Alliage | n°53-54 - Décembre 2003 Métallurgie - Art - Informatique 

Guy Boy et Mélanie Morel  : 

Affordances et esthétique des interfaces

p. 80-87

Plan

Texte intégral

L’homme et la technologie, l’art et la technique

1Du rêve à la réalité1. Contempler le vol des oiseaux, rêver de voler. Se soustraire à l’attraction terrestre. Il a fallu attendre la fin du dix-neuvième siècle pour passer du rêve à la réalité. Clément Ader (1841-1925), un ingénieur de la région toulousaine, a construit la première machine volante qu’il a baptisée Eole. C’est aussi lui qui a introduit le mot « avion ». En 1890, il a réussit le premier vol utilisant cet artefact plus lourd que l’air. Les hommes pouvaient désormais voler. Depuis cette époque, la technologie aéronautique n’a cessé de se perfectionner pour satisfaire deux critères : la sécurité et le confort.

2De la réalité au rêve. Stocker ce que l’on voit ou entend pour le reproduire. Photographier, filmer, enregistrer. Les frères Lumière, des ingénieurs eux aussi, ont inventé le cinéma, c’est-à-dire l’ingénierie du film. Il a fallu des décennies pour faire émerger le septième Art. La technologie du cinéma permet de créer de nouvelles fictions, de concrétiser de nouveaux rêves, et de façon récurrente, améliorer la technologie pour satisfaire les besoins de réalisation.

3C’est cette co-adaptation du rêve aux exigences et aux possibilités de la réalité qui a façonné la technologie que nous connaissons aujourd’hui. Il a fallu pratiquement un siècle pour passer d’Èole à l’Airbus A380. L’évolution va avec l’émergence de nouvelles pratiques. Sans des ingénieurs et des pilotes d’essais de très haut niveau, il n’aurait pas été possible d’atteindre les prouesses technologiques que nous connaissons aujourd’hui dans le domaine aéronautique. Ce qui était impossible hier est devenu possible aujourd’hui. L’un de nous s’est opposé jadis à ce slogan qui disait : « faire que l’impossible devienne possible ! ». En effet, nous avons à la fois rendu possibles d’excellentes choses, mais aussi des horreurs. La technologie a aussi la capacité d’amplifier les actions des hommes et des femmes. Elle a parfois la capacité d’engendrer des situations catastrophiques sans que les concepteurs y aient pensé. Cette co-adaptation est profondément fondée sur une conception participative qui inclut la totalité des acteurs de l’œuvre. Certains possibles peuvent alors n’être plus nécessaires, et même dans certains cas rendus impossibles, d’un point de vue humaniste.

4L’auteur d’une œuvre à regarder, à écouter ou plus généralement à sentir et comprendre a longtemps été isolé des utilisateurs de l’œuvre. Aujourd’hui, l’interactivité devient une forme persistante d’échanges entre les auteurs et les utilisateurs. L’information a de plus en plus tendance à circuler à double sens dans un réseau d’acteurs à multiples facettes. L’utilisateur d’un jour peut devenir auteur, et réciproquement. Le Web offre aujourd’hui un espace de production universel.

5Nous pouvons mettre en œuvre n’importe quoi sur le Web. À tel point que, souvent, un contenu polluant peut empêcher de faire émerger la qualité d’une production. Reste la question de l’expertise et de la compétence. Des réseaux de compétences s’organisent afin de s’approprier ce nouvel outil pour échanger sur un thème spécifique. On peut citer le réseau HyperNietzsche.2 Il faudra du temps pour que l’art se fasse la place qu’il mérite dans ce nouvel espace, de la même façon que le cinéma a dû tâtonner pendant plusieurs décennies. Le Web met le théâtre dans la rue ! Mais il ne faut pas en déduire que l’expertise et la compétence ne doivent plus guider la production collective et individuelle. Le fait que chaque acteur devient de plus en plus autonome renforce le besoin de coordination, catégorisation et spécialisation (même éphémère).

6Il ne s’agit pas de s’opposer à cette société technologique, il s’agit de comprendre son évolution, ses motivations et ses effets induits par sa production et ses utilisations multiples. L’interactivité est devenue un thème de recherche important parce qu’il correspond à une réalité de notre pratique quotidienne. Nos adolescents apprennent très vite à interagir avec des jeux vidéos. Ils n’ont pas besoin de longs discours théoriques pour maîtriser les outils de jeux par la pratique et la mise en œuvre de processus cognitifs d’essai-erreur. La plupart a des téléphones portables qu’ils utilisent énormément. Ces technologies permettent de rester en perpétuelle interaction avec des mondes virtuels, mais aussi le monde social. Des communautés de pratiques s’organisent. Des sujets d’intérêt émergent. La forme même d’interaction s’adapte au support technologique. Le phénomène SMS (ou textos) en est un exemple.

