Alliage | n°57-58 - Juillet 2006 Science et littérature 

Philippe Clermont  : 

Science darwiniste et fiction spéculative

L’exemple de J.-H. Rosny aîné
p. 160-168

Plan

Texte intégral

1Communiquées aux scientifiques londoniens dès 1858, popularisées à partir de 1859 (L’Origine des espèces), les idées de Charles Darwin ont constitué un socle poétique pour l’imaginaire littéraire. Ce fut plus particulièrement le cas pour les récits de fiction spéculative, qui, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, préfigurent ce qui allait, après 1929, s’appeler science-fiction. La controverse, de nature scientifique, philosophique et religieuse liée à la publication des théories de Darwin a suscité bien des émotions. Ces émotions, mais aussi la nature même de la théorie ont alimenté l’imaginaire des écrivains ouverts aux extrapolations relatives à la nature et le devenir de l’Homme. Le darwinisme n’a pas seulement un caractère explicatif (tel le point essentiel du mécanisme de la sélection naturelle). Cette théorie de l’évolution possède également une dimension prédictive (la possibilité pour une espèce de varier au plan physiologique, ou bien la possibilité de la fin d’une espèce). Il y a donc par là même un important substrat propre à alimenter un genre littéraire au caractère fondamentalement spéculatif. Que la théorie indique des possibilités permet à la fiction littéraire de demander et si cela advenait… ? Par ailleurs, la science peut aussi apporter une caution rationnelle, un effet de vraisemblance, au récit spéculatif. Ainsi, vaut-il la peine d’étudier comment les écrivains perçus en tant que fondateurs de la science-fiction moderne ont pu, dans leurs récits, reprendre à leur compte le darwinisme. Parmi ceux-ci, et à côté de Verne et Wells, on oublie peut-être trop souvent Rosny aîné.

2J.-H. Rosny aîné est le pseudonyme de l’écrivain belge francophone Joseph-Henri Boëx (1856-1940), frère aîné de Rosny jeune (Justin-François Boëx, 1859-1948), également écrivain, avec lequel il a co-signé, entre 1893 et 1907, quelques récits, sous le nom de J.-H. Rosny. Membre en 1903 de la première académie Goncourt qu’il présida plus tard, Rosny aîné est un écrivain reconnu de son temps et on peut le rattacher au naturalisme, même s’il a cherché à prendre ses distances avec Zola. En même temps que des romans réalistes, Rosny a écrit une trentaine de récits, romans ou nouvelles, dans la veine spéculative. Aujourd’hui, de cette œuvre importante, seuls quatre récits, réédités dans la dernière décennie, sont disponibles dans des éditions de poche : La guerre du feu (1909), La mort de la Terre (1910), La force mystérieuse (1913) et Les navigateurs de l’infini (1925).

3S’agissant des rapports à établir entre science et littérature, nous proposons d’aborder, d’une part, les éléments constitutifs du projet littéraire propre à Rosny aîné, pour considérer ensuite deux récits spéculatifs, en particulier, dans leurs liens avec l’influence du darwinisme.

Un poète scientifique

4Rosny aîné, comme Wells débutant à la même période (Les Xipéhuz, 1887 ; The Time Machine, 1888), a eu pour souci plus ou moins explicite de se démarquer de Verne qui, en 1886 (Robur le conquérant), a déjà fait paraître l’essentiel des Voyages extraordinaires et rencontré un large public. Moins (re)connue aujourd’hui, l’œuvre spéculative de Rosny aîné, et la poétique de l’altérité, qui en est le ressort essentiel, inaugurent pourtant quelques-uns des principaux thèmes de la science-fiction du XXe siècle : extraterrestres, voyage spatial, espèces concurrentes de l’humanité, êtres mutants... En ce sens, Rosny aîné se rapproche plus de Wells2 que de Verne, dont l’œuvre est davantage circonscrite aux voyages terrestres (à deux exceptions près) et à la technique. Mais sans doute, Rosny, plus que Wells, sera novateur par la dimension systématique de son œuvre, centrée sur la mise en scène et la description de « vies différentes ». Bien des récits rosnyens donnent ainsi à voir une altérité biologique spéculative très variée, thématisant des rencontres souvent malheureuses entre l’homme et les autres.

