Alliage | n°57-58 - Juillet 2006 Science et littérature 

Stephen J. Gould  : 

La science doit-elle se soucier du style ?

Plan

Texte intégral

1Les humanistes (…) insistent sur les vertus et les plaisirs de l’art d’écrire, qui n’est pas un ornement ou une vaine affectation, mais un outil essentiel pour soutenir l’attention et approfondir la compréhension. Les scientifiques, de leur côté, tout en reconnaissant la nécessité d’atteindre à la brièveté et à la clarté, tendent à affirmer que la recherche du style, de la mise en forme plutôt que de la substance, ne joue aucun rôle dans la science.

2Ce déni explicite de l’importance de la façon de communiquer ses résultats a malheureusement engendré chez de nombreux chercheurs une attitude déplorable, consistant non seulement à estimer les qualités verbales sont sans intérêt en science, mais encore toute recherche d’ordre stylistique relevant de la ruse, et jetant le doute sur les capacités de son auteur à présenter objectivement des données factuelles. D’une façon très perverse, la simplicité, sinon l’indigence, du langage manifeste le dévouement à l’empirisme. Pour citer quelques contre-exemples, qui montrent que les meilleurs savants ont toujours compris la valeur à la fois d’une collecte méticuleuse des faits et de l’élégance de leur présentation, John Ray a composé son déni de l’importance d’une bonne écriture dans l’excellente prose qui lui était habituelle. Et le fameux précepte : « le style c’est l’homme même »1 ne vient pas d’un éminent littérateur, mais du plus grand naturaliste français du XVIIIe siècle, Georges Buffon, dont les quarante-quatre volumes de l’Histoire naturelle, admirés tant pour leur contenu que pour leur style, constituent la première grande encyclopédie moderne de sciences naturelles.

3En nous coupant des chercheurs en sciences humaines, spécialisés dans l’art de la communication, nous en sommes venus à développer, en autarcie, des modes d’écriture qui garantissent l’inaccessibilité de nos articles scientifiques à quiconque n’est pas de la tribu. Certaines de nos conventions sont même carrément ridicules par leur incapacité à atteindre leur objectif, et par l’inélégance de style née de règles que tout écrivain jugerait imbéciles. Les chercheurs s’astreignent, par exemple, à employer le mode passif, le plus impersonnel qui soit. Si vous leur en demandez la raison, il vous sera répondu : économie de présentation et objectivité, à savoir deux arguments erronés. Les phrases au passif sont souvent plus longues, et l’immodestie ou la glorification personnelle ne nécessitent en rien la présence du je tant redouté. Laquelle de ces phrases vous semble la plus brève, la plus modeste, en somme la plus heureuse : « La découverte qui vient d’être faite est sans doute l’une des plus importantes de notre époque », ou « J’ai découvert une méthode pour résoudre le problème de... » ?

4Il est vrai que parfois, notre soumission à cette forme littéraire barbare peut injecter un peu de bonne humeur dans une dure journée de bureau. Ainsi, m’est-il arrivé de relever le commentaire qui suit dans la dissertation d’un étudiant de bon niveau, censé obéir aux règles de la tribu, mais dont la prose laissait à désirer. Il essayait de dire que ses mesures faites sur des crânes humains demandaient davantage qu’une matinée de travail, et qu’il avait dû procéder en deux fois. Je lus : « La pièce fut alors laissée déjeuner » (left for lunch, alors qu’il voulait écrire : « Nous avons quitté la pièce pour aller déjeuner ») ; j’imaginais les meubles s’emparant d’un sandwich au jambon tandis que les chercheurs faisaient une pause.

