Alliage | n°50-51 - Décembre 2000 Le spectacle de la technique 

André Grelon, Françoise Chamozzi et Ina Wagner  : 

Présentation : De la technique comme spectacle

p. 2-5

Texte intégral

1Ce numéro passe en revue les multiples modes de présentation de la technique et de ses objets, dans différents univers, ceux des musées et expositions, des arts, de l’industrie et de l’économie, des nouvelles technologies. À la fois historique et contemporain, il fait appel à des spécialistes de plusieurs disciplines et de plusieurs pays européens. Leurs contributions s’appuient sur de nombreux exemples et sur une riche iconographie.

2Les textes de la première partie traitent des lieux où sont montrés la technique et les objets techniques, principalement les musées et expositions.

3L’objet technique, ainsi que l’écrit Niels Beckenbach, connaît plusieurs formes de présentation —  vitrine, « triomphe », miroir —, et son statut évolue en même temps que celle-ci: objet rare, objet anonyme de masse, fétiche social, tandis qu’aujourd’hui le simulacre des médias électroniques s’émancipe de la culture matérielle.

4Brigitte Felderer analyse une exposition viennoise de 1996 intitulée Machine désirante - machine désir, une histoire des visions techniques depuis le XVIIIe siècle, qui cherchait à renouveler la présentation de la technique en vigueur dans les musées classiques. En effet, dit l’auteur, il est essentiel de saisir le contexte et les idées, les perspectives, les représentations et les idéologies ayant suscité un projet technique, et qui, ensemble, contribuent à l’invention du monde.

5Analysant le comportement des visiteurs de musée, en l’occurrence le musée des Sciences de Londres, Dirk vom Lehn, Christian Heath et John Hindmarsh démontrent que, loin d’être totalement guidés par les schémas pré-établis des concepteurs, maîtres de la mise en scène des objets exposés, ces visiteurs, par leurs actions et interactions, deviennent en fait metteurs en scène eux-mêmes.

6Toujours sur le thème de la muséographie, Antoni Roca Rosell, développant l’exemple des musées de la Catalogne (musée de la Science de la Fondation la Caixa, musée de la Science et de la Technique de Catalogne et son réseau ), soutient la thèse qu’ils sont le reflet de la démocratisation post-franquiste, de l’affirmation d’une culture et d’une identité régionales.

7Rüdiger Lainer et Ina Wagner, comparant la Wunderkammer (chambre des merveilles) du passé et l’actuel logiciel en 3-D du même nom, utilisé par des architectes, paysagistes et designers, analysent le potentiel scénographique des outils multimédias, lorsqu’ils sont utilisés comme espaces d’exposition et d’archivage.

8La technique et sa mise en scène sont bien évidemment présents dans le domaine des arts au sens large : tel est le thème de la deuxième partie.

9Cette situation prévalait déjà au cours d’une lointaine période, avec les « théâtres des machines », présentés par Hélène Vérin et Luisa Dolza, lesquels n’ont de théâtre au sens moderne que le nom, puisqu’il s’agit de livres édités sur deux siècles, entre 1570 et 1770, montrant et expliquant outils, instruments, machines, utilisés dans les arts et métiers.

10Dans le roman également, où, après un bond dans le temps, nous nous retrouvons à la charnière des XIXe et XXe siècles. Yves Jeanneret montre que, appliquée à l’écrit, l’idée de mise en scène peut seulement être métaphorique ; il s’agit plutôt de mises en texte de l’objet technique, à cette époque historique où la machine envahit le roman. L’écriture fait plus que révéler la technique, elle construit la technique elle-même, en propose une lecture, oblige à la penser et à la voir autrement que comme l’ombre de la science. L’auteur distingue et illustre trois grands modes de la lecture technique : technologie, technomythie et technographie.

