Alliage | n°50-51 - Décembre 2000 Le spectacle de la technique |  I. Les arts de la mise en scène de la technique 

Daniel Raichvarg  : 

Lorsque la technique aura volé l’ombre du monde...

p. 35-42

Plan

Texte intégral

1Où il est montré que, lorsque les nouvelles techniques peuplent les coulisses du théâtre, cela peut être pour son bien, mais pas toujours.

Acte 1

2Le mariage de Louis XIV avec l’infante Marie-Thérèse, fille de Philippe Ier, fait partie de ces nécessités politiques qui accompagnent les traités. Dans le cas présent, il complète le traité mettant fin à la guerre entre la France et l’Espagne (le traité des Pyrénées, du 7 novembre 1659, pour les amateurs) : « En France, ces deux événements avaient été accueillis avec allégresse [notamment dans le théâtre du Marais] : après de longues années, la paix était enfin revenue et le projet de mariage entre le jeune roi et la princesse espagnole donnait la certitude qu’elle serait définitive » [Deierkauf-Hoeslver, 1958]. On en convient aisément, ce double événement méritait une grande fête. Pour organiser celle du château de Neufbourg, en Normandie, Alexandre Rieux, marquis de Sourdéac, a des idées très précises. Il se propose de faire représenter « une comédie en musique » et, pour ce faire, il fait construire, dans l’enceinte de son château, son théâtre personnel. Il sollicite un auteur en vogue, Pierre Corneille, qui vient de triompher avec Andromède, on se met d’accord sur le prix, plus ou moins facilement selon les témoins de l’époque. Corneille cède aux instances du marquis et choisit comme sujet l’histoire de Jason et Médée, c’est-à-dire le mythe de la Toison d’Or. Il n’y a, pour l’heure, rien de bien étonnant au déroulement de l’événement festif. Sourdéac met tous les atouts de son côté et fait aussi appel aux comédiens du Marais, la troupe de comédiens la plus appréciée du moment. Mais, coup de théâtre : ce sont les... machines qui occupent le devant de la scène.

3La définition des machines par un Dictionnaire général du théâtre du tout début du XIXe siècle est suffisamment précise pour que nous la citions et pour laisser entendre les difficultés du genre et les réussites de Corneille avec La Toison d’or :

« On appelle ainsi, dans les poèmes dramatiques, l’apparition sur scène de quelque Divinité ou Génie pour faire réussir un dessein important ou surmonter une difficulté supérieure au pouvoir des hommes. Elles ont tiré ce nom des Machines que l’on a mises en usage pour les faire apparaître sur la scène et les en retirer d’une manière qui approche du merveilleux » [Annales Dramatiques ou Dictionnaire général du théâtre, 1810].

4Il s’agit donc de mettre à disposition de l’action théâtrale des machines qui précisent, voire accentuent, les effets imposés par le thème et désirés par l’auteur. On saisit le risque de tomber à plat ! De la même manière que les ingénieurs hydrauliciens italiens avaient mis leur savoir-faire au service de ballets et pièces pour créer la grande machinerie théâtrale italienne [Horn-Monval, 1957], Corneille, et surtout les Comédiens du Marais, directement intéressés par la mise en scène, sollicitent pour leur Toison d’Or, un ingénieur, le meilleur sans doute puisqu’il était ingénieur ordinaire du Roy, le sieur Buffequin, pour la construction et l’ajustement des machines du spectacle — tout cela étant rigoureusement spécifié par contrat. Ajustement est bien le terme qui convient. Dans Andromède, Corneille avait dû, par exemple, ordonner son œuvre en fonction d’une image spectaculaire et classique de la mythologie. Afin que Persée « vole au secours de la princesse exposée au monstre sur son Pégase ailé » [Delmas, 1973], il faut que la technique vole au secours de l’auteur. Les indications données par les frères Parfaict et, un peu plus tard, Voltaire, dans ses Commentaires sur Corneille, expliquent les conditions du succès de La Toison. D’une part, « ce qui surprit le plus dans la représentation, ce fut la nouveauté des machines et des décorations auxquelles on n’était point accoutumé » (Voltaire). D’autre part, au-delà de la simple prouesse technique, si la Toison d’Or est « la plus belle pièce à machines que nous ayons » (Fontenelle, cité par les frères Parfaict), c’est parce que « les machines qui sont d’ordinaire si étrangères à la pièce, deviennent, par l’art du poète, nécessaires à celle-là : tout le merveilleux que la Fable peut fournir y est dans toute sa pompe. »