5Pour J.-M. Gouanvic, l’intérêt et la puissance de l’œuvre de Rosny résident essentiellement dans cette forte cohérence thématique, à laquelle il nous semble important d’ajouter des traits d’une écriture poétique. Cette cohérence suit trois axes principaux :

« La survie de l’espèce, le sensualisme investi dans le contact avec l’altérité et la pastorale utopique. »3

6La survie de l’espèce renvoie, bien sûr, au thème général du darwinisme qui nous occupe. Cependant, alors que J.-M. Gouanvic voit à l’œuvre chez Rosny essentiellement un darwinisme social d’origine spencerienne, nous montrerons plus loin que le transformisme biologique est également une référence importante pour un écrivain qui possédait une solide culture scientifique. Sur ce point, nous rappellerons que Rosny aîné, de formation scientifique, est l’auteur d’un ouvrage de philosophie des sciences et a fréquenté des cercles de physiciens et mathématiciens, auprès desquels il jouissait d’une véritable reconnaissance. Il a contribué, avec R. Esnault-Pelterie, à forger le nom d’une discipline nouvelle, l’astronautique. La présence de connaissances positives en préhistoire dans ses romans préhistoriques est bien un premier témoignage d’utilisation par l’auteur d’un savoir scientifique. Cependant, son grand intérêt pour la science ne bridait pas son imagination créatrice, bien au contraire. Et pour préciser les rapports de la science et de la fiction dans son œuvre, Rosny a ainsi pu écrire :

« La science est pour moi une passion poétique ; elle m’ouvre par myriades des défilés ou des pertuis dans l’univers ; elle ne m’apparaît jamais morte. Ne croyez point, comme on l’a écrit, que j’ai pour elle une vénération mystique : je la dépasse, je la réforme, (...) ce sont les possibilités de la science qui me saisissent et sont la pâture de mes chimères. »4

7On comprend ainsi que, la science devenant effectivement sujet et matière à création littéraire, la vraisemblance scientifique totale ne sera jamais le propos de cet écrivain-scientifique. Dans de telles conditions, on ne s’étonnera donc pas que le darwinisme ait fait l’objet de transpositions dans les romans de Rosny. Pour autant, on ne saurait réduire son projet d’auteur à un usage poétique de la science. L’œuvre de Rosny s’est avérée protéiforme, au sens où l’écrivain s’est inscrit dans une pluralité de genres romanesques, parfois en les faisant se côtoyer au sein d’un même récit.5 En effet, roman social ou roman de mœurs à l’ancrage réaliste sont une composante de cette œuvre, au même titre que le roman préhistorique, le récit d’aventure ou encore le merveilleux scientifique. Et c’est même dans un sens naturaliste, plus proche peut-être du projet de roman expérimental de Zola, que se situe, par ailleurs, l’écriture de Rosny. On pourrait y voir une nouvelle jonction de la littérature avec la science, comme le signale Gérard Klein à propos des romans sociaux de Rosny :

« Ainsi le romancier tel que se veut Rosny aîné est-il, tel le botaniste Linné ou l’entomologiste Fabre, un naturaliste qui rapporte ses observations, en déduit une classification, et propose, à travers une histoire synthétique, une ou des théories du changement social […]. Dans un avertissement […] l’auteur indique que « ce qu’il apporte est le fruit d’une enquête difficile »… »6

8Roman naturaliste et fiction spéculative, chacun pour sa part, veut ainsi rejoindre la démarche scientifique dans deux de ses étapes au moins : l’observation objective, ou prétendue telle (l’écriture se veut réaliste), et l’expérimentation à partir d’hypothèse (mais pour la littérature, il ne peut s’agir que d’une expérience de pensée). Nous avons déjà indiqué plus haut en quoi le darwinisme apportait un matériau privilégié à ce type de démarche d’écriture.

9Pour aller plus loin, nous avons retenu l’étude de deux récits pour leur exemplarité. Les profondeurs de Kyamo (1896) et La mort de la Terre (1910) nous semblent en effet exemplaires pour deux raisons, essentiellement :

10— ils sont deux exemples, parmi les plus explicites, des récits faisant référence à la fois au darwinisme social et au darwinisme biologique ;

11— ils sont représentatifs de deux séries distinctes dont l’auteur est Rosny aîné : respectivement des récits d’exploration et de découverte,7 et des récits de la fin de l’homme.8

12Vamireh (1892) ou bien La guerre du feu (1911, en volume) représentent, par ailleurs, une troisième série : celle, plus connue, des romans préhistoriques.9