7Nous sommes actuellement impliqués dans une étude sur la pratique du téléphone au volant. Il est étonnant de constater que nombre de gens téléphonent en conduisant. Le téléphone portable a une grande capacité suggestive d’interaction. Un appel entrant est souvent prioritaire devant la sécurité immédiate de la conduite. On cherche le téléphone dans son sac, dans sa poche au risque de déstabiliser la tâche de conduite. Les jeunes conducteurs ont appris très rapidement à s’adapter dans la gestion de ces tâches multiples. Cela relève plus des arts du cirque que de tâches habituelles de la vie courante. Il convient d’accepter que nous sommes entrés définitivement dans une nouvelle société de l’information avec des répercussions au niveau des pratiques quotidiennes. Faut-il réprimer pour revenir à des pratiques plus sûres ? C’est une méthode qui donne des résultats. Ne faut-il pas aussi considérer que téléphoner fait partie des tâches possibles (et parfois nécessaires) d’un conducteur d’automobile ? Dans ce cas, comme cette tâche induit un danger supplémentaire, ne faut-il pas penser à apprendre aux conducteurs dans quelles situations cette tâche induit des dangers ? Pour généraliser, cela revient à contextualiser les possibilités d’interaction téléphonique en voiture, à les cadrer dans des espaces de pratiques interactives sûres et esthétiques.

Un modèle de comportement

8La cognition et l’émotion dirigent nos vies. L’une sert à comprendre le monde qui nous entoure pour agir en conscience. L’autre porte des jugements, alerte des dangers potentiels et accommode les actions décidées par la cognition. L’une n’est pas dissociable de l’autre, même si dans beaucoup de nos études, il est pratique de le faire pour se concentrer sur certains sujets. La cognition peut être modélisée par des fonctions cognitives à différents niveaux de comportement :

  • la prise de conscience de la situation qui inclut la perception, l’interprétation et la compréhension ;

  • l’inférence qui prend en compte la situation identifiée, fait appel à la mémoire et constitue la prise de décision par rapport à des buts ou des intentions ;

  • la planification et l’exécution proprement dite des actions planifiées.

9À ces niveaux de comportement, viennent se superposer des mécanismes affectifs et émotionnels qui orientent la mise en œuvre des fonctions cognitives par rapport à des jugements (c’est bon ou ce n’est pas bon !), des sentiments comme la peur, la frustration ou l’anxiété. Si l’on considère que la cognition et l’émotion correspondent à des systèmes psychologiques et physiologiques différents, elles sont très intimement liées. On ne peut donc pas ignorer leurs présences respectives dans l’analyse de l’interaction. Notamment, les mécanismes affectifs peuvent en effet venir modifier, et parfois inhiber, la prise de conscience de la situation, l’inférence et l’action.

10La perception de chacun dépend de sa formation, son expérience et son entraînement au milieu dans lequel il ou elle évolue. Certains environnements techniques demandent de longues périodes d’adaptation. Lorsque ces environnements peuvent devenir dangereux, ils nécessitent en général une formation conséquente. En particulier, puisque le sujet de cet article est focalisé sur l’interaction et les technologies interactives, il convient de signaler que la gestion des interruptions est un processus crucial pour les utilisateurs. Par exemple, les pilotes sont constamment interrompus au point où ils doivent en permanence récupérer le contexte initial, c’est-à-dire avant l’interruption : qu’est-ce que j’étais en train de faire ? Offrir des dispositifs de récupération du contexte constitue un objectif majeur des recherches en cours. Bien sûr, si l’on peut éviter une interruption, c’est encore mieux ! Tout système complexe engendre l’occurrence d’interruptions parce que certaines tâches pourraient être effectuées plus rapidement ou plus simplement avec des interfaces plus appropriées, et donc permettrait de traiter d’autres tâches jugées plus prioritaires au moment voulu. L’intégration d’informations périphériques peut aider à anticiper et à gérer des interruptions. Le retour d’expérience peut aussi aider à catégoriser des interruptions avérées afin de les prendre en compte dans les conceptions futures. Le problème survient lorsque l’opérateur doit traiter ces interruptions au niveau cognitif le plus élevé (constructif), ramener le problème de l’interruption au niveau perception-action améliore l’interactivité.

