Alliage | n°64 - Mars 2009 Du végétal 

Hubert Reeves  : 

Les buis de Malicorne

p. 124-126

Texte intégral

1La région de Malicorne a longtemps été le fief de la famille du Plessis. Édifié en 1610, le château de Hautefeuille, au demeurant assez quelconque, a été démoli en 1950. Des bâtiments destinés à abriter une colonie de vacances pour les enfants de la ville de Nanterre furent construits dans le parc. Ne restent guère plus sur les lieux  que les profondes douves, des pigeonniers et la ferme qui en constituait les dépendances.

2Malgré tous mes  efforts, je n’ai trouvé  que peu d’information sur l’histoire de la ferme. Elle aurait été dessinée et  construite  peu avant la Révolution (vers 1785) par un architecte italien.

3La symétrie esthétique et fonctionnelle des bâtiments, leur structure, la cour carrée témoignent en effet d’une planification soignée. Or à cette époque dite des Lumières, influencée par les écrits de Buffon et autres encyclopédistes, on s’appliquait à développer les méthodes  de culture et d’élevage les plus efficaces .

4Au xixe siècle, la ferme servit  d’école d’agriculture. On y recevait les futurs cultivateurs  et les travailleurs itinérants désireux de se mettre au courant des méthodes de fermage. Sur les murs des greniers, alors les dortoirs, figurent un grand nombre d’inscriptions à la craie. Comme dans les prisons, des traits verticaux comptabilisent les jours de travail. Ou encore la quantité de paniers de pommes récoltée par chacun . On y lit aussi des plaisanteries  grivoises. La vie quotidienne…

5Plus tard, inadaptée au mode d’exploitation agricole moderne, la ferme fut progressivement abandonnée et laissée dans un grand  état de délabrement. D’épais monticules de ronces et  de clématites sauvages recouvraient les terrains avoisinants, entourés de massifs d’orties bien plus hautes que moi. Ici et là s’ouvraient des terriers de lapins et de lièvres.

6J’en fis bientôt mon terrain d’investigation botanique. Muni d’un sécateur et d’une encyclopédie des arbres, j’entrepris de m’y frayer un chemin pour découvrir et identifier les plantes qui s’y étaient installées. Bientôt, dans une région particulièrement touffue de  la forêt adjacente, une odeur particulière, habituellement associée à l’urine de chat, attira mon attention. Elle me rappelait celle des branches que, dans mon enfance, on distribuait aux paroissiens lor des cérémonies religieuses du dimanche des Rameaux. Cet indice me mit sur la voie : incontestablement, il s’agissait de buis, mais avec une configuration toute différente de celle à laquelle je m’étais habitué lors de mes visites aux châteaux de la Loire. Rien ici des nobles haies taillées et bien entretenues qui parent leurs jardins ou leurs parcs !

7De taille moyenne, (huit mètres environ), leur tronc était revêtu d’une écorce noire assez lisse et agréable au toucher. Leur port irrégulier se perdait au-dessus de ma tête en un enchevêtrement de branches et de feuilles, petites et luisantes, que la lumière avait grand peine à traverser. Apprenant dans mes livres que ces arbustes figurent parmi ceux dont la croissance est des plus lentes (quelques centimètres par année), je fus impressionné par leur remarquable hauteur. J’y lus aussi que l’espèce ne pousse pas spontanément en Bourgogne (on dit qu’elle n’y est pas endémique) et je me demandais quelle pouvait être leur origine et leur histoire.

8En arpentant le territoire, je constatai qu’ils formaient dans la forêt une bande relativement étroite mais allongée (plusieurs dizaines de mètres).

9Il s’agissait vraisemblablement d’une allée de buis datant de la belle époque du château. Abandonnés à eux-mêmes depuis que  les jardiniers avaient cessé de les élaguer, ils avaient eu tout loisir de pousser à leur guise et constituaient maintenant cette sombre rangée parmi les autres arbres de la futaie.

10Une autre chose me frappa alors. Cette allée  de buis se prolongeait vers les anciennes douves. Peut-être longeait-elle un chemin d’accès au château ? Pour le savoir, j’entrepris de creuser le sol recouvert d’une épaisse couche de lierre terrestre et d’humus odoriférant. Bientôt ma pelle frappa une strate de pierrailles, sans doute les résidus d’un ancienne chaussée que bordait cet alignement d’arbrisseaux.

11J’imaginais sans peine l’arrivée des invités de monsieur le Comte pour une fête estivale et les salutations  bruyantes des gens du village qui les accueillaient …

12Cette découverte s’inscrivait bien dans une démarche que je poursuis encore : une sorte d’archéologie locale. Une tentative de reconstruction de  l’histoire de Hautefeuille à partir des traces qui y ont été laissées, pour reconstituer les lieux d’antan et faire revivre dans mon esprit les personnages qui l’ont habité.

13Chaque plante qui n’est pas endémique est un élément de cette enquête : une rangée de fragons (petits houx) en pleine forêt et un groupe de grands ifs très endommagés près de la rivière voisine (l’Ouanne) laissent deviner une intense activité  botanique autour du château au cours des siècles révolus.

14Je retourne souvent dans cette allée de buis. Elle constitue une séquence d’espaces quasiment clos couverts par la frondaison, comme autant de temples végétaux coupés du monde extérieur et rassurants. J’aime y  passer du temps.

15Tout comme l’if, le buis nous remet en contact avec des traditions millénaires En Grèce, on l’associait à Cybèle, déesse de la fertilité. On en accrochait une gerbe à la tête du lit comme porte-bonheur et symbole religieux. Mais on l’associait aussi au rituel de mort, à Hadès, dieu des enfers. En Bretagne, lors d’une naissance, on coupait à la main — jamais avec une lame de métal — un rameau de buis que la personne conservait toute sa vie et qu’un enfant venait déposer sur son cercueil pendant que le prêtre donnait les dernières bénédictions. Dans cette dense  verdure et cette odeur pénétrante, je peux retrouver ces images et me relier aux fantômes du passé.

Pour citer cet article

Hubert Reeves, « Les buis de Malicorne », paru dans Alliage, n°64 - Mars 2009, Les buis de Malicorne, mis en ligne le 31 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3412.


Auteurs

Hubert Reeves

Astrophysicien, directeur de recherches au CNRS, il est fortement impliqué dans les initiatives de protection de la nature. Il préside la ligue ROC pour la préservation de la faune sauvage. Parmi ses nombreux ouvrages : son autobiographie, Je n’aurai pas le temps (Seuil, 2008) ; Poussières d’étoiles (Seuil, 2008), Chroniques cosmiques (Seuil, 2007).