11La technique apparaît également sur le lieu par excellence de la mise en scène, le théâtre. Daniel Raichvarg a choisi de présenter cette histoire en trois actes : le premier débute à l’époque du théâtre à machines, illustrée par la création de la Toison d’or de Corneille, succédant à la grande machinerie théâtrale italienne montée par les ingénieurs hydrauliciens, et s’éteignant avec le développement du récitatif. L’acte 2 est celui du coup de théâtre de l’apparition de l’électricité, qui a révolutionné la mise en scène, mais également de tout un ensemble de nouveaux procédés techniques mettant en œuvre aussi bien l’optique, l’acoustique, la pyrotechnie, la mécanique, que l’astronomie et la météorologie ! Cependant, la technique a bouleversé bien plus que la mise en scène, elle a modelé le goût du public, dont le comportement a été modifié par un excès de technique. C’est alors l’acte 3 où l’on se demande si l’électricité, en prenant trop de place dans la mise en scène, n’a pas éteint le spectateur. Le texte qui suit, « L’apport de l’électricité dans la mise en scène au théâtre et au music-hall », écrit en 1937 par Louis Jouvet, nostalgique de l’ombre des chandelles, développe et illustre cette question.

12Aujourd’hui, la technique va s’insinuer jusqu’au plus intime de nous-mêmes, notre corps, corps mort en l’occurrence, corps plastiné et exhibé dans des expositions qui ont suscité passion — rejet ou fascination —, mais jamais indifférence. « L’art anatomique », inventé par l’allemand von Hagens, est montré pour la première fois en 1999, avec l’exposition « Le monde des corps ». Il s’agit de la représentation esthétique et éducative de l’intérieur du corps humain, pratiquée à partir de cadavres ayant subi des traitements chimiques et mécaniques, ainsi transformés « plastinats » et mis en scène de telle sorte que certaines parties en sont particulièrement révélées. Un rappel historique montre que les présentations anatomiques possèdent depuis le XVIe siècle une dimension esthétique essentielle. Aujourd’hui, l’accès à l’intérieur du corps humain a été banalisé par les récentes techniques d’imagerie médicale. Si ces expositions sont controversées — elles ont remporté un énorme succès et suscité des polémiques intenses —, c’est qu’elles posent une question totalement nouvelle dans notre culture : la mort, convoquée par la présentation de cadavres véritables, peut-elle relever de l’art et du spectacle ? Van Dijck montre que les plastinats sont des hybrides de modèles artistiques et d’organismes manipulés, où la part de la technique l’emporte sur le réalisme, et que les plastinats rendent inapplicables les catégories épistémologiques (corps/maquette, artificiel/réel, authentique/copie) sur lesquelles s’appuient nos jugements éthiques.

13La troisième partie de ce numéro est consacrée à la façon dont le spectacle de la technique cherche à proposer une vision du monde qu’elle a contribué à façonner, dans les domaines économiques et industriels.

14Nicolas Pierrot, avec la collaboration de Marie-Laure Griffaton, montre que dès la fin du XVIIIe siècle, les fabriques et les usines ont fourni le sujet d’un nombre croissant de toiles et de dessins, jusqu’à l’essoufflement de la vague réaliste au début des années 1890. Il examine comment la mise en scène des espaces industriels, qui est aussi celle du travail, s’est parfois détournée du seul objectif promotionnel pour laisser la place au témoignage, au discours pédagogique et à la célébration des spectacles saisissants de l’univers industriel.

15Bruno Jacomy étudie une gravure tirée d’un ouvrage de vulgarisation technique de la fin du XIXe siècle présentant une dynamo industrielle, et montre comment le dessinateur a commis une erreur grossière dans l’interprétation d’un élément fonctionnel de cette machine. Analysant plus généralement les procédés de représentation des objets techniques, il pose la question du rôle et de la fiabilité de ces illustrations.

16Il ne suffit pas à un objet technique d’apparaître pour se diffuser dans la société. Patrice Carré, en retraçant l’invention puis le développement du téléphone jusque vers 1930, s’attache à montrer comment la présentation publique de l’objet contribue à créer du désir et du besoin. Elle relève d’une esthétique (on dirait aujourd’hui du design), et a essentiellement bénéficié des expositions de la fin du XIXe siècle, universelles, internationales ou industrielles, qui ont œuvré pour sa vulgarisation scientifique et technique. En même temps, ce nouvel objet a stimulé l’imaginaire social et s’est retrouvé mis en scène sous des formes diverses, allant de la carte postale au théâtre et au cinéma, muet d’abord, puis parlant, sans oublier la littérature. Aujourd’hui, avec Internet, la fiction a été dépassée, à grands coups de mise en scène !

