose de la scène technique, du récit fonctionnel vers l’utopie politique, en passant par l’évocation phénoménologique, constitue le cœur de la construction imaginaire en jeu.

47Lorsque Zola décrit le fonctionnement des laminoirs, la technographie est présente, et même aveuglante, au sein du récit fonctionnel :

« Au sortir du réchaud, d’un éclat de soleil, le lingot d’acier, court de la grosseur d’un tronc d’homme, était pris, dans une première cage, entre les deux rouleaux qui tournaient en sens inverse ; et il sortait aminci de la gorge, rentrait dans la seconde cage, où il s’amincissait encore ; et, de cage en cage, les gorges ébauchaient de plus en plus la pièce, finissaient par donner au rail son profil et sa longueur réglementaire de dix mètres. »42

48Ce récit didactique tient en germe un potentiel figuratif qui se déploie dans la suite du texte. La forme du processus technologique appelle un ensemble d’associations à la fois narratives et visuelles : ceci, notamment, parce que la scène dans laquelle l’objet technique est placé s’élargit et se prolonge, encore une fois, de façon insensible :

« Et les rails succédaient aux rails avec une rapidité extraordinaire, on pouvait à peine suivre le lingot qui s’amincissait, qui s’allongeait, qui jaillissait en un nouveau rail, pour s’ajouter aux autres rails, comme si les voies ferrées, par le monde, s’étendaient sans fin, pénétraient au fond des contrées les plus désertes, en faisant le tour de la Terre. » 

49Formule itérative elle-même réitérée, accélération narrative, amplification  spatiale : une philosophie de l’histoire sourd du récit fonctionnel. La métonymie est toute-puissante, puisque le procès technique fabrique, de proche en proche, l’objet, la série, l’assemblage, l’équipement, l’industrie, la communauté, l’histoire. Ce texte relève de la philosophie du réseau.43 Mais en deçà de l’affirmation d’une doctrine, un travail intense unifie technologie et technographie. L’objet conduit littéralement du transport physique à la communauté sociale. C’est en travaillant la virulence figurative de l’objet (sa visualité, son esthétique, sa capacité à conduire le lecteur hors cadre) que Zola produit de l’idéologique.

« Ah ! Que les charpentes d’acier se multiplient donc, dressent donc des édifices utiles, des villes heureuses, des ponts pour franchir les fleuves et les vallées, et que des rails jaillissent toujours des laminoirs, allongent sans fin les voies ferrées, abolissent les frontières, rapprochent les peuples, conquièrent le monde entier à la civilisation fraternelle de demain. »44 

50Et plus loin : « Et sans cesse les rails s’ajoutaient aux rails, il semblait que la terre allait bientôt en être sillonnée de toutes parts, pour charrier à l’infini la vie décuplée et victorieuse. »45

L’Ève future : créature artificielle contre alchimie du vivant

51L’importance de l’Ève future de Villiers de l’Isle-Adam est largement sous-estimée, sans doute parce que le roman se prête mal à l’idéologie du style. Il brille par l’hétérogénéité radicale : textes raboteux, défendus contre toute formule, mêlés de lambeaux de discours, convoquant le mélodrame, le fait divers, la pantomime, le Grand Guignol. Ne voit-on pas Edison se livrer à un récit interminable de ce qu’aurait pu faire son téléphone s’il avait été inventé plus tôt ? n’assiste-t-on pas au récit méthodique et fastidieux de tous les ressorts mécaniques et électriques de la femme artificielle ?

52C’est justement cette présence si forte de la technologie qui fait l’originalité et l’actualité du roman de Villiers, par rapport aux formules narratives dont on l’a trop souvent rapproché, comme le Frankenstein de Mary Shelley.46 L’épisode dans lequel se déploie la déception du héros, fashion victim de l’électricité, le montre avec éclat. Après avoir voulu faire fabriquer un double mécanique de la femme qu’il désire, il finit par avouer son entreprise. Au moment où il croit pouvoir ressusciter le dialogue, il s’adresse à l’artéfact, dont la perfection se trouve ainsi paradoxalement éprouvée.