Ce sont les utilisateurs qui jugent

11Il est important de prendre en compte les besoins des utilisateurs. Que ce soit par un retour d’expérience systématique (les expériences des utilisateurs sont rapportées et compilées) ou par une conception participative (les utilisateurs participent physiquement dans l’équipe de conception), les utilisateurs doivent d’une façon ou d’une autre être pris en compte dans le processus de conception. Au fil des années, nous avons construit des modèles du type de comportement et prise de décision. Le chemin reste long avant d’avoir une théorie stable et rigoureuse. Aujourd’hui nous avons tout au plus des cadres de travail qui nous permettent de nous repérer, de discuter et d’évoluer.

12À notre époque où l’interactivité est devenue prégnante, on veut tout immédiatement. Au point où l’on oublie un aspect essentiel de la technologie : sa maturation. Arriver à un concept technologique stable prend du temps. Il semble que les produits que nous connaissons aujourd’hui peuvent être vendus avant d’être matures. Nous utilisons plus des transitoires que des régimes permanents et établis. En particulier, certains produits informatiques sont pertinemment vendus avec des bugs afin de pouvoir vendre quelques mois plus tard de nouvelles versions souvent moins chères, et absolument nécessaires. Dans ce cas, l’évaluation des produits est bien sûr faite à l’échelle de la planète. Elle est aussi financée par les utilisateurs eux-mêmes.

13C’est l’ergonomie qui a le plus contribué à prendre en compte les facteurs humains dans l’évaluation des systèmes homme-machine. Pendant ces vingt dernières années, les aspects cognitifs ont été mis en avant à cause de l’informatisation de plus en plus massive des systèmes. Cependant optimiser l’utilisabilité et l’utilité des systèmes par rapport aux facteurs cognitifs n’est pas suffisant. En effet, on observe que l’attractivité des systèmes favorise l’utilisation des systèmes. Un système est attractif lorsqu’il est esthétique. L’esthétique n’est pas qu’une question de beauté externe, une question de forme ou de couleur, c’est aussi une question de symbiose homme-machine, une question d’esthétique de l’interaction.

Perception et émergence des affordances

14La gestion de systèmes dynamiques complexes et le développement de systèmes artificiels d’aide à l’action sont deux enjeux majeurs de la recherche des sciences de l’homme et des sciences et technologies de l’information et de la communication (STIC). Dans le monde anglo-saxon de la recherche, de nombreux ponts sont déjà jetés entre sciences cognitives et esthétique. La prise en compte de la création et de la dimension artistique dans le domaine de l’informatique et la conception de nouveaux paradigmes d’interaction humain-machine dans l’ergonomie de conception est une démarche novatrice, tant pour la recherche scientifique que pour les applications industrielles et les nouveaux champs de la création artistique. Concevoir une interface humain-machine, c’est prendre en compte la dynamique d’interaction agent humain – agent artificiel. C’est envisager une science prédictive de l’interaction et des comportements dynamiques du système que forme l’individu et l’environnement artificiel. Tout comme dans l’environnement naturel, l’interaction avec ces systèmes artificiels induit des affordances de perception et d’action. Le concept d’affordance suggère la capacité des objets à  induire des actions (capacité suggestive d’action).  Il s’agit d’intégrer dès le départ cette capacité à suggérer ou à faire émerger des comportements dans la science et l’ingénierie de ces systèmes artificiels. Le phénomène d’affordance à une importance tant dans la conception de la forme (au sens de la Gestalt) que dans l’expression de l’agent artificiel.

15La suite de ce texte s’appuie sur les travaux réalisés par le groupe de travail Art-e-Act3  dont nous faisons partie. Ce projet a aussi pour objectifs généraux de créer une dynamique « Art – Science – Technique », de développer une méthodologie de recherche et création fondée sur la triade « Interaction, Imagination et Action » et enfin de développer des concepts et des modèles viables pour des applications industrielles. Le projet Art-e-Act a pour but d’étudier le rôle des affordances sur le processus d’interaction et de concevoir un modèle théorique prédictif des dynamiques d’interaction et des affordances, intégrant les aspects fonctionnels, issus des recherches et méthodes des sciences cognitives, d’une part, et des principes et des règles du design artistique et de l’expertise de spécialistes d’art et de communication, appliqués  au design des interfaces, d’autre part. Parce que les émotions participent à la conscience de situation et à la sélection des perceptions et des actions, nous proposons d’intégrer l’esthétique, c’est-à-dire ici les champs de la représentation artistique comme science de la présentation des émotions, dans l’ergonomie de conception  du système d’interface.