5Il est évidemment difficile de concevoir, trois cents ans après, ce que pouvait être exactement ce double savoir-faire, cette liaison précise entre l’art du poète et celui de l’ingénieur, car ce double savoir-faire et cette liaison entre deux arts interrogent nos deux cultures, scientifique et littéraire. L’extériorisation des sentiments se fait par tous les moyens que la technique a à sa disposition : « le degré de luminosité du décor de Psyché » permet de matérialiser « les variations de la foi de l’héroïne en son dieu », ou bien encore, dans Sémélé, « la pompe merveilleuse entourant l’apparition d’Hypsipyle visualise l’éblouissement amoureux d’Absyrte, tandis que le temple d’Hyménée brûle lorsque la jalousie sort du fond du théâtre comme d’un abîme dans un char traîné par des dragons », selon les exemples donnés par Christian Delmas [1973]. La fonction de ces apparitions machinées est de conjuguer spectacle pur et verbe : « Sémélé brûle littéralement de contempler Jupiter, Apollon éclaircit les mystères recélés sous les feuillages sombres et [encore une fois] Persée vole au secours d’Andromède ». Ou bien encore, ce sont « des nuages compliqués qui permettent d’espionner ou de se dérober aux regards indiscrets », facilitant enlèvement naturel ou disparition surnaturelle... Commentant en scénographe le Traité pratique pour fabriques scènes et machines de théâtre de l’ingénieur italien Sabbatini (1637), Louis Jouvet considère cette rencontre entre le machiniste et le poète, la machine et le mot, comme la source même de la théâtralité :

« Ombres, lumière, lignes, vapeurs et brouillards, apparitions et disparitions, tout devient sur scène un saisissement. Les bruits, les crissements, les branches qui craquent, le pas des chevaux, l’eau qui court, le vent et la lune, les soupirs étouffés, le tonnerre et les éclairs, la pomme qui danse et l’eau qui chante, tout prend, avec le poète et le machiniste, une vie et un sens particuliers. » [Jouvet, 1941]

6Mais voilà, avec le temps, l’ajustement rigoureux entre les deux systèmes se délite et le verbe — sous-entendez la tragédie — prend le dessus : en 1674, ce ne sont plus que de simples illuminations, dues à Vigarani, l’un des grands machinistes italiens venus en France à cette époque, qui constituent une partie du triomphe du Malade imaginaire. Le développement du récitatif dans le théâtre signe l’arrêt de mort du théâtre à machines et l’émergence d’un nouveau théâtre. Fin du premier acte.

Acte 2

7Le grand retour des machines date de l’invention du régulateur électrique de Foucault, en 1840, comme l’explique Julien Lefèvre [1894]. Deuxième coup de théâtre : l’électricité entre en scène. Ce régulateur permit une véritable révolution, en donnant naissance, six ans plus tard, sur la scène de l’Opéra de Paris, à un nouveau mode d’éclairage : signe d’un jour faste, ce fut pour figurer le disque du Soleil levant. Dès lors, c’est l’explosion et, malgré les tentatives de nombreux auteurs du début du XXe siècle, succombant surtout à la Fée électricité, dresser un bilan complet de toutes les possibilités offertes par la science au théâtre, faire une histoire des trucs et machines à effet, s’apparenterait à un inventaire à la Prévert. Cet inventaire nécessite à peine d’explications concernant l’action de la pièce, symptôme d’un certain manque d’adéquation entre la trame et la machine. La grande revue de vulgarisation de ce début de siècle, La Nature, constate, par exemple, dans son numéro du 14 janvier 1893, que, bien qu’ayant déjà publié un certain nombre d’articles sous la rubrique « La Science au Théâtre » en 1887 et en 1890, elle est obligée d’en reprendre une nouvelle série pour tenir ses lecteurs au courant des améliorations apportées, entre autres, aux mécanismes des théâtres comme celles concernant la manœuvre électrique des rideaux de fer, ou bien des améliorations apportées aux dispositifs scénographiques, telles les illusions produites par les toiles métalliques. Quant à de Vaulabelle et Hémardinquer, ils nous proposent, en 1908, avec un ouvrage richement documenté, là encore intitulé tout simplement La Science au Théâtre, une « étude sur les procédés scientifiques en usage dans le théâtre moderne », qui est la bible du chef-machiniste-fin de siècle en la matière. Leur typologie montre que tous les secteurs du théâtre ont bénéficié des nouveaux procédés et qu’inversement, tous les nouveaux procédés ont trouvé un espace d’application dans le théâtre : éclairage, électricité, astronomie et météorologie, optique, acoustique, pyrotechnie et mécanique. Inversement, de nombreuses techniques progresseront grâce à cette science des coulisses, et leur usage en sera banalisé pour le grand public.