53L’explication donnée par l’ingénieur Edison (figure fictive, mais autorisée de l’invention réelle) présente des particularités sur lesquelles nous devons nous arrêter :

« Les fidèles poumons d’or de Hadaly n’enregistraient, sous le doigt de l’inspiratrice,47 que la parfaite nuance vocale enfin proférée entre vingt autres, quelquefois. Moi, le micromètre en main et ma plus forte loupe sous ma paupière, je ne ciselais qu’au degré correspondant à leur instantanée photographie, sur les aspérités du cylindre-moteur de l’Andréide, les seuls ensembles parfaits des mouvements, unis aux regards ainsi qu’aux expressions radieuses et graves d’Alicia. Durant les onze journées que ce travail a demandées, le reste physique du fantôme s’accomplissait — moins la poitrine, enfin, — sur mes scrupuleuses indications. Voulez-vous voir les quelques douzaines de spéciales épreuves photochimiques sur lesquelles sont piqués les points (précis à des millièmes de millimètres près), où les grains de poudre métalliques ont été disséminés, en la carnation, pour l’exacte aimantation des cinq ou six sourires fondamentaux de Miss Alicia Clary ? Je les ai là, dans les cartons. »

54Nous sommes face à un texte qui, tout à la fois, et dans une même proposopée du thaumaturge technique, procède de trois mouvements : affirmer un pouvoir fatal sur l’humanité (l’ingénieur s’égalant explicitement à Dieu), détailler la précision d’un processus technique infaillible, jouer enfin sur le caractère fascinant et insaisissable d’un certain type de création proprement physique. Cette Ève n’est pas une simple variante (nécessairement inférieure, dans son ordre) de la créature imaginée par Mary Shelley ou de la figure du Golem.48 L’andréide n’est ni de chair ni de glaise ; elle est fondamentalement métallique et substantiellement électrique. Il n’y a dans le projet de son inventeur aucune volonté de se mesurer au vivant, dans son ordre ; il n’y a aucune fascination pour la magie, dans ses œuvres.

55L’Edison de Villiers est un barde de l’acte technique en tant que tel : il ne vise pas à imiter Dieu mais à l’humilier, il ne prétend pas capter le secret de la vie mais la prendre au piège. C’est pourquoi le discours technologique est omniprésent dans le roman de Villiers, là où il n’a que faire dans le récit de Shelley. Toute la force du mythe de Frankenstein tient précisément à ce que les ressorts de la thaumaturgie restent invisibles, nul ne sait comment il fait la vie avec la mort. Edison fait la mort avec la vie : il montre le pouvoir de la fabrication et de l’illusion pour détruire les prétentions de l’homme. La scène de la fausse reconnaissance, c’est le test de Turing, c’est l’essence illusoire de la technique. L’ingénieur n’imite pas l’humain, mais le reproduit et le mystifie. C’est en s’employant à scruter les produits de la technique, c’est en rendant la technologie insistante à en devenir intolérable, que Villiers mine les logiques métonymiques précédemment décrites. Voilà qui peut éclairer le malaise étrange que nous inspirent les technologies de Villiers.

56La scène de la technique est à la fois inévitable et impossible, dans cette société qui, se passionnant pour l’application de la science, se laisse habiter par les figures d’une machine humaine. Les multiples figures de l’écriture, associant et hybridant les regards sur l’objet, se sont peu à peu banalisées. Mais si peu à peu ces configurations poétiques et idéologiques sont devenues aussi invisibles que puissantes, il y a toute une production à redécouvrir, multiple, instable et fugace, qui maintient perceptible la scène de ces rêves que nos habitudes d’écriture ont oubliée. Un trésor textuel enfoui montrant que si la machine trouve peu à peu sa langue normale, en l’an mil neuf cent, sa figure n’est pas près de s’assagir.

Notes de bas de page numériques

1 . L’essentiel du corpus commenté dans cet article a été publié entre 1880 et 1910.

2 . Gérard Genette, Figures III, « Discours du récit », Paris, Seuil, 1972, p.122 à 144.

3 . Émile Zola, Germinal, dans Les Rougon-Macquart : histoire naturelle et sociale d’une famille sous le Second Empire, Paris, Gallimard, Bibliothèque de la Pléiade,1964 [1885], vol.III, p.1133-1137

4 . Ibid., p. 1135.

5 . Jacques Noiray, Le Romancier et la machine. L’image de la machine dans le roman français (1850-1900), Vol. 1 « L’Univers de Zola », Corti, Paris, 1981, p. 130.