5Ce manque d’intérêt pour le style, joint à l’idée bien ancrée que la qualité de la prose n’ajoute rien à la force d’un argument, a le paradoxal mérite d’attirer des louanges, au vrai peu méritées, aux rares chercheurs qui écrivent bien et de façon convaincante. Chez les humanistes, un tel talent verbal serait reconnu et, à juste titre, écarté afin de prendre en compte la seule signification du discours. Mais les scientifiques, persuadés que la qualité de leurs mesures et la logique de leur présentation suffisent à emporter l’adhésion, se refusent à reconnaître — et sont donc souvent, malgré eux, influencés par — la puissance de la prose, fût-elle appliquée à une cause douteuse. Mes deux exemples préférés de prose remarquable mise au service d’arguments pour le moins discutables sont ceux de Lyell et de Freud. Charles Lyell est devenu le père de la géologie, et l’apôtre du gradualisme (les trois volumes de ses Principes de géologie ont été publiés entre 1830 et 1833), bien davantage à cause de l’extraordinaire qualité de sa prose élégante et lucide que pour la justesse de ses théories ou la qualité de son travail de terrain. (À cause de sa très mauvaise vue, les observations de Lyell sur les strates et les formes du paysage sont même carrément sujettes à caution.) Mais ses études d’avocat et ses talents de polémiste ont largement compensé la faiblesse de sa documentation empirique. Au cours du XXe siècle, c’est grâce à ses exceptionnels dons littéraires que Sigmund Freud est devenu le pionnier d’une nouvelle discipline, et non en raison de ses goûts pour la cocaïne ou pour sa théorie, infondée, du psychisme humain. Si L’interprétation des rêves avait été écrite au passif et selon les canons de la prose scientifique, je doute que la théorie de Freud ait atteint le statut que suggère la signification littérale du nom de son auteur : joie.

Eloge de l’improvisation

6Très attaché à l’illumination mutuelle de la science et des humanités, et ne souhaitant pas jeter l’opprobre sur mes chers collègues et ma profession bien-aimée, je terminerai cette diatribe en observant, afin que mes lecteurs humanistes ne se sentent pas trop bouffis d’orgueil, que nous autres scientifiques avons aussi apporté une ou deux astuces à la renarde en termes de communication, et que mieux vaut ne pas nous pendre pour de parfaits béotiens. Il est vrai que nous écrivons plutôt mal et que nos règles d’écriture ne sont pas stylistiquement idéales, mais nous parlons généralement avec bien plus d’aisance que vous, et pour des raisons inverses de celles qui causent notre insuccès d’écriture : dans ce domaine, nous n’avons pas introduit de mauvaises règles dans des buts erronés, comme vous l’avez fait, et nous laissons libre cours à ce qui est resté un moyen naturel de communication.

7Dans les humanités et dans les arts, la règle est de lire un texte préparé à l’avance. Je trouve cette curieuse technique contre-productive (terme diplomatique tenant de l’euphémisme et me permettant de ne pas en employer un autre, plus cru) et pour plusieurs raisons. D’abord, et les littéraires dont les mots sont le fonds de commerce devraient le savoir, les langages écrit et parlé sont bien distincts. Les textes écrits sont parcimonieux, plutôt formels et, dans l’idéal, non répétitifs (car un lecteur a toujours la possibilité de revenir en arrière). Le langage parlé, au contraire, doit se répéter pour renforcer les points importants du discours, et être plus informel afin d’établir le contact avec l’interlocuteur.

8Je défie quiconque nie cette différence de lire le célèbre « I have a dream », de Martin Luther King, de toute évidence l’un des plus grands discours du vingtième siècle ou de tout autre siècle. Mais le texte ne marche pas sous forme écrite à cause de ses répétitions poétiques (« let freedom ring » ; laissez sonner la liberté, et « I have a dream » ; je fais un rêve) qui ne produisent aucun effet en lecture silencieuse. Pour prendre un autre exemple moins prestigieux, je n’aurais jamais pensé que les vers de mirliton de « Casey and the Bat » deviendraient le plus célèbre poème américain sur le base-ball, jusqu’à ce que j’entende quelqu’un les lire à voix haute, comme cela devait se faire dans les salons du XIXe siècle. La rime, un peu gauche, mais juste, prend alors tout son sens (dramatique), alors qu’elle échappe totalement à la lecture silencieuse.

9La plupart des orateurs, en outre, lisent mal à haute voix, sans émotion et en gardant les yeux fixés sur le texte. Ainsi, même si un texte est bien écrit, peu de gens arriveront à le lire correctement. Et puis, cette pratique a un autre défaut, presque d’ordre éthique : pourquoi me fatiguerais-je à me rendre à une conférence où quelqu’un lit mal un texte que j’aurais pu lire moi-même (puisqu’il est déjà sous forme imprimée) plus efficacement, et bien plus rapidement ?

