Alliage | n°53-54 - Décembre 2003 Métallurgie - Art - Informatique 

Bruno Jacomy  : 

Le charpentier et le fondeur

p. 88-93

Texte intégral

1Dans une exposition de peintures, l’art du conservateur ou du galeriste s’exerce dans le choix des œuvres, mais aussi la manière de disposer les toiles les unes par rapport aux autres, qui permet de faire sentir au visiteur des apparentements, des oppositions, de lui suggérer des harmonies de couleurs, de faire ressortir les intentions mêmes des artistes. Ces rapprochements d’œuvres de styles ou de dimensions différents, ces dispositions en paquets ou en œuvres isolées ne sont jamais neutres, même si souvent le visiteur n’en a pas vraiment conscience.

2Ce patient et minutieux exercice du conservateur n’est heureusement pas réservé aux seuls détenteurs d’objets d’art. Nombre de vitrines du musée des Arts et Métiers ont été aménagées dans cet esprit de composition où, jusqu’au dernier moment, le conservateur doit pouvoir se réserver la possibilité d’intervertir, de déplacer, de présenter différemment tel ou tel objet. J’inviterai ici le lecteur à découvrir deux objets techniques dont la proximité physique, à quelques mètres de distance, peut susciter une réflexion sur les systèmes techniques de notre société occidentale à une période riche en mutations : la fin du XVIIIe siècle.

3Pour commencer, je profiterai de l’opportunité de ne pas être dans le musée lui-même mais devant un lecteur inconnu et invisible pour lui poser une petite devinette : quel est l’objet ci-dessous et quelle en est la fonction ?

Illustration 1. Machine de Périer

4Je me suis déjà livré à ce petit exercice , et sa solution n’est pas évidente du tout, étant donné la méconnaissance que nous avons généralement des objets techniques anciens. En tout cas, nombre personnes ayant déjà vu, par exemple, des planches de l’Encyclopédie de Diderot optent pour un métier à tisser ou une sorte de moulin. En effet, ce qui marque le plus au vu de cet objet, c’est son robuste châssis de bois dessinant une structure parallélépipédique, des poutres de dimensions impor­tantes, classiques de l’univers des techniques tradition­nelles, enserrant à l’intérieur du châssis un ensemble de fonctions mécaniques variées.

5Bien évidemment, le visiteur du musée des Arts et Métiers qui découvre ce modèle réduit dans le domaine consacré au thème de l’énergie a moins de chances de se tromper. Compte tenu de l’environnement de l’objet, le doute n’est plus permis. Ce modèle représente bien une machine à vapeur, et en l’occurrence, une machine à balancier de l’ingénieur-mécanicien Jacques-Constantin Périer, datant de 1780 environ. Il s’agit là d’un modèle réduit, construit par Périer lui-même vers 1785.

6Si j’ai parlé au départ de deux objets, c’est parce qu’une vitrine adjacente présente un autre modèle de machine à vapeur : celle de Watt.

Ill. 2. Machine de Watt

7Ce dernier modèle à l’échelle 1/10 représente une machine à vapeur de Watt à balancier datant probablement des premières années du XIXe siècle, mais semblable, en ce qui concerne les matériaux, la structure et les formes, aux toutes premières machines de Watt et Boulton mises au point vers 1776, puis largement diffusées dès les années 1780.

8Attachons-nous à faire un peu de « technologie comparée », et tâchons de dégager les leçons de cette confrontation des machines de Watt et de Périer. La première impression, la plus forte, est due à la différence de matériaux utilisés pour la construction des machines et à la différence des structures qui en découlent. La machine de Périer ressemble, par son aspectgénéral, on l’a vu, à un métier à tisser traditionnel, tel qu’on peut en voir ailleurs au musée des Arts et Métiers, ou dans les planches de l’Encyclopédie

Ill. 3. Planche « Tisserand » de l’Encyclopédie

9Sa construction est directement dérivée des techniques en usage depuis des siècles et largement répandues dans les moulins, dont la diffusion depuis la fin du Moyen Âge est considérable. C’est une technique sûre, donnant une robustesse sans faille, démontable, facilement réparable, etc.

