Alliage | n°64 - Mars 2009 Du végétal 

Laurent Piermont  : 

Face à l’incertitude : forêt et changement climatique

p. 127-136

Plan

Texte intégral

1Au début c’était une rumeur. Une réminiscence d’amphithéâtre. Était-ce en physique ou en biologie d’ailleurs ? Puis, cela s’est précisé et nous avons appris à connaître les quatre lettres du sigle giec : groupe d’experts intergouvernemental sur l’évolution du climat. Nous nous sommes d’abord méfiés, car nous n’avions pas oublié l’affaire des pluies acides, qui déjà condamnaient nos forêts et avaient tant agité l’opinion avant d’être oubliées. Mais là, une série de faits, difficiles à ne pas remarquer, ont émaillé les années 90 : d’abord, les mortalités souvent massives subies par les épicéas, les chênes pédonculés et les grandis, trois essences sensibles à la sécheresse. Le grandis, en particulier, joli sapin américain introduit en France pour sa productivité, a quasiment disparu de nos forêts en quinze ans. Très significatif aussi, le sapin de l’Aigle, considéré comme une relique de la dernière époque glaciaire, a énormément souffert durant la décennie. Donc, il semblait bien se passer quelque chose, cette fois. Mais que faire ? Les forestiers ne réfléchissent pas plus lentement que les autres mais ils exercent de ces métiers dont les décisions engagent vraiment l’avenir de façon durable. Porteurs des espoirs du passé, ils projettent ceux du présent dans le futur. Planter un chêne est un acte de foi : on espère qu’une lignée de gestionnaires consciencieux, intervenant durant cent cinquante ans de conditions favorables, vont permettre à une plantule de deux centimètres de se transformer en un géant de la forêt. Un géant que nos successeurs regretteront de couper, mais dont l’abattage et la transformation en poutre ou en meuble justifieront les décennies de soins prodigués. Plus que beaucoup d’autres professionnels, les forestiers sont  confrontés à l’incertitude : À celle de l’avenir, devenu tellement chaotique depuis l’humanisme, s’ajoute celle qui est propre au vivant, fait de complexité, de variabilité et d’imprévisibilité. Parce que décidemment, les êtres vivants ne sont pas des automates, parce qu’ils sont soumis à l’alea des  mutations et parce que le tissu du vivant est formé de l’infinité des liens qu’ils tissent entre eux. Ainsi, face à  l’incertitude permanente d’une action dont les effets se prolongent au-delà de l’existence de celui qui l’accomplit, les forestiers adoptent le plus souvent une attitude pleine d’espoir mais prudente, résumée par une maxime censée illustrer leur métier :

« Imiter la nature, hâter son œuvre. »

Des bouleversements rapides

2 Or, le changement climatique annoncé ajoute un nouveau degré d’incertitude. Certes, le climat a toujours fluctué depuis la naissance de la Terre, comme ont évolué les espèces et les écosystèmes, mais les déclarations du giec introduisent une nouveauté radicale : l’évolution serait planétaire, généralisée et rapide. On nous prédit, en effet, en quelques décennies des bouleversements qui habituellement s’étalent sur des périodes bien plus longues. Ainsi le chêne, repoussé vers les Balkans et l’Europe du Sud par la dernière glaciation, a-t-il disposé de plusieurs milliers d’années pour se replier. Il en a eu autant pour recommencer à se déployer après la glaciation. Aux yeux du gestionnaire, ces prévisions changent tout, car c’est le référentiel même de son action qui disparaît. Nous avons en effet appris à reconnaître dans chaque espace naturel la résultante des interactions d’une géologie, d’un climat et des êtres vivants liés à cet espace. Or , l’un des piliers nous lâche. Nous savons que les écosystèmes s’adapteront si le climat change, mais est-ce que cette adaptation nous conviendra ? Par exemple, les experts du giec estiment que près de  trente pour cent des espèces vivantes disparaîtront au cours du prochain siècle. Une espèce peut s’adapter au climat de plusieurs façons : en se déplaçant physiquement, en se projetant au moment de la reproduction (graines, pollens…), ou par le processus de mutation – sélection, qui exige en général un changement de génération. La capacité de dispersion, reposant sur le couple « déplacement/mutation », sera l’un des critères décisifs de la réponse des espèces au changement climatique et de leur future répartition dans l’espace. Et à cet égard, on voit que les arbres sont moins adaptables que des bactéries, qui se reproduisent vite, ou des mammifères, qui se déplacent encore plus vite. On estime ainsi que les chênes peuvent progresser en moyenne de quarante mètres par an. Or, le déplacement estimé vers le Nord de l’ère de répartition du chêne serait de cinq cents kilomètres au cours du prochain siècle. Encore s’agit-il d’espèces. Mais le déménagement d’un écosystème ou d’une forêt est une affaire bien plus complexe. Une chose est sûre : les milieux s’adapteront, d’une manière ou d’une autre. Mais il n’est pas facile de prévoir comment, même si quelques tendances paraissent probables. On peut, par exemple, imaginer que dans le sud de l’Europe, où la forêt arrive à sa limite climatique avec des types de végétation adaptés aux sols arides, le réchauffement devrait appauvrir la composition des forêts, d’autant plus que la Méditerranée oppose une barrière physique à la colonisation du milieu par des essences plus méridionales. On peut aussi penser que les changements, s’ils se produisent, provoqueraient plus d’accidents et de mortalités, donc devraient favoriser des essences pionnières comme le bouleau ou le pin maritime.