16L’approche adoptée est qualifiée d’écologique parce qu’elle met l’homme (et non la technologie) au centre de l’environnement technologique et favorise la créativité d’objets non nécessairement fonctionnels (utiles et utilisables) mais dont l’esthétique (la beauté) peuvent conditionner l’utilisation pure et simple, c’est-à-dire naturelle. La doctrine fondamentale de l’approche écologique est que la nature des êtres humains est inextricablement liée avec la nature du monde dans lequel ils vivent, agissent et existent. L’approche ergonomique classique est souvent limitée au triangle artefact-utilisateur-tâche. La prise en compte de l’environnement est cependant essentielle, c’est-à-dire la relation entre l’utilisateur et son environnement (complet). C’est la perception qui est l’élément central de l’approche écologique. La perception est en premier lieu un processus biologique adaptatif. L’environnement est une niche ou l’habitat d’une espèce qui lui offre divers modes de vie, c'est-à-dire un ensemble d’affordances. Selon Gibson,4 l’affordance de quelque chose est une combinaison spécifique de propriétés de sa substance et de ses surfaces prise en référence à un animal, et ces propriétés de substance et de surface, qui sont des propriétés physiques de l'environnement, ne peuvent être décrites en termes de physiques classiques mais de physique écologique. Le concept d’affordance reflète à la fois la réciprocité de l'organisme et de l'environnement, et de la perception et de l’action. Percevoir une affordance entraîne la détection de la relation entre le pouvoir de contrôle de l’organisme et certaines possibilités offertes par l'environnement, par exemple percevoir que cette ressource ou support a une utilité pour l’individu. Cette relation, qui correspond à une mise en accord ou en cohérence (adaptative) peut ne pas être perçue automatiquement. Dans ce cas, on peut apprendre à percevoir les affordances d’un événement, d’un objet ou d’un lieu au cours du développement.

17Nous poserons donc le postulat : « nos perceptions dépendent de nos actions, et inversement ». En ce sens, Roll5 propose une théorie motrice de la perception dans laquelle la notion de représentation est permanente, c’est-à-dire qu’elle n’existe qu’au travers de la perception et de l’action. De même, Varela6 et ses collègues suggèrent le concept d’enaction composé de principes similaires : « les structures cognitives émergent des schèmes sensori-moteurs récurrents qui permettent à l’action d’être guidée par la perception ». Dans l’approche écologique, l’apprentissage est un processus de différenciation et de sélection, et non pas d'addition ou de construction à partir de petites unités. La sélection est fondée sur deux principes : la formation d’affordances et la réduction de l'incertitude. Cette réduction d'incertitude est réalisée par la découverte de l’unité, de l’ordre et de l'économie. L’apprentissage des affordances est aussi motivé par les passions et affects.7 8 9

18En neurophysiologie, Riehle et Seal10 ont montré que la transmission de l’information (du stimulus à la réponse) se fait par les neurones sensoriels puis par les sensori-moteurs et enfin par les neurones moteurs, en partie grâce aux aires associatives. Ces auteurs évoquent l’acquisition de propriétés motrices par l’information à caractéristiques sensorielles. La richesse des caractéristiques du stimulus influence sa pertinence par rapport à l’action. En effet, le temps de réaction diminue si la pertinence est importante. Ce temps reflète aussi la présence du traitement de l’information qui démontre une certaine construction de la perception.

19Comme nous venons de le voir, la genèse de nos comportements est issue d’une appréhension de l’environnement par notre équipement sensori-moteur de base. Avec l’expérience, tout se coordonne et se construit. Nous pouvons parler ici de processus d’adaptation (au sens assimilation et accommodation de Piaget11) Cette construction des relations avec l’environnement est innée chez les êtres vivants. Ce processus général inné permet l’expression de notre équipement génétique par le comportement. Par ailleurs, la manière dont les individus vont interagir avec leur milieu, et par conséquent se comporter, va dépendre d’un contexte environnemental et social, d’un héritage génétique et culturel qui va permettre une grande variété de comportements possibles, par exemple, pour l’atteinte d’un même objectif.