10Continuant dans la même veine, je mentionnerai un autre sujet d’irritation à propos des présentations orales chez les littéraires. À l’exception des historiens d’art, qui utilisent toujours simultanément deux projecteurs de diapositives, les autres ne montrent pratiquement jamais d’images, même pour aborder des sujets de toute évidence visuels. De fait, on trouve rarement des projecteurs de diapositives dans les universités non scientifiques. Il m’est arrivé de dire que si mon nom devait quelque jour être attaché à un principe naturel, il s’agirait de la « loi de Gould » : si l’on vous prie, vous scientifique, de donner une conférence devant un parterre d’humanistes, demandez auparavant à disposer d’un projecteur de diapositives. (Les chercheurs scientifiques ont toujours recours aux images et tiennent pour acquise la présence du matériel adéquat. Ils ont le défaut inverse, consistant à plonger la salle dans le noir dès qu’ils montent à la tribune, envoyant ainsi une bonne partie de l’audience au pays des rêves tandis qu’ils exposent un discours entièrement structuré par leur séquence d’images. Une vieille blague parmi les scientifiques : quels auraient été les premiers mots de Galilée s’il avait présenté son Sidereus Nuncius (Messager des étoiles), petit livre révolutionnaire exposant ses premières observations télescopiques, lors d’une conférence internationale moderne ? La réponse est, bien sûr : « première diapositive, s’il vous plaît »2.)

11Pour preuve, je raconterai mon expérience académique la plus étrange. C’était à Paris, il y a quelques années, lors d’une conférence internationale en l’honneur du bicentenaire du célèbre Muséum d’histoire naturelle. Il est difficile d’imaginer thèmes plus visuels (et les primates sont des animaux visuels, après tout) que ceux traités par les orateurs qui se succédèrent en évoquant tel spécimen du Muséum, tel animal du zoo voisin, ou bien tel glorieux directeur passé du Muséum. Pourtant, aucun des érudits présents ne montra la moindre image. Seuls trois intervenants présentèrent du matériel visuel : Martin Rudwick et moi, tous deux scientifiques professionnels manifestant un intérêt pour l’histoire des sciences (Martin comme professionnel, moi comme amateur), et le conservateur de la collection de modèles en cire du Muséum, qui ne pouvait que montrer les magnifiques objets dont il a la charge.

12Je ne sais pourquoi les humanistes, experts et gardiens supposés du beau langage, se refusent à comprendre cette différence entre les langages écrit et parlé. J’en déduis qu’ils se méfient tellement d’une éventuelle erreur due à un langage trop spontané — une préposition mal placée, quelle horreur ! — qu’ils se désintéressent des canons des bonnes présentations pour s’en remettre à la sécurité d’un texte dûment préparé. (Comme le proclame la publicité pour Holiday Inn3: « Chez nous, pas de surprises. ») Nous devrions tous écouter les sages conseils d’un véritable maître en matière de communication, Thomas Henry Huxley, selon qui un orateur pouvait présenter son discours de trois façons, mais qui devait presque toujours choisir la troisième : (1) au dernier moment, sur le mode de l’improvisation et sans beaucoup de préparation, ce que l’on ne doit jamais faire par respect pour le public ; (2) en lisant un texte, chose à éviter pour la même raison ; et (3) en improvisant, mais à l’issue d’une véritable préparation, et en s’en remettant directement aux vertus du langage parlé. Presque tous les scientifiques font des discours improvisés. Je ne crois pas que c’est parce que nous avons explicitement formulé la différence entre langage parlé et langage écrit, mais que nous sommes adeptes de la communication informelle (quoique précise et informée), et refuserions de passer des heures à écrire ce qui se lit en dix minutes. Il me semble que les humanistes ne tiennent pas compte du principe de Huxley, car ils craignent que leur improvisation soit prise pour une présentation à la sauvette. Il est important de comprendre la différence.

Histoire, nature et contingence

13Mon troisième et dernier point est au moins aussi important que les deux autres mais il a déjà été discuté ici et sera seulement résumé : la science peut avoir un but unique, prouver le caractère factuel du monde matériel et expliquer les phénomènes naturels ; en somme, réunir des faits et proposer des théories. Mais la nature a aussi des modes de fonctionnement qui échappent à ce schéma et sur lesquels la science n’a pas grand chose à dire, non que la science elle-même soit incapable, en principe, de trouver la bonne gamme de modes de compréhension empiriques, mais plutôt parce que la contingence, en histoire et en sociologie des sciences, a favorisé certains modes et en a ignoré d’autres. En particulier, et c’est là un héritage de la révolution scientifique, la pratique de la science occidentale a fortement encouragé des techniques quantitatives et expérimentales excellemment adaptées à la résolution de systèmes relativement simples, isolant quelques variables déterminantes et contrôlables séparément, et s’en tenant à l’invariance de lois de la nature dénuées de toute empreinte historique, fonctionnant de façon prédictible et dans des circonstances bien définies.