3Voilà donc des milliers d’experts internationaux déclarant que nos arbres atteindront leur maturité sous un climat radicalement différent, par conséquent qu’un grand nombre d’entre eux, n’atteindront pas cette maturité ! Que la nature, en bref, ne peut plus être imitée. Mais là s’arrête l’information et le mode d’emploi n’est pas livré. Face à cette situation, les gestionnaires ont plusieurs choix : ne pas croire les experts du giec, considérer que la nature s’adaptera de toute façon, ou attendre d’y voir plus clair pour agir, c’est-à-dire trois options aboutissant à l’inaction, ou bien essayer d’agir dès à présent.

De la prudence à l’action

4La Société forestière est une filiale de la Caisse des Dépôts spécialisée dans la gestion de forêts. Elle gère notamment celles de la plupart des compagnies d’assurances et établissements financiers français. Elle doit considérer les forêts comme des investissements et les traiter de façon à préserver leur valeur, dans un souci de rentabilité et un parfait respect des prescriptions d’une gestion durable, protégeant les paysages et la biodiversité. Toutes les forêts dont nous nous occupons font l’objet d’une certification écologique indépendante. Mais la question de la valeur est centrale et il n’est pas envisageable pour nous d’engager une dépense (comme planter une parcelle ) dès lors qu’elle risque de ne pas se rentabiliser (dans l’exemple, si la plantation meurt avant d’être mûre, du fait du changement de climat). Nous devons donc répondre, malgré les incertitudes, et même l’option de l’inaction doit être justifiée.

5 Dans un premier temps, au cours des années 90, notre réponse a été dictée par la prudence. Nous avons renforcé l’observation sanitaire des peuplements et soigné, encore plus que précédemment, la bonne adaptation des plantations au terrain. Mais nous n’étions pas vraiment mobilisés et pensions plutôt au rôle de la forêt dans le stockage du co2 qu’à l’effet qu’aurait sur elle l’augmentation de la concentration de celui-ci  dans l’atmosphère. Puis les trois coups ont été frappés au tournant du siècle : d’abord la tempête de 1999, d’une violence inconnue à ce jour, attribuée par certains au changement climatique ; ensuite, la canicule de 2003, elle aussi d’une intensité jamais observée dans notre pays ; enfin, la confirmation  de plus en plus assurée des prévisions du giec et de ses scénarios les plus sombres, tandis que les voix discordantes étaient de plus en plus rares, de moins en moins audibles : parce qu’elles s’étaient rendu compte de leur erreur, ou parce qu’elles avaient été réduites au silence par l’évidence du consensus mondial ?  

6Fin 2003, compte tenu de tous ces éléments, nous avons donc pris une décision, d’autant plus engageante que nous étions seuls à la prendre : agir. Nous avons estimé qu’il était plus raisonnable de croire au changement climatique annoncé que de ne pas y croire et d’agir maintenant, malgré les incertitudes, que d’attendre d’être mieux informés. En effet, les inconvénients du statu quo : faire pousser des arbres qui risquent de mourir avant l’âge, nous ont paru l’emporter et avoir un coût plus élevé pour nos clients, et au-delà pour la collectivité, que ceux d’une mise en mouvement immédiate, c’est-à-dire risquer de mener des actions qui se révéleraient ultérieurement inadéquates. De plus, l’acquis d’expérience que permet l’action n’est pas le moindre des avantages. L’objet de cet article est donc d’illustrer la possibilité d’adopter un comportement rationnel, y compris au plan financier, diminuant les risques, face à la multiplication de l’incertitude  créée par les annonces du giec.