13Sur le plan scientifique, on peut synthétiser les caractéristiques10 de l’évolutionnisme darwiniste de la façon suivante : sélection naturelle et ses attributs (lutte pour la vie, survie du mieux adapté), évolution‑progrès ou évolution‑régression, ancêtre et instincts communs à l’homme et à l’animal, variabilité (mutabilité, en terme moderne) des espèces et des individus, contingence (l’adaptation résulte d’une éventualité qui aurait pu ne pas être). Tels sont les vecteurs du système darwiniste dont le lecteur est susceptible de retrouver des traits dans les récits fictionnels, notamment ceux de Rosny. On verra qu’ils sont rarement tous convoqués dans une même fiction littéraire. À cette source scientifique, il faut ajouter le darwinisme social issu des travaux d’un autre anglais, Spencer (1872, The Study of Sociology), qui influencera durablement la pensée économique et sociale aux États-Unis, et, au-delà, également la production littéraire. À partir de ces éléments, une analyse des deux récits proposés va permettre d’éclairer un peu plus les rapports de la fiction rosnyenne avec le darwinisme.

Les profondeurs de Kyamo (1896)11

14Ce premier récit étudié attribué à Rosny aîné date, par ailleurs, de la période de collaboration des deux frères Rosny. Dans une Afrique qui fait encore figure de « continent mystérieux » et dans une forêt inexplorée, Alglave, courageux savant et découvreur solitaire, fait la rencontre d’un peuple d’anthropoïdes connu jusqu’alors uniquement par ouï-dire.

15Les profondeurs de Kyamo s’inscrit dans la veine des mondes perdus — même si la civilisation des hommes des bois y est peu décrite, et l’on trouvera quelques échos exotiques et aventureux de la forêt inquiétante et impénétrable de Kyamo dans celle du Village aérien de Verne12 (1901). D’emblée, ce récit se rattache d’abord au darwinisme biologique, dans la mesure où la découverte d’un monde (ou peuple) « perdu » est une forme de remontée aux origines de l’homme, surtout quand l’espèce rencontrée est assimilée au fameux chaînon manquant :

« Là vivait l’analogue de ce qu’avait été l’homme à l’époque tertiaire, un animal qui, pour des raisons mystérieuses, avait échoué où son émule avait réussi. Là vivait la genèse de l’humanité [...] » (p. 252).

16Analogie, équivalence entre « homme à l’époque tertiaire » et « animal », « genèse », ... autant de termes qui renvoient nettement à l’idée d’évolution naturelle, ainsi qu’au motif de l’ascendance commune. La proximité homme-animal, au sein de cette espèce, est renforcée lorsque le scientifique rencontre effectivement les hommes des bois, confirmant ainsi les dires des indigènes :

« C’étaient bien des hommes des bois géants, les terribles gorilles de Kyamo [...]. En ces bêtes athlétiques, il fut heureux de reconnaître le prototype de l’homme primitif. » (p. 255).

17« Hommes-gorilles », « bêtes athlétiques » qui sont des « colosses », faisant « trois fois le poids d’un homme », possédant « bras » et « jambes »... : l’alliance dans la description de deux champs sémantiques (humain-animal) indique ici une ambivalence toute positive, suggérée par le point de vue de la narration aligné sur le savant admiratif. En effet, chez Rosny, l’animalité est vécue de façon heureuse, et souvent thématisée sous l’angle d’une prise de conscience de l’homme en faveur d’une harmonie possible entre hommes et animaux.

18Bien que ne possédant pas la parole articulée symbolique, ces prototypes d’humanité n’en usent pas moins d’un langage élaboré (gestes et sons). Alglave constate et argumente en ce sens, pour lui-même et pour le lecteur, en observant des retours de séquences, des combinaisons dans ce langage jugé plus complexe que « tout ce qu’on observe parmi les mammifères supérieurs » (p. 256). Preuve, dans l’histoire de Kyamo, que ces êtres sont intelligents, ils conçoivent. Ce sont « de vrais hommes, après tout [...] car l’idée du pont existe en eux » (p. 260) : l’intelligence technique semble donc une marque d’humanité. La relative humanité de ces êtres ayant ainsi été établie, cette espèce nouvellement découverte est ensuite évaluée à l’aune de sa capacité à survivre. Et c’est dès lors dans l’optique spencerienne du darwinisme social, qu’est placée la persistance des hommes des bois de Kyamo. S’ils n’ont pas évolué « pour des raisons mystérieuses », les hommes-gorilles ont cependant survécu parce qu’ils étaient les plus forts — l’accent de la description a été mis sur leur grande force —, les plus intelligents, en un territoire isolé. La suprématie de l’homme occidental du XIXe siècle sur ce peuple est néanmoins rappelée par le sauvetage de femmes et enfants de la tribu qu’effectue Alglave grâce à ses propres connaissances techniques.