20Ainsi, nous acquerrons tous nos comportements grâce à un processus plus général, inné, qui contribue à les construire par la mise en place de relations avec l’environnement. Ces relations sont crées et maintenues par un système de boucles perception-action entre l’individu et l’environnement. L’émergence épigénétique des capacités comportementales précoces est à la fois guidée et contrainte par les caractéristiques de l’organisme et du contexte de développement.12 L’organisme ne vient pas au monde qu’avec des systèmes de réponses toutes prêtes, mais ces systèmes émergent au travers de transactions dynamiques se produisant au travers de différents niveaux d’organisation, compris le système organisme-environnement.

21Selon Gibson, percevoir une chose, c’est percevoir l’action que cette chose suggère. Les valeurs et significations des choses dans l’environnement sont directement perçues et extérieures à celui qui perçoit. Pour Gibson,13 la perception est directe et n’est pas médiatisée par un processus de traitement de l’information. Nous nous positionnerons sur le débat inné-acquis concernant ce processus, à partir de ce qui a été dit plus haut. En effet, nous accepterons que la capacité de percevoir des affordances dans l’environnement est un processus inné, nécessaire à la survie et à l’adaptation d’un individu dans un environnement donné. Cependant nous considérerons comme acquis les affordances perçues (au sens de Norman14), c’est-à-dire que la construction de notre relation avec l’environnement, de nos perceptions et de nos actions, va déterminer, en partie, quelles affordances vont être perçues et la manière dont elles vont être mises en jeu. Le terme « en partie » permet de ne pas exclure les notions de besoin de l’individu, ses passions, et de contexte individuel et situationnel (relationnel) qui détermine également la perception ou non d’affordancesà un moment donné.

22Suchman15 évoque ainsi la notion d’action située afin d’accentuer le statut des éléments de l’environnement dans la détermination de l’action. Elle parle également de la relation entre les structures d’action et les ressources et contraintes affordées par les circonstances physiques et sociales. La cohérence de l’action située ne viendrait pas de prédispositions individuelles ou de règles conventionnelles mais des interactions propres aux circonstances particulières de la situation. Comparativement, Norros et Klemola16 attribuent le rôle de guidage de l’action routinière, à l’environnement. Ces auteurs utilisent la notion d’habitudes d’action(habits of action).

23De façon similaire, Agre et Horswill17 parlent de processus de perception des affordances dans l’environnement : ils nuancent la notion de catégories de perception, qui seraient biologiques et innées selon Gibson, et les définissent comme culturelles et émergentes. Ils postulent que nous utilisons les objets de manière coutumière en condition normale d’utilisation, et que nous improvisons dans les autres conditions. Ils utilisent la notion de lifeworld  pour briser la distinction entre un acteur et l’environnement, et préférer le concept d’interface entre deux entités. Toutefois, nous noterons à ce stade de notre travail théorique que, si l’espace entre deux objets est discontinu, l’espace des comportements et des interactions est fonctionnel et continu. Est-il besoin de rappeler que c’est la recherche des principes d’organisation spatiale et temporelle des espaces comportementaux artificiels qui est l’objet de ce travail ?

Conclusion provisoire

24Nous avons essayé de donner un point de vue de chercheurs en sciences cognitives, l’une par ses recherches en neurosciences et l’autre par son expérience de vingt-cinq ans dans le monde de la conception et l’évaluation de systèmes dynamiques et complexes, plus particulièrement dans le domaine aérospatial. Les aspects cognitifs sont devenus incontournables dans l’interaction homme-machine. Aujourd’hui, les aspects affectifs et émotionnels ne peuvent plus être ignorés dans nos études. L’esthétique n’est pas seulement une question de beauté pour le marketing des produits que nous concevons, elle en est une condition d’utilisation effective. La cognition est là pour évaluer, l’émotion donne lieu à un jugement viscéral. C’est notre sensibilité à l’esthétique qui guide l’émotion et la cognition.

