Alliage | n°57-58 - Juillet 2006 Science et littérature 

José Maria de Heredia  : 

Le Câble

p. 156

Texte intégral

1Savez-vous ce qui se passe réellement quand vous envoyez un courriel aux États-Unis ? Et depuis quand a-t-on des idées claires à ce sujet ?

2Les historiens des sciences ont à tort négligé l’apport de José Maria de Heredia sur la question. Ce poète parnassien (1842-1905) en avait exprimé l’essentiel en un sonnet, malheureusement absent des Trophées (1893). Nous donnons ici ce texte, accompagné de notes relevant la pertinence scientifique de l’auteur.

3Le Câble

Sur un lit onduleux d’algues aux lents rameaux (1),
Dans un vallon marin de la verte Atlantide (2),
Le câble monstrueux (3) qu’éclaire un jour livide (4)
Se déroule, tordant (5) deux longs muscles jumeaux.

À son derme (6) rugueux s’incrustent les émaux
Des conques où la mer dort (7) d’un sommeil limpide;
Et dans ce fil de chanvre (8) et de laiton, rapide,
Frissonne en sourds éclairs le passage des Mots (9) !

Les grands requins béants et les horribles scombres
Des gouffres bleus d’en haut plongent aux gouffres sombres
En frôlant les fucus (10) de leur ventre poli.

Et, parmi les coraux où s’enfouit le câble,
Ils s’étonnent, roulant leurs gros yeux pleins d’oubli (11),
De cet inerte et long serpent inexplicâble (12) !

4D’aucuns doutent de l’authenticité du sonnet, mais ce ne sont que des esprits inquiets.

5p.c.c. Philippe Crepel

Notes de bas de page

 (1) Ce vers est scandé par périodes de trois pieds, mais la consonne “l”, qui indique les ondulations, apparaît aux pieds 3 et 6, puis 7 et 10, c’est une preuve que Heredia maîtrisait les séries de Fourier. On sait que Victor Hugo parle, au contraire, dans les Misérables, d’« un Fourier célèbre que la postérité a oublié ». On voit donc ici en quoi les Parnassiens s’opposent aux Romantiques (ceci répond à une question posée au Brevet supérieur des Écoles primaires supérieures de jeunes filles en 1932).

(2) Allusion à Bailly et Condorcet.

(3) Voir l’article « Tératoscopie » de l’Encyclopédie.

(4) Peut-être un écho au premier vers, pour insister sur la nature ondulatoire de la lumière.

(5) Passage discret en 3 D.

(6) Derme, muscles... : Heredia, précurseur de Norbert Wiener, a bien senti l’unité des sciences physiques et des sciences du vivant.

(7) Fine dialectique entre l’hydrostatique et l’hydrodynamique (du moins stationnaire).

(8) Les critiques littéraires n’avaient pas encore noté la position de Heredia sur le cannabis.

(9) Sur ce point, on se reportera à la thèse de Jérôme Segal, « Théorie de l’information : sciences, techniques et société de la seconde guerre mondiale à l’aube du XXIe siècle », Lyon, 1998, 3 vol., vi + 857 p., disponible aussi en cédérom.

(10) L’article « fucus » du Supplément de l’Encyclopédie, signé (D), soit en principe Goussier, précise la forme de ces plantes : « Aplaties en feuilles simples, ou ramifiées en arbrisseau élevé, chargées de vésicules dont les unes sont percées de trous par lesquels passent quelques filets », etc. Pour frôler les fucus avec un ventre poli, il faut une sorte de calcul différentiel sur les fractales. Heredia a en tête cette remarcâble subtilité, ce que confirment ses considérations sur les coraux, la rugosité, etc., qui émaillent le sonnet.

(11) Allusion aux processus de Markov. Heredia est pourtant mort un an avant le fameux article du mathématicien russe.

(12) Pique terminale contre Berthelot et les positivistes.

Pour citer cet article

José Maria de Heredia, « Le Câble », paru dans Alliage, n°57-58 - Juillet 2006, Le Câble, mis en ligne le 02 août 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3555.


Auteurs

José Maria de Heredia

José Maria de Heredia (1842-1905), poète parnassien. Les plus perspicaces de nos lecteurs se demanderont peut-être si le sonnet n’est pas le fruit de la perfidie (réitérée par l’auteur des notes scientifiques) de Charles Muller (1877-1914) ou de Paul Reboux (1877-1963) ; voir leur recueil commun en, À la Manière de... (3 vol., 1908-1913).