19De ce fait, Les profondeurs de Kyamo est avant tout le récit d’une rencontre entre les deux espèces, les hommes étant représentés par le seul savant. C’est également l’occasion pour Rosny de dresser le portrait d’une figure de savant positif et éclairé, que l’on retrouve d’ailleurs dans d’autres récits.13  Alglave est un zoologue passionné, qui prend position contre « les meurtres inconsidérés de l’animal » (p. 251). Seul le plaisir pur de la connaissance compte pour ce scientifique, lequel pratique de « l’observation participative » avant le terme, en décidant de vivre avec les hommes des bois pour mieux les comprendre. Cet acte paraît d’ailleurs gratuit, dans la mesure où, à l’issue de son expérience, Alglave décide de ne rien communiquer de ses observations afin de préserver les habitants et

« les profondeurs de Kyamo contre l’envahissement des explorateurs, contre la rage conquistadore des Européens. » (p. 262 ; fin).

20Avec Alglave, Rosny aîné donne à voir une figure de savant à la raison triomphante. La raison l’emporte d’abord dans le domaine des sciences et des techniques : c’est la découverte d’un chaînon manquant possible, c’est la construction d’un radeau qui permet à l’humain d’effectuer un sauvetage. La raison humaniste triomphe ensuite dans l’attitude de respect, de modestie, de sauvegarde de la part du scientifique à l’égard de créatures différentes. Finalement, la rencontre de cette altérité-là tient à l’écart toute vision colonialiste, et tout socio-darwinisme vainqueur, du point de vue de l’homme ; en cela, l’idéologie spencerienne diffère quelque peu des conceptions perceptibles dans la fiction de Rosny.

La mort de la Terre (1910)

21Après Le cataclysme (1896), La mort de la Terre est un récit post-cataclysmique d’une agonie généralisée de l’humanité, menant à une fin de l’homme radicale. Dans un avenir éloigné d’environ trente mille ans, et après un cataclysme planétaire que l’homme semble avoir causé, les poignées d’humains survivants s’étiolent peu à peu, par manque d’eau, dans les rares oasis qui subsistent à la surface de la Terre. Après un sursaut de lutte pour la survie, notamment contre le fatalisme coutumier des autres Oasites, Targ et sa sœur Arva sont les derniers représentants de l’espèce humaine, finalement supplantée par celle des Ferromagnétaux, une nouvelle forme de vie apparue sur la planète. Dans ce récit d’une survie vouée à l’échec, le motif darwiniste de l’adaptation, à la fois biologique et sociologique, est celui qui s’impose tout d’abord. Le cataclysme initial a fait disparaître toute vie animale, à l’exception, sans que le lecteur sache pourquoi, des humains et des oiseaux. Les deux espèces ont évolué pour s’adapter aux nouvelles conditions, et ne sont pas concurrentes, vivant au contraire en harmonie, communiquant ensemble, car les oiseaux ont développé une forme de langage articulé, leur tête étant légèrement humanisée. Avant d’arriver à ce stade, l’ensemble des espèces animales a connu des formes variées d’involution, des « dégradations » des espèces, qui se sont notamment manifestées chez l’homme par des dégénérescences physiques ou de l’anthropophagisme... Là encore, et dans un premier temps de cette histoire du futur, la lutte pour la survie s’accompagne de régression. La régression s’est ensuite arrêtée chez l’homme, et s’est inversée jusqu’à donner une nouvelle civilisation humaine, toujours de plus en plus réduite du fait de la sécheresse et des séquelles sismiques régulières, conséquences du cataclysme. Et c’est sur le plan social que l’évolution de l’homme s’avère la plus spectaculaire. Ce que les hommes ont alors gagné en sagesse :

« L’horreur pénétra les âmes, peu à peu, on cessa de brutaliser les compagnons [bêtes ou hommes] de planète et de s’en repaître » (p. 147) ;

22ils l’ont finalement perdu en énergie de combat:

« Après trente mille ans de lutte, nos ancêtres comprirent que le minéral [...] prenait une revanche définitive. » (p. 147).