25Terminons en citant Antoine de Saint-Exupery : « J’écris depuis l’âge de six ans. Ce n’est pas l’avion qui m’a amené au livre. Je pense que si j’avais été mineur, j’aurais cherché à puiser un enseignement sous la terre. »

26La communication esthétique, une œuvre littéraire par exemple, est le produit d’un métier, d’une pratique et d’une expérience. Elle devient une perfection lorsqu’elle est associée à une passion comme celle de l’aviateur qu’était Saint-Exupery. Ce sont tous ces facteurs qui déterminent le sens de ce que l’on peut écrire, et donc rationaliser et transmettre. La technologie et les pratiques qu’elle engendre ne naissent pas d’axiomes froids et prédéterminés en dehors de tout contexte, c’est l’action qui détermine la perception du monde qui nous entoure. « Contre l’abstraction prévaut l’impression. Contre l’héritage docile de signes assurés de leur cortège d'émotions, s’instaure le face à face de l’homme et du monde… En eux-mêmes, les objets ne sont pas grand-chose. Il n'existe que des impressions. À partir d’éléments diffus qu’offre la rencontre, les objets sont créés dans l’intimité du regard. Le monde y acquière cette unité qui ne récompense ni le classicisme de la structure, ni la sobriété du style, mais l'impérialisme, sur la chose vue, de la vision. »18

Notes de bas de page numériques

1 . Les auteurs tiennent à remercier Didier Fass pour son apport déterminant aux concepts et formulations qui figurent dans cet article.

2 . http://www.hypernietzsche.org

3 . Le groupe de travail Art-e-Act est composé de Guy Boy, Mélanie Morel et Yvonne Barnard (EURISCO), Jean-Paul Haton et Didier Fass (INRIA-LORIA), et Daniel Corniaut et Olivier Ageron (Atelier édition électronique de l’Ècole nationale des Beaux-arts de Nancy, ENSAN). Nous mettons en commun des connaissances et savoir-faire provenant de diverses disciplines, notamment les sciences humaines et sociales (la psychologie cognitive en particulier), les arts graphiques, les neurosciences et les sciences pour l’ingénieur. Art-e-Act a été financé par l’ACI Cognitique du minsitère de la Recherche dans le cadre du projet « Affordance et Esthétique – Èmotion et Interaction » (Thème Action, Projet ACT 45b).

4 . J.-J. Gibson, The ecological approach of visual perception. Boston, Houghton, Mifflin, 1979.

5 . J.-P. Roll, À la recherche du sixième sens. Courrier du CNRS, 79, p. 45, 1992.

6 . F. Varela,  E. Thompson, & E. Rosch, L’inscription corporelle de l’esprit, Le Seuil, 1993

7 . H. Laborit, L’inhibition de l’action, Masson, Paris, 1986.

8 . J.-D. Vincent, La biologie des passions, Odile Jacob, 1986.

9 . B. Cyrulnik, La naissance du sens, Hachette Littérature, Paris, 1991.

1 0. A. Riehle &  J. Seal, « Du stimulus au mouvement », Courrier du CNRS, 79, p. 46, 1992.

1 1. J. Piaget, « Biologie et connaissance », B.U.I.T, Gallimard, 1967.

1 2. R. Lickliter, « An ecological approach to behavioral development : insights from comparative psychology », Ecological Psychology, 12(4), pp.  295-302,  2000.

1 3, J.-J. Gibson, « The Theory of Affordances », Perceiving, acting and knowing : toward an ecological psychology,  R. Shaw, & J. Bransford, Eds., N.-J. Hillsdale, Lawrence Erlbaum Associates, 1977.

1 4. D.-A. Norman, « Affordance, conventions and design », Interactions, 6, 3, pp. 38-43, 1999.

1 5. L.-A. Suchman, Plans and situated actions,  Camgridge University Press, 1987.

1 6. L. Norros, & U.-M. Klemola, « Methodological considerations in analysing anaesthetists’ habits of action in clinical situations », Ergonomics, 42 (11), pp 1521-1530, 1999.

1 7. P. Agre, & I. Horswill, « Lifeworld Analysis », Journal of Artificial Intelligence Research, 6, pp. 111-145, 1997.

1 8. Michel Quesnel, préface générale à l'œuvre complète d'Antoine de Saint-Exupéry, Gallimard, collection La Pléiade, 1994, p. XX-XXI.

Pour citer cet article

Guy Boy et Mélanie Morel , « Affordances et esthétique des interfaces », paru dans Alliage, n°53-54 - Décembre 2003, Affordances et esthétique des interfaces, mis en ligne le 07 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3648.


Auteurs

Guy Boy

Professeur des universités en informatique et en psychologie à l’université de Toulouse II, spécialiste en ingénierie cognitive, président de l’Institut européen de l’ingénierie et des sciences cognitives (EURISCO).

Mélanie Morel

Doctorante en neurosciences à l’université de Toulouse II, assistante de recherche à l’Institut européen de l’ingénierie et des sciences cognitives (EURISCO).