8Quelques brefs exemples, particulièrement révélateurs de trois attributs qui ressortent de dizaines d’autres. Dans la pièce Cléopâtre (1750), pour se conformer à l’histoire, l’auteur (Marmontel) veut terminer le drame avec une Cléopâtre mordue par un aspic. On en fait fabriquer un par le fameux Vaucanson ; et au moment où Cléopâtre l’approche de son sein, l’aspic siffle avec grand bruit. Après la pièce, on demanda à M. de B.... ce qu’il en pensait : « Je suis, répondit-il, de l’avis de l’aspic », commente-t-on dans le Dictionnaire général du Théâtre.

9Cent années passant et le progrès technique se faisant obligeant, première apparition à l’Opéra de Paris en 1853 des fontaines lumineuses. De perfectionnement en perfectionnement et par une meilleure intégration dans la scénographie (sinon dans l’action), ces fontaines vont bouleverser la conception que l’on pouvait se faire de « la scène de la course à l’abîme » de La Damnation de Faust. Exemple, celles d’un nouveau genre, admirées le 18 février 1893 à Monte-Carlo : « Tandis que Faust et Méphistophélès galopent sur Vortex et Giaour, ces deux noirs chevaux prompts comme la pensée, représentés pour la circonstance par deux mannequins articulés, au fond de la scène se déroule une longue toile représentant successivement les paysages correspondant aux diverses phases de la course. Au moment où Faust s’écrie : “Il pleut du sang”, la cascade, qui était d’abord, explique Lefevre, d’un beau vert d’eau prend une coloration rouge sang grâce à la manœuvre de verres de couleur. » Sanglante redondance entre texte et machine : sur scène, il pleuvait du sang, au sens propre et au sens figuré.  

10Mais c’est trois mois plus tôt, en décembre 1892, que le sommet technique avait sans doute été atteint — même rétrospectivement, pour le spectateur qui, en 1990, admire les Chevaliers du Zodiaque, Dragon Ball Z ou autres mangas — avec la première apparition sur scène du... Duel électrique :

« Les deux épées et les deux cuirasses forment les pôles d’une pile au bichromate de potasse portée par les combattants, enseigne le même Lefevre. Quand les épées qui, pour la circonstance, sont taillées en limes, viennent à se rencontrer, il en jaillit une myriade d’étincelles d’un pittoresque effet ; lorsqu’une des deux épées touche la cuirasse de l’adversaire, une lampe de dix bougies s’allume subitement et brille pendant la durée du contact. Dans un coup fourré, les deux lampes deviennent incandescentes à la fois et répandent une vive lumière autour des combattants ».

11Attention au sens de coup fourré, « coup tel que celui qui attaque et touche est attaqué, touché en même temps », nous dit le Petit Robert. « Étonnant, non ? » commenterait, à son tour, Pierre Desproges. Et encore, l’histoire ne signale ni la pièce dans laquelle est apparu ce Duel ni le nombre d’acteurs électrocutés...

12La première caractéristique de ces manifestations scientifico-techniques est le rôle à nouveau important joué par les décorateurs. Comme les ingénieurs hydrauliciens du théâtre à machines, ce sont de vrais techniciens. Ils vont progressivement s’intégrer dans l’équipe de mise en scène, à tel point que, constate Paul Ginisty [1910], fervent défenseur des féeries au tournant de notre siècle, « le chef-machiniste, magicien réel » — notons le qualificatif de magicien — joue un rôle prépondérant pendant la représentation. La deuxième caractéristique est que la plupart des innovations seront réalisées à l’Opéra par le très ingénieux et fort célèbre technicien de l’époque, M. Trouvé, et aux Folies Bergères, avant d’être vulgarisées dans d’autres théâtres moins huppés. Il faut dire que le succès peut être considérable : on voue un véritable culte à la danseuse Loïe Fuller quand elle exécute, en 1893, la danse dite serpentine et devient, par l’effet de transformations kaléidoscopiques, un lustre vivant.

13Mais la technique a bouleversé bien plus que la mise en scène. Les rampes à gaz s’éteignant les unes après les autres, l’obscurité gagnant la salle et le plateau accaparant toutes les lumières avec d’infinies possibilités, l’électricité a aussi transformé le regard porté par le spectateur sur ce qui se passe dans un espace vers lequel ses yeux sont, en quelque sorte, attirés : « Dans un grand nombre de pièces, il est utile d’éclairer une partie de la scène et les personnages qui s’y trouvent, soit pour imiter la clarté de la lune, soit pour concentrer l’attention des spectateurs sur ce point », lit-on dans le Lefevre éclairé. C’est dire si, en quelques années, ont été corrigés les défauts constatés par Charles Garnier [1871] dans l’usage des rampes, dans l’équilibre entre éclairage par le haut, éclairage par le bas, éclairage latéral et position des acteurs dans l’espace scénique. C’est dire aussi à quel point cette forme de mise en spectacle de la science, cette forme de diffusion tous azimuts de la science, a modelé le goût de tout un public, c’est dire enfin combien ce public lui en est redevable et il pouvait se laisser aller à sa vénération.