23La « revanche du minéral » désigne à la fois le désert qui gagne sans cesse du terrain, et les Ferromagnétaux, êtres essentiellement composés de fer, créatures organisées et dotées d’une « conscience élémentaire ». La fatalité face aux éléments et la limitation de la population par euthanasie caractérisent la société des survivants humains. Les règles de vie de chaque communauté font que le nombre de bouches à nourrir est adapté et réajusté, artificiellement au besoin, en fonction de la quantité des ressources disponibles. Un raisonnement malthusien conduit ainsi à limiter les naissances, et pour les Oasites, il s’agit, en plus, de limiter expressément le nombre des vivants ! A contrario, le regain de lutte et le refus signifiés par Targ à sa communauté symbolisent l’énergie créatrice de l’homme : Targ est un explorateur qui prend des risques ; lors de sa fuite de l’oasis des Terres-Rouges, il constitue, avec sa famille, une nouvelle cellule originelle. Mais ce sursaut d’énergie vitale s’avère dérisoire : on peut en effet considérer là, au milieu du récit, que l’assoupissement de Targ, entouré de Ferromagnétaux, préfigure la fin de l’histoire. Le fatalisme et le pessimisme colorent définitivement le récit. Le motif de la « survie du plus fort » du socio-darwinisme se fait ainsi prépondérant dans la Mort de la Terre. Il s’agit, d’une part, des règles d’euthanasie des Oasistes, qui visent d’abord les vieillards, puis les jeunes enfants, puis encore les adultes chêtifs... D’autre part, la disparition de l’homme voit se développer à sa place les Ferromagnétaux, prédateurs indirects de l’humanité (les nouveaux êtres se nourrissent de ‘‘fer humain’’) et occasionnellement prédateurs directs (à leur contact, les hommes s’anémient). On peut penser que le fer, élément naturel, a été retenu par l’auteur pour mieux signifier la perte par l’espèce humaine de son contrôle (prométhéen) de l’élément nécessaire à la fabrication de ses outils, donc indispensable à sa civilisation. Les humains périssent car le désert s’étend et que les Ferromagnétaux se multiplient, c’est à la fois le plus apte et le plus fort qui est vainqueur. Mais il s’agit d’une victoire non-triomphante, atténuée par la volonté de Rosny, selon J.-M. Gouanvic, de sortir :

« des apories dans lesquelles l’idéologie socio-darwinienne l’enferme tout entier. »14

24Cela est figuré par la mise en scène d’une continuité des êtres à travers l’évolution ou bien d’une réconciliation. Cette issue est représentée dans La mort de la Terre par la fusion15 du dernier homme, Targ, avec les Ferromagnétaux :

« Ensuite, humblement, quelques parcelles de la dernière vie humaine entrèrent dans la vie Nouvelle. » (p. 188, clôture du texte).

25Un peu comme chez Wells dans La machine à explorer le temps, on peut ainsi percevoir chez Rosny une sorte d’intention morale pessimiste : l’homme se condamne lui-même à disparaître quand, pendant un temps,

« la planète laissa prospérer l’homme : son règne fut le plus féroce, le plus puissant - et le dernier. Il fut le destructeur prodigieux de la vie. » (p. 187).

26C’est là un écho de la fin de l’homme que l’on trouve dans d’autres récits de Rosny aîné.

Un évolutionnisme pessimiste

27L’étude des deux récits proposés comme exemplaires nous autorise à tirer quelques traits généraux de l’utilisation du darwinisme par Rosny aîné. Si, avec J.-M. Gouanvic, on peut préciser

« qu’ avant H. G. Wells, Rosny fait pénétrer le socio-darwinisme dans la science-fiction en imaginant des guerres entre l’humanité et des espèces intelligentes venues de l’espace »,16

28nous soulignons un recours au darwinisme biologique qui dépasse la seule intention du vraisemblable scientifique. Les motifs darwiniens opèrent de façon constante dans les deux récits de Rosny. En effet, Les profondeurs de Kyamo sont bien à rattacher à l’évolutionnisme par la référence à l’ascendance commune et au chaînon manquant qui font de l’homme un « parent » du grand singe, cela en plus de la sélection naturelle. Ce dernier motif est central dans La mort de la Terre, où l’on retrouve également ascendance commune et variabilité des espèces…

29La combinaison de ces motifs fait apparaître dans les récits de Rosny une conception à caractère utopique d’une nature souveraine, d’une évolution continue, au sein desquelles l’homme n’a pas de place prépondérante, sinon de façon éphémère à l’échelle planétaire. En ce sens, et cela justifie un certain pessimisme du point de vue strictement humain, Rosny rejoint les conséquences matérialistes d’un darwinisme biologique mené jusqu’au bout de sa logique : quelle(s) que soi(en)t sa forme (ses formes), la « Vie » triomphe et se perpétue, même si ce n’est plus à travers l’espèce humaine.