6 . Alain Beltran et Patrice carré, La Fée et la servante : la société française face à l’électricité, Paris, Belin, 1991.

7 . Cf. Pierre Thuillier, « Un débat fin de siècle : la « faillite de la science », La Recherche, n° 234, juillet 1991, p. 950-956.

8 . Louis Figuier, Les merveilles de la science ou Description populaire des inventions modernes, Préface. Paris, Furne-Jouvet, 1867.

9 . Yves Jeanneret, « La part de l’imaginaire », Sciences humaines, n° 59, mars 1996, p.24-25 ; pour une réflexion sur l’écart entre pensée scientifique et pensée technique, cf Dominique Lecourt, , Prométhée, Faust, Frankenstein : les fondements imaginaires de l’éthique, Paris, Empêcheurs de penser en rond, 1996.

1 0. Jules Verne publie L’île mystérieuse, où l’optimisme du Robinson est soumis à rude épreuve, en 1874 ; Villiers de l’Isle-Adam publie L’ève future, récit d’un usage barbare de l’électricité, en 1886 ; Paul Dukas crée L’Apprenti sorcier en 1897.

1 1. Émile Zola, Le Roman expérimental, Œuvres complètes, François Renouard, Œuvres critiques, Paris, 1928 [1880], ch. 2, p. 28.

1 2. Guy de Maupassant, Pierre et Jean,  « Le Roman », Le Livre de poche, 1968 [1887], p. 6.

1 3. Jacques Noiray, Op. cit., vol.1, p. 503.

1 4.. Ibid., vol. 1, p. 180.

1 5. Émile Zola, Carnets d’enquête. Une ethnographie inédite de la France, édition de Henri Mitterand, Paris, Plon, 1986, p. 550.

1 6. Dans la sémiotique narrative, un actant est une entité (humaine ou non, individuelle ou collective) intervenant de façon significative dans la grammaire de l’action. Cf. Joseph Courtès, Analyse sémiotique du discours : de l’énoncé à l’énonciation, Paris, Hachette, 1991.

1 7. Ibid. p. 547.

1 8. Ibid., p. 530.

1 9. Émile Zola, La Bête humaine, in Les Rougon-Macquart, Gallimard, édition de la Pléiade, vol. IV, Paris, 1966 [1890], pp. 1128-1129.

2 0. Émile Zola, Carnets d’enquête, op. cit., p. 529.

2 1. La méthode ici retenue consiste à commenter une série de textes, chacun de ces commentaires visant à repérer un aspect du travail d’écriture. Pour une approche plus globale du phénomène, cf. Yves Jeanneret, « La prothèse, le moteur et la bombe : écritures de la technique au tournant du siècle », dans Nathalie Roelens et Wanda Stauven, Homo orthopedicus, L’Harmattan, p.45-76.

2 2. Dans le cadre de cet article, seule est analysée la dimension discursive-scripturale de cette écriture ; on pourrait mettre diverses modalités de l’image en rapport avec ces modèles d’écriture.

2 3. Georges Claude, L’électricité à la portée de tout le monde. Paris, Dunod, 1903, p. 106.

2 4. Les articles comparant les mérites restectifs des téléphonies européennes se multiplient au début du siècle et envahissent littéralement les premiers numéros de La Science  et la vie (parue à partir de 1913).

2 5. - Par exemple Hector Malot, Sans famille, Paris, Hetzel, 1880.

2 6. Jules Verne, Le Château des Carpathes, Paris, Hetzel 1892, p. 239.

2 7. À propos de ces textes, l’hypothèse avancée par Paul Caro d’une continuité entre récits populaires et vulgarisation se confirme pleinement (Paul Caro, La Roue des sciences : du savant à la société, les itinéraires de la connaissance, Paris, Albon Michel, 1993).

2 8. Monique Sicard, L’Année 1895 : L’image écartelée entre voir et savoir, Paris, Les Empêcheurs de penser en rond, 1994.

2 9. Les expressions médiatiques de l’effarement ou du dégoût vis-à-vis de l’éclairage électrique participent évidemment, en négatif, de cette technographie triviale (cf. Alain Beltran, et Patrice Carré, Op. cit.).

3 0. Filippo Tommaso Marinetti, Manifeste du futurisme, Milan, 1912 (traduction publiée dans Le Figaro).