Acte 3

14Justement. Vénération ? Dans le palais de la Lumière et de l’Électricité de l’Exposition universelle de 1937, à côté de la fameuse fresque de Dufy, La Fée Électricité, le visiteur peut assister, dans un théâtre, « à une féerie lumineuse où les acteurs sont de simples pantins fabriqués avec des planches orientées dans des plans différents et des faisceaux divergents colorés » (Science et Monde, 1er août 1937). Les acteurs sont-ils devenus de simples pantins ? Est-ce le signe que « le machiniste l’a emporté sur le poète et lui dicte ses lois » [Christout, 1982] ? Les mauvaises rencontres entre le machiniste et le poète ont ainsi fini par donner naissance à un spectacle dépourvu de sens ou, plutôt, qui n’a pas su en trouver un nouveau.

15Paul Ginisty puis Louis Jouvet concluent, chacun à sa manière, sur la modification du comportement du spectateur provoqué par, pourrait-on dire, un excès de science. Variations sur les conséquences du scientisme et les contradictions entre imagination et science ! Pour Ginisty, c’est l’excès dans la recherche de l’explication qui est fautive :

« La foi manque tout à fait à des spectateurs qui ne sont plus dociles à se laisser entraîner, avec leur éducation réaliste, dans le pays des chimères [car] la jeunesse ne sait plus se faire le coeur naïf qui convient pour goûter pleinement ces bouffonnes aventures [et] il lui faut une action ayant un semblant de vérité. »

16Pour Jouvet, c’est l’excès dans l’usage de la science qui est fautif, et, en 1937, soit en pleine célébration de la Fée, alors que partout on vend machines à laver et autres machines au foyer, il estime que c’est l’électricité elle-même qui, en prenant trop de place dans la mise en scène, a proprement éteint le spectateur [Jouvet, 1937]. Dernier coup de théâtre : c’est l’ombre qui disparaît de la scène.

Bibliographie

Annales dramatiques ou Dictionnaire général du théâtre par une société de gens de lettres, 1810, tome 6.

Christout, Marie-Françoise, « La féerie romantique au théâtre », in Romantisme, 1982, 38, 4e tri.

Deierkauf-Hoeslver, S. Wilma, 1958. Le Théâtre du Marais, Paul Nizet, tome II, p. 121.

Christian Delmas, « Le merveilleux dans la tragédie à machines », « Les Amours de Jupiter et de Sémélé » de Claude Boyer (1666), in Revue d’Histoire du Théâtre, 1973, 1.

Charles Garnier, Le Théâtre, Hachette, 1871 (réimp. édit. Actes Sud, 1990), p.237-242.

Paul Ginisty, La Féerie, Michaud, 1910 (réimp. édit. d’Aujourd’hui, 1982), col. Les Introuvables.

Madeleine Horn-Monval, « La Grande Machinerie théâtrale et ses origines », in Revue d’Histoire du théâtre, 1957, octobre/décembre.

Jouvet Louis, 1937. « L’apport de l’électricité dans la mise en scène au théâtre et au music-hall », in Arts et Métiers Graphiques, numéro spécial, 1937. On trouvera ce texte ci-après.

Jouvet Louis, 1941. « Préface à la traduction française du Traité de Sabbattini », in Louis Jouvet et la Scénographie, Avignon , Maison Jean Vilar, 1987.

Julien Lefèvre, 1894. L’Électricité au théâtre, A. Grelot, col. Encyclopédie électrique.

Pour citer cet article

Daniel Raichvarg, « Lorsque la technique aura volé l’ombre du monde... », paru dans Alliage, n°50-51 - Décembre 2000, I. Les arts de la mise en scène de la technique, Lorsque la technique aura volé l’ombre du monde..., mis en ligne le 29 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3729.


Auteurs

Daniel Raichvarg

Professeur à l’université de Bourgogne (Dijon), directeur du Centre de recherche sur la culture, les musées et la diffusion des savoirs, travaille sur les genres impurs d'un genre impur, la vulgarisation des sciences, au théâtre en particulier. Co-auteur avec Jean Jacques de Savants et ignorants, une histoire de la vulgarisation (Seuil, 1991).