14Nombre de sujets factuels, cependant, qui font a priori partie du domaine de la science, obéissent à des lois naturelles et s’expliquent (en principe) par des méthodes empiriques, recourent en réalité à divers types de systèmes complexes et contingents — l’histoire des continents et des paysages, ou la phylogénie des êtres vivants, par exemple — qui ne peuvent être déduits des lois naturelles identifiées en laboratoire, mais dépendent crucialement des étapes antérieures de leur développement. La séquence narrative de ces étapes peut être reconstituée après coup, mais est fondamentalement imprévisible. Les explications narratives de ce type auraient pu être développées dans les sciences, elles y furent cependant ignorées à cause de l’organisation disciplinaire des universités occidentales qui réservaient ce mode d’explication aux historiens. Notre taxonomie intellectuelle aurait fort bien pu se développer autrement, et la science, en tant qu’institution socialement définie, n’a pu totalement intégrer, allant parfois jusqu’à rejeter explicitement, plusieurs modes explicatifs importants, qui sont néanmoins à l’œuvre dans la nature (et devraient ainsi faire légitimement partie de la science, selon l’excellente stratégie, souple et empirique, du renard).

15Scientifique travaillant en grande partie dans ce domaine historique, à essayer de connaître les causes des accidents et circonstances particulières qui ont forgé l’histoire de la vie, et à tenter, de façon plus classique, d’expliquer les traits intemporels de la théorie de l’évolution, j’ai été fort déçu par les techniques en usage dans ma discipline. Elles sont rarement adaptées, et souvent néfastes lorsqu’il s’agit de comprendre les causes, nécessairement uniques, des séquences historiques contingentes. J’ai donc activement recherché d’autres clés chez les historiens. En particulier, je n’ai vraiment saisi le rôle crucial, et éminemment connaissable, de la contingence dans l’histoire de la vie qu’après avoir compris comment les Sudistes ont perdu la guerre de Sécession : à cause non de la supériorité des forces ou de la puissance de feu des Nordistes, mais d’un grand nombre d’événements contingents, dont chacun aurait pu avoir une tout autre issue mais ne l’ont pas eue pour des raisons analysables après coup, quoique sans lien avec les lois de la nature (ni même avec la boutade de Voltaire selon qui Dieu favorise toujours les plus gros bataillons), puisque tenant souvent à des décisions humaines personnelles et particulières.

16En résumé, les trois thèmes abordés ici affirment la valeur pratique — et le bénéfice abstrait que l’on pourrait en tirer, dans un monde oecuménique et irénique — des humanités et de leurs trois stratégies à la renarde si elles étaient appliquées au monde opérationnel de la science. Une union plus étroite entre nos disciplines indûment séparées bénéficierait au quotidien, en termes d’inspiration comme de méthodes d’étude, à la science empirique. En particulier, j’ai célébré ici la supériorité des humanités dans trois domaines : (1) reconnaissance et analyse des influences sociales et des biais cognitifs à l’œuvre dans tout travail créatif, y compris dans les sciences empiriques ; (2) prise de conscience de l’importance du style et de la rhétorique dans la présentation et l’acceptation des arguments ; (3) développement de certains modes de connaissance dont la science a besoin mais que, pour des raisons contingentes tenant à sa propre histoire, elle n’a jamais utilisés, alors que ces modes de connaissance s’épanouissaient dans les humanités. En bref, les littéraires peuvent enseigner aux scientifiques à reconnaître l’importance du social, du style, et de nouveaux modes d’explication. La science, en retour, a tout autant à offrir, de sorte que la réconciliation, après tant de siècles de soupçon et de dénigrement mutuels, doit vraiment devenir une priorité.

L’aide des humanités

17Une application clairvoyante des stratégies des humanités les plus utiles aux sciences favorisera  l’acceptation de la science par le grand public. La disparition des barrières entre les sciences et les autres disciplines y contribuera plus encore.

18Bénéfice supplémentaire à l’aide offerte par les humanités pour étendre et affiner notre exploration du monde naturel, les mêmes stratégies peuvent nous aider à supporter (et alléger, voire supprimer) notre principal fardeau dans ce monde impitoyable de doute et de division : la perception, largement répandue, de la science comme force étrangère et incompréhensible de nos sociétés contemporaines ; plus pernicieusement encore, l’impression que la pratique de la science contrevient aux normes éthiques les plus élémentaires, allant jusqu’à menacer la survie de l’espèce humaine en accumulant un savoir dangereux.