3 1. Guy de Maupassant, Pierre et Jean, op. cit, p.25-26.

3 2. Sur le rôle de l’écriture du sensible chez Proust, cf. Anne Simon, Proust ou le réel retrouvé, Paris, PUF, 2000 ; sur l’investissement littéraire de la matérialité des machines à communiquer, cf. Patrice Carré, « Proust, le téléphone et la modernité », France-Télécom, n° 54, 1988, p.3-11 ; Franck Schueerewegen,À distance de voix : essai sur les machines à parler, Lille, PUL, 1994 ; Anne Van Sevenant, Écrire à la lumière : le philosophe  et l’ordinateur, Paris, Galilée, 1999..

3 3. Le terme a été inventé en 1904 par Édouard Estaunié (Traité pratique de télécommunication électrique, Paris, Dunod, 1904). Dans un autre article consacré à l’écriture de la technique (« La prothèse, le moteur et la bombe », op.cit.), j’ai donné quelques exemples de la façon dont ces catégories permettent de décrire des postures développées dans le champ proprement littéraire (Herbert G. Wells, Alfred Jarry, Guillaume Apollinaire, Jules Verne, Joris-Karl Huysmans, Émile Verhaeren, etc.).

3 4. Le corpus analysé comporte un ensemble d’articles disponibles au fonds ancien de la médiathèque d’histoire des sciences de la Cité des sciences et de l’industrie : numéros et recueils de La science illustrée (entre 1895 et 1904), La Science au vingtième siècle (1906), La nature (1903-1912), L’année scientifique et industrielle (1892-1912), La science et la vie (1913-1921). Le corpus n’est pas exhaustif, certaines discontinuités apparaissant dans le corpus disponible, mais il est diversifié et équilibré, en termes de chronologie et de support. Il comporte en tout 118 articles. Ma reconnaissance va à Denise Hazebrouck, qui a mené les recherches pour la constitution de ce corpus.

3 5. L’année scientifique  e t industrielle (op.cit.), 1902, p. 28-35.

3 6. Ibid., p.35.

3 7. « Ondes électriques et télégraphie sans fil », La science  illustrée, 1903-1904, p.338-312.

3 8. Georges Benrekassa, Le langage des lumières : concepts et savoir de la langue, Paris, PUF, 1995.

3 9. Yves Jeanneret, « Le choc des mots : pensée métaphorique et vulgarisation », Communication et langages, n° 93, 1992, p. 99-113 ; Daniel Jacobi, « Figures de rhétorique et communication », dans La Communication scientifique : discours, figures, modèles, Grenoble, Presses universitaires de Grenoble, 1999, p. 81-100.

4 0. « Physique, La télégraphie sans fils », in Émile Gauthier (dir.), L’année scientifique, 1897 p. 46 à 50.

4 1. Alain, « Propos d’un Normand », La dépêche de Rouen et de Normandie, 22 octobre 1907.

4 2. Émile Zola, Les quatre évangile s – II Travail, Paris, Fasquelle, 1901, p. 215.

4 3. Pierre Musso, Télécommunications et philosophie des réseaux, Paris, PUF, 1997 ; Armand Mattelard, L’invention de la communication, Paris, La Découverte, 1994.

4 4. Ibid., p. 217.

4 5. Ibid., p. 223.

4 6. Mary Shelley, Frankenstein ou le Prométhée moderne, 1818.

4 7. Hadaly est le nom de la créature électrique, imitant parfaitement l’apparence de la femme aimée, Miss Clary. Edison a recouru à une hypnotiseuse pour la faire parler.

4 8. Philippe Breton, À l’image de l’homme : du golem aux créatures virtuelles, Paris, Seuil, 1995.

Pour citer cet article

Yves Jeanneret, « L’objet technique en procès d’écriture », paru dans Alliage, n°50-51 - Décembre 2000, I. Les arts de la mise en scène de la technique, L’objet technique en procès d’écriture, mis en ligne le 29 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3727.


Auteurs

Yves Jeanneret

Professeur à l'Université Paris Sorbonne-Paris 4 (CELSA), il mène des recherches sur les rapports entre communication et savoir. Ses travaux portent sur la vulgarisation, la reconnaissance des valeurs littéraires et culturelles, les transformation des supports de l'écriture.