17Jean-Jacques Henry reprend le thème du cinéma, en choisissant d’analyser l’œuvre de Jacques Tati, que la critique a voulu voir comme dénonçant un monde technicisé et déshumanisé. En réalité, Tati était un passionné de technique, dont il a utilisé les dernières trouvailles dans la fabrication de ses films. Mais en même temps, la représentation qu’il en donne dans la vie courante met au jour ce qui peut être justifié ou ridicule, utile ou superflu.

18Le personnage de Volta, inventeur de la pile électrique, jouit en Italie d’une renommée au moins comparable à celle de Pasteur ou Marie Curie en France. Un véritable « temple » lui est ainsi consacré à Côme, sa ville natale. Présentant les imposantes commémorations dont les anniversaires successifs de sa naissance, de sa mort et de sa découverte ont fait l’objet depuis plus d’un siècle, Donata Vittani donne à réfléchir sur le rôle de la célébration des grandes innovations techniques dans la constitution d’une identité collective.

19Olivier Namias étudie comment le bouleversement des paysages urbains et ruraux par l’extension, au XXe siècle, de la toile des fils électriques, a posé de sérieux problèmes d’acceptation sociale. Entre le rejet des tenants d’une esthétique classique et l’enthousiasme moderniste de certains artistes, la tension a été vive, et, à certains égards, persiste aujourd’hui. Les représentations picturales et photographiques du fil électrique, son incorporation dans les projets architecturaux, constituent à cet égard un élément-clé de son intégration dans la civilisation technique contemporaine.

20La quatrième partie de ce numéro se consacre aux aspects les plus récents des nouvelles technologies, qui ont abouti à ce paradoxe d’une auto-mise en scène.

21 Rüdiger Lainer et Ina Wagner, analysant les médias électroniques et leur utilisation dans le domaine de l’architecture, démontrent comment la technique est passée du statut d’objet d’exposition à celui d’espace d’exposition et de représentation, tout en décrivant l’utilisation de ces médias dans l’aménagement de l’espace et leur influence sur les concepts architecturaux contemporains.

22De même, grâce à des exemples de réalité virtuelle, de réalité augmentée et d’ubiquité informatique, Giorgio de Michelis analyse comment, lorsque ces nouvelles technologies engendrent des espaces virtuels, ceux-ci deviennent la scène même où agissent et interagissent les utilisateurs.

23Proposant une notion nouvelle, celle de « tiers espace », Marco Susani, en s’appuyant sur différentes réalisations dans le domaine des espaces médiatiques et des environnements partagés, montre à quel point est dépassée la notion physico-matérielle de mise en scène.

24Mais selon Mike Robinson et al., qui rapportent une recherche collective élaborée à propos du premier sommet sur Internet réunissant Clinton et Eltsine à Helsinki en 1997, en dépit d’une démonstration-mise en scène formidable des nouvelles technologies de l’information et de la communication, ces dernières demeurent une source d’information secondaire par rapport aux techniques et façons de travailler classiques des journalistes.

Pour citer cet article

André Grelon, Françoise Chamozzi et Ina Wagner , « Présentation : De la technique comme spectacle », paru dans Alliage, n°50-51 - Décembre 2000, Présentation : De la technique comme spectacle, mis en ligne le 29 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3719.


Auteurs

André Grelon

Directeur d’études à l’Ecole des Hautes études en sciences sociales, directeur-adjoint du Lasmas-IdL (Laboratoire d’analyse secondaire et des méthodes appliquées à la sociologie - Institut du Longitudinal, CNRS/EHESS). Il est spécialiste de l’histoire et de la sociologie des ingénieurs et des cadres.

Françoise Chamozzi

Ingénieur au Lasmas-IdL (Laboratoire d’analyse secondaire et des méthodes appliquées à la sociologie - Institut du Longitudinal, CNRS/EHESS), elle travaille sur la sociologie des groupes professionnels, principalement ingénieurs et cadres. Elle mène actuellement avec A. Grelon une recherche sur les ingénieurs experts judiciaires français.

Ina Wagner

Professeur à l’Université technologique de Vienne, elle y dirige l’Institut d’évaluation et de conception. Auteur de nombreux travaux sur les enjeux de la technologie, en particulier dans une perspective féministe, elle s’intéresse actuellement à l’étude multidisciplinaire de systèmes informatiques pour la planification et la conception architecturales.