10À l’intérieur du châssis de bois, des bielles, parallélogrammes, cylindre, piston, canalisations, enfin de nombreux organes métalliques et hydrauliques, permettent à la machine de remplir son office, c’est-à-dire de transformer en énergie mécanique l’énergie contenue dans la vapeur sous pression.

11De l’autre côté, la machine de Watt est construite en fonte ; elle donne une impression de légèreté et de modernité qui renforce immanquablement le côté archaïque de la machine de Périer. En fait, le recours au métal comme matériau constructif induit des changements profonds dans la structure même de la machine, mais aussi dans sa fiabilité, son style, et surtout, sa reproductibilité. Ces qualités sont toutes intimement liées au matériau mis en œuvre. Continuons notre approche comparative. Un châssis de bois peut être aisément réalisé par un bon charpentier disposant d’un cahier des charges suffisamment précis, et ne nécessite comme outillage que les classiques scies, perçoirs, ciseaux, maillets… Inconvénient du bois : il travaille — ou il joue, c’est selon… — et donc, sujet aux variations de température et de pression, il n’est pas toujours bien adapté à des appareils de haute précision.

12Un châssis de fonte, par contre, ne peut être réalisé sans un ensemble de savoir-faire, d’outillage et d’organisation tout à fait particulier. Même si les artisans fondeurs fabriquent, depuis l’avènement du haut fourneau il y a plus de cinq siècles, des cloches, canons et autres grosses pièces de fonte, la construction des pièces nombreuses et variées constituant une machine à vapeur exige une organisation industrielle avec un bureau d’études pour concevoir les pièces, un atelier de modelage pour fabriquer les modèles en bois, une fonderie avec fours ou cubilots, une réserve de sables aux caractéristiques bien définies, des châssis et, bien sûr, beaucoup d’hommes –— ouvriers, agents de maîtrise, ingénieurs — aux talents et savoir-faire adaptés aux différentes tâches.

13On se rend bien compte que ce considérable investissement n’est envisageable que s’il est assorti d’une production en série. C’est dans ces conditions que la fonte révèle alors ses meilleurs atouts. Une fois les modèles prêts, la réalisation, par exemple, de l’une des colonnes de la machine de Watt peut être effectuée à un coût concurrentiel par rapport au bois. Et le style si particulier de ces machines, qui marquera le monde de l’industrie du XIXe siècle, avec ses colonnes cannelées, ses chapiteaux à l’antique et autres décors néo-classiques, peut être reproduit à l’identique des milliers de fois sans problème ni surcoût, alors que pour un décor de bois, chaque pièce doit être sculptée ou usinée à l’unité. Cette différence fondamentale de système de production induit une rupture profonde dans le style des machines et leur structure même.

14Le paradoxe suprême, dans la confrontation de nos deux machines, réside dans leur chronologie. En fait, la machine en bois de Périer est plus jeune que la machine en fonte de Watt, et nous allons voir comment s’est fait ce « transfert de technologie », qui tient d’ailleurs plutôt de l’espionnage industriel. Depuis le milieu du siècle, les techniques anglaises ont pris la tête des pays européens. Les nouveaux industriels français, tels les frères Périer à Paris, savent que c’est outre-Manche que se trouve la modernité, et le succès des machines anglaises ne manque pas d’attiser leur curiosité. Alors même qu’il vient d’obtenir le privilège de l’alimentation en eau de la ville de Paris, Jacques-Constantin Périer veut mettre à profit la force motrice du feu que maîtrisent les ingénieurs anglais, et se rend donc dans l’atelier de John Wilkinson,, près de Birminghamen 1777. La vue de la toute nouvelle machine de Watt attire immédiatement son attention, mais celle-ci est bien protégée par la législation britannique.