30En parallèle, et comme par compensation, la « loi » socio-darwinienne de la lutte pour la survie, si elle est fréquente dans les récits rosnyens, n’y paraît pas universelle, ou, en tout cas, pas toujours violente : cela se rapproche davantage du darwinisme biologique, système dans lequel cette lutte pour la survie n’est qu’une image, une métaphore, illustrant le mécanisme de la sélection naturelle. C’est ainsi, chez Rosny, que la rencontre entre l’homme et une race nouvelle n’est pas systématiquement conflictuelle : en témoignent Les profondeurs de Kyamo et La mort de la Terre (dans une moindre mesure), mais aussi L’étonnant voyage de Hareton Ironcastle et Le monde des variants, récits plus tardifs.17

31On pourrait voir dans la fusion finale du dernier humain et des Ferromagnétaux de La mort de la Terre, une façon pour Rosny aîné de refuser l’âpreté de la lutte pour la vie suggérée par le darwinisme. Ce serait alors dire que l’auteur aurait davantage été influencé par le transformisme de Lamarck que par le darwinisme.18 Cependant, le motif central du lamarckisme (transmission des caractères acquis) n’est pas utilisé par Rosny, et nous avons montré que l’écrivain a été effectivement sensible au système darwinien. En outre, si, dans la deuxième moitié du XIXe siècle, c’est le darwinisme social plus que le darwinisme scientifique qui a été introduit en France,19 on peut estimer qu’en 1910 (parution de La mort de la Terre) la théorie biologique de Darwin a gagné davantage d’adeptes dans l’Hexagone français. Nous notons finalement que le darwinisme scientifique ainsi que le darwinisme social présents dans les deux récits de Rosny aîné, sont avant tout « colorés » ou « tempérés » par la vision poétique de l’harmonie et d’une permanence du monde vivant.

32Pour conclure, là où Wells révèle une intention plutôt didactique, la science étant pour lui prétexte rhétorique, Rosny aîné se présente davantage comme un « visionnaire », la science étant bien pour lui poétique, c’est-à-dire permettant de créer, d’inventer de nouvelles « chimères ». Par ailleurs, on peut constater que l’œuvre de Verne s’est imposée en France plus que celle de Rosny, même si celui-ci fut reconnu — en son temps — par ses pairs. D’une manière générale et à ses débuts, Rosny a été peu traduit à l’étranger, Wells semblait à lui seul combler les attentes relatives à la veine spéculative qu’il avait en commun avec lui.  Sur ce point, J.-M. Gouanvic avance en termes d’hypothèse que

« il est tout aussi plausible que l’insuccès de Rosny, si l’on se place cette fois du point de vue de son œuvre, puisse venir d’un blocage du public à l’imaginaire à la fois «  sensualiste » et puissamment distanciateur de Rosny, lorsqu’il évoque les figures de l’altérité.»20

33Des trois précurseurs, il semble que Verne et Wells auraient seuls pu faire fonction de modèles ; pourtant, nous pouvons sans peine affirmer que Rosny est le « père » de toutes les altérités biologiques radicales en science-fiction : Xipéhuz, Ferromagnétaux, Variants, Tripèdes, Zoomorphes... la liste est déjà éloquente et a fort bien pu alimenter l’imaginaire d’écrivains postérieurs.

Notes de bas de page numériques

1  Cet article renvoie pour une part à notre étude, moins complète, parue dans le recueil de textes réunis par Sébastien Cixous, Archives de l’imaginaire n°1, dossier « Science et fiction », éditions Infini, 2000.

2 .. Quelques-unes des convergences entre ces deux écrivains ont été soulignées par la revue Europe n° 681-682, dossier « H. G. Wells/Rosny aîné », février 1986.

3 . J.-M. Gouanvic, La science-fiction française au XXe siècle [1900-1968], Amsterdam/Atlanta, Rodopi éd., 1994, p. 48.