19Les humanités, là encore, nous permettent de sortir du dilemme d’une science étrangère. Un bon pourcentage de la population a toujours ressenti de la fascination pour la science. Il suffit d’évoquer l’image familière du gamin s’enfermant à la cave avec un microscope ou l’attirail du petit chimiste. Mais cette image est elle-même inquiétante. Le gamin est un garçon, qui craint moins la solitude que le football obligatoire avec ses camarades de classe. Nous autres scientifiques, de fait, avons de toute évidence échoué à susciter l’adhésion et l’intérêt du grand public. Nous avons forgé un jargon aussi impénétrable que la boule de piquants du hérisson, ce qui contribue grandement à éloigner les gens a priori intéressés. Et nous avons laissé se répandre l’idée d’une science aussi fermée qu’une secte et seulement accessible au moyen d’une étude rigoureuse — des mathématiques, par exemple —, qui ne convient pas aux capacités et aux sensibilités de tous, et repousse définitivement les amateurs de bonne volonté.

20Le travail de pointe dans de nombreuses sciences n’implique nullement ce genre d’apprentissage mathématique et d’habileté expérimentale, qui sont loin d’être accessibles à tous. De même, seuls quelques-uns d’entre nous parviendront un jour à jouer du violon suffisamment bien pour faire partie d’un grand orchestre. Il en résulte un paradoxe crucial : pourquoi la musique classique serait-elle accessible à quiconque ayant la volonté et le temps de s’y plonger, alors que la science semble rester impénétrable, même aux personnes intéressées mais aussi incapables de lire un appareil de mesure ou de manier une intégrale double, que moi d’imiter Pavarotti (jeune) chantant Puccini ? Il n’est pas nécessaire de pratiquer au plus haut niveau pour acquérir une compréhension assez profonde, que ce soit en science ou en musique. Et pourtant, nous affirmons que Nessun dorma,4 au contraire de E=mc2, est à la portée de tous.

21Je pense que la réputation d’impénétrabilité de la science est totalement frauduleuse, et malencontreusement confortée par quelques aspects conventionnels de la pratique scientifique (mais aussi contredite par d’autres, hélas moins évidents, ou perçus comme ne faisant pas partie de la science). Je crois — et j’ai tenté de le mettre en pratique dans une bonne quinzaine de livres de vulgarisation — que même les concepts scientifiques les plus difficiles peuvent être expliqués dans un langage ordinaire et accessible sans simplification excessive, ni perte des détails et des concepts techniques nécessaires à une compréhension véritable.

22De plus, je considère que ce genre de littérature populaire est un composant essentiel de la tradition humaniste, et non un malséant et néfaste exercice de simplification à outrance. Cet effort séculaire et collectif, après tout, peut se réclamer de nobles pionniers qui devraient restaurer la confiance dans le succès de l’entreprise, spécialement Galilée, qui décida d’écrire ses deux œuvres majeures, dont celle, explicitement copernicienne, qui hâta sa disgrâce, en italien ordinaire et non en latin comme cela était alors la règle pour les traités savants. (Les Principia de Newton, par contre, sont doublement illisibles, à cause du latin et des mathématiques). On peut aussi saluer la sage et bonne décision de Darwin de faire de son Origine des espèces un livre lisible par tous, et pas seulement une monographie destinée aux scientifiques de profession.

Notes de bas de page numériques

1 1. en français dans le texte.

2 . « First slide please ».

3 . Chaîne d'hôtels américaine (ndt).

4 . Grand air du troisième acte de Turandot de Puccini (ndt).

Notes de la rédaction

Extrait de Le renard et le hérisson, Seuil, 2005, Traduction de Nicolas Witkowski

Pour citer cet article

Stephen J. Gould, « La science doit-elle se soucier du style ? », paru dans Alliage, n°57-58 - Juillet 2006, La science doit-elle se soucier du style ?, mis en ligne le 02 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3573.


Auteurs

Stephen J. Gould

Stephen Jay Gould (1941-2002), paléontologue, a été professeur de zoologie et géologie à l’université Harvard. Il a accompli une œuvre considérable de vulgarisateur et d’essayiste, qui se conclut par un essai sur les rapports entre sciences et humanités, Le renard et le hérisson (Seuil, 2005).