15Il faudra à Périer bien des tractations afin d’obtenir, en 1779, un accord avec Watt et Boulton pour l’utilisation de la machine. Malgré la guerre opposant les deux pays, il parvient à en importer deux exemplaires, qu’il installe à Chaillot pour pomper l’eau de la Seine. C’est là que, bravant les brevets anglais, il attaque la fabrication de machines à simple effet. Malheureusement pour lui, les machines qu’il copie ne sont pas du dernier cri. Entre-temps en effet, Watt et Boulton ont continué leurs améliorations, et la machine à double effet, capable de faire tourner une roue, est entrée en fabrication.

Ill. 4  L’usine de Soho

16Un espion industriel, le marquis Augustin de Béthancourt, est envoyé en mission d’exploration fin 1789 pour rapporter les recettes de la machine rotative. Périer se lance aussitôt dans la fabrication de ces nouvelles machines dans ses ateliers de Chaillot. La morale industrielle est bafouée, mais l’innovation technique sauve, car les machines françaises ne sont que de pâles copies des originales de Soho. Les machines de Périer comportent bien les innovations de Watt, mais elles sont en bois et n’apportent aucun perfectionnement par rapport à leurs homologues britanniques.

17La France est en pleine Révolution, alors que la Grande-Bretagne est entrée dans une révolution moins violente et plus pratique : celle de l’industrie. Le « système technique » anglais est prêt à développer de nouveaux moteurs, construits en série avec des matériaux modernes : le fer et la fonte. La France lui a emboîté le pas, mais le système économique y est encore très conservateur, et il faudra des décennies pour qu’elle parvienne à combler le retard.

18La mise en regard de nos deux machines à vapeur est une illustration de la profonde mutation que subit alors l’Europe. L’innovation franchit les frontières, mais les systèmes techniques sont encore bien différents d’un pays à l’autre. L’exemple choisi ici est particulièrement clair, car il reflète des modifications en profondeur, qui vont demander des décennies avant de retrouver une certaine stabilité. Il nous montre notamment que les matériaux sont, avec l’énergie, les moteurs fondamentaux des grandes révolutions techniques : pierre à la préhistoire, métallurgie et moulin au moyen âge, fonte et vapeur à la fin du XVIIIe siècle. Plus près de nous, il est bien difficile, comme nous manquons un peu de recul, de déceler de telles mutations profondes, mais l’avènement de matériaux synthétiques jouera, au cours du XXe siècle, un rôle central. Je ne prendrai ici qu’un exemple de cette place prise par les matériaux dérivés du pétrole : le réservoir d’essence de la Renault Clio, exposé lui aussi au musée des Arts et Métiers, dans la dernière partie du domaine des matériaux.

19Le recours au plastique pour ces réservoirs a permis notamment d’en accroître la capacité en leur donnant des formes complexes s’immisçant dans tous les vides disponibles sous le véhicule. Ces formes alambiquées ne pouvaient être obtenues avec la tôle d’acier. Pour des raisons de coût, les métaux ont cédé une place grandissante aux matériaux synthétiques dans les véhicules automobiles. Mais c’est peut-être aussi pour des raisons de coût que le métal risque de reprendre bientôt sa revanche. Comme le verre, le métal est depuis ses origines un matériau fondamentalement recyclable. C’est avec la ferraille qu’on fait de l’acier, et c’est notamment avec les porte-avions désarmés qu’on fabrique les automobiles. Si l’on fait entrer dans le coût d’un produit celui engendré par son incidence sur l’environnement à long terme, les données s’en trouvent changées, et c’est inéluctablement dans cette voie que les matériaux de l’avenir risquent fort d’être les matériaux les plus anciens.

Pour citer cet article

Bruno Jacomy, « Le charpentier et le fondeur », paru dans Alliage, n°53-54 - Décembre 2003, Le charpentier et le fondeur, mis en ligne le 07 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3651.


Auteurs

Bruno Jacomy

Ingénieur, historien des techniques, directeur adjoint du Musée des arts et métiers (Paris).