4 . Torches et lumignons (1921), cité par J. Van Herp dans son Introduction à J.-H. Rosny aîné, Récits de science-fiction, Verviers, éd. Marabout (A. Gérard), 1973. Notre édition de référence pour les récits étudiés.

5 . Pour exemples, Les Xipéhuz mêle préhistoire et extraterrestres, L’étonnant voyage d’Hareton Ironcastle peut être lu comme une synthèse de bien des genres, y compris le roman de mœurs. Sur ce point, voir les articles de R. Bozzetto et J.-P. Picot, dans la revue Lez Valenciennes, n°33, dossier « Rosny aîné, une cartographie à l’œuvre », Presses universitaires de Valenciennes, octobre 2003.

6 . G. Klein, « Aperçus sur la taxinomie des variétés du roman dans l’œuvre de J.-H. Rosny aîné » in Lez Valenciennes, n°33, op. cit., p. 135.

7 . Cette classification proposée n’a qu’une valeur relative, dans la mesure où elle a un fondement thématique (et non générique) qui, selon les points de vue adoptés, pourrait être discutable. Les récits d’exploration et de découverte : Nymphée (1893), Les profondeurs de Kyamo (1896), L’étonnant Voyage de Hareton Ironcastle (1928), Les navigateurs de l’infini (1925), Dans le monde des variants (1939).

8 . Les récits de la fin de l’homme : Le cataclysme (1896), La légende sceptique (1889), La mort de la Terre (1910), La force mystérieuse (1913).

9 . Les récits préhistoriques (de 1887 à 1930) : aux cinq romans ainsi désignés par Rosny, peuvent être ajoutés cinq autres récits, voir : J.-H. Rosny aîné, Romans préhistoriques, Paris, Robert Laffont, coll. « Bouquins », 1985.

1 0. D’après Ernst Mayr, Darwin et la pensée moderne de l’évolution (One Long argument : Charles Darwin and the  Genesis of Modern Evolutionary Thought, 1991), Paris, éd. Odile Jacob, 1993.

1 1. Pour cette étude, notre édition de référence est : Rosny aîné, Joseph-Henri, « Les profondeurs de Kyamo » [1896] et « La mort de la Terre » [1910] in Récits de science-fiction, Verviers (B), éd. Marabout, 1973.

1 2. J. Verne, voir Le village aérien (1901), in anthologie Les mondes perdus, Paris, éd. Presses de la Cité, coll. « Omnibus », 1993, pp. 334-335.

1 3. Notamment dans Le trésor dans la neige (1922).

1 4. J.-M. Gouanvic, op. cit., p. 72, mais aussi p. 51.

1 5. Par la suite, ce motif de la fusion de l’homme dans une nouvelle forme de vie a été souvent exploité en science-fiction. Nous pensons à A. C. Clarke : Les enfants d’Icare (Childhood’s End, 1950), à S. Wul : La mort vivante (1958) ; ainsi que La musique de sang (Blood Music, 1985) de G. Bear.

1 6. J.-M. Gouanvic, op. cit., p. 49, à propos des Xipéhuz.

1 7. Pour L’étonnant voyage..., voir notamment R. Bozzetto, L’obscur objet d’un savoir, op. cit., pp. 129-130, et J.-M. Gouanvic, op. cit., pp. 57-58, ou encore J.-P. Picot, « L’étonnant voyage de Hareton Ironcastle, un hapax générique » in Lez Valenciennes, op. cit., p. 171.

1 8. C’est là l’analyse de R. Bozzetto, « Wells et Rosny, le sens d’un parallèle, la forme d’un duo », in revue Europe, n° 681-2, janvier-février 1986, pp. 8 à 11.

1 9. Comme l’a montré Yvette Conry in L’introduction du darwinisme en France au XIXe siècle, Paris, éd. Vrin, 1974.

2 0. J.-M. Gouanvic, op. cit., p. 72.

Pour citer cet article

Philippe Clermont, « Science darwiniste et fiction spéculative », paru dans Alliage, n°57-58 - Juillet 2006, Science darwiniste et fiction spéculative, mis en ligne le 02 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3557.


Auteurs

Philippe Clermont

Maître de conférences à l’Institut universitaire de formation des maîtres d’Alsace, questionne les théories concernant les littératures dites de l’imaginaire et étudie plus particulièrement la science-fiction.