7En premier lieu, trois remarques nous ont amenés à ne pas dramatiser, ni tout bouleverser, ni être obnubilés par le climat. D’abord, les études1 montrent que le changement climatique aurait des effets plutôt positifs sur nos forêts durant les prochaines décennies : du fait des hivers doux et pluvieux, de la moindre fréquence des gels et de l’augmentation de la productivité biologique due au taux plus élevé de gaz carbonique de l’air. Ensuite, si important soit-il, le climat n’est pas tout : l’adaptation de la sylviculture à des marchés du bois en évolution rapide, le maintien de la rentabilité, la préservation de la multifonctionnalité des forêts, en particulier leur biodiversité, devaient rester des éléments-clés de la décision. Enfin,  la capacité individuelle des arbres à s’adapter ne doit pas être sous-estimée. Avec, là aussi, une bonne nouvelle : les glaciations ont été depuis quatorze mille ans la première contrainte adaptative du chêne, qui est la principale essence française. Nos chênes ont donc plus de marge de manœuvre en cas de réchauffement qu’en cas de refroidissement.2 Une fois prise la décision d’agir, la réflexion sur les changements que nous devions apporter à notre sylviculture s’est appuyée sur les travaux du giec , de Météo-France et surtout de l’Inra,3 qui a produit un remarquable travail de modélisation des aires climatiques des principales essences forestières en relation avec les scénarios climatiques. Cette modélisation montre, par exemple, que le hêtre ou le chêne pédonculé verraient probablement se restreindre considérablement les zones auxquelles ils sont bien adaptés.

Des choix opérationnels

8Par ailleurs, en effectuant un tour d’horizon international, nous avons eu le sentiment que, si la communauté forestière était sensibilisée, elle n’était pas encore vraiment mobilisée sur le sujet et nous n’avons identifié à ce moment aucun opérateur significatif qui ait résolu de modifier sa sylviculture… En revanche, ce tour d’horizon nous a permis d’esquisser une sorte de projection dans l’avenir, en examinant comment certains de nos collègues de pays où règnent les éléments du climat annoncé pour la France en 2050, traitaient des essences qui existent aujourd’hui chez nous. Un saut dans le temps grâce à un saut dans l’espace en quelque sorte. En particulier, nous avons beaucoup appris en Hongrie sur le robinier, qui prospère dans une plaine du Danube peu arrosée où sévissent des canicules sévères et sur les plantations de pins maritimes en Australie occidentale.

9Enfin, la gestion forestière est une activité réglementée, s’inscrivant dans un jeu multi-acteurs, où interviennent notamment propriétaires, acheteurs de bois et autres utilisateurs, pouvoirs publics et associations. Aussi le processus de concertation et d’itération a-t-il joué un grand rôle : avec les administrations et grands organismes de la forêt ; avec un certain nombre de parties prenantes ; bien sûr avec les clients de la Société forestière, propriétaires des forêts gérées ; enfin, au sein même de la Société, entre les techniciens de terrain et l’équipe conduisant le projet au niveau national. Ce processus a permis de distinguer le souhaité et le possible et d’aboutir à un dispositif opérationnel qui a été généralisé sur le terrain en 2006. Il repose sur  six choix, dont le détail importe moins à ce stade, que la possibilité de les avoir identifiés :

10— D’abord, le maintien de nos options fondamentales : en l’état de nos connaissances, il ne nous a pas paru nécessaire de bouleverser notre gestion, en particulier tout ce qui est issu d’un pilotage financier respectueux des critères de développement durable.

11— En second lieu, les incertitudes pesant sur les prévisions climatiques et le caractère encore lacunaire des connaissances sur le sujet nous ont conduits à engager une inflexion (et non pas un virage à 180°). Ainsi, les directives forestières mises en place en 2006 ont-elles une durée d’application de trois ans (2006 – 2008) et l’établissement des directives de la période suivante, tenant compte de l’amélioration des connaissances et des premiers retours d’expérience, a-t-il été engagé dès 2007. Pour la même raison, nous avons décidé de privilégier la réversibilité des itinéraires techniques. Par exemple, une première éclaircie de résineux plus soutenue laisse la liberté d’effectuer ou non la dernière éclaircie et donne davantage de latitude, à rentabilité égale, sur l’âge d’exploitation.

12— En troisième lieu , nous avons eu la surprise d’identifier une période charnière vers 2050. En effet, nous avions considéré que la sécheresse estivale était le critère décisif du changement climatique annoncé ; or, à cet égard, l’examen des courbes issues des différents scénarios climatiques, mis en relation avec l’écologie des principales essences forestières, permet de distinguer la première moitié du siècle, au cours de laquelle nous assisterions à une multiplication du nombre d’années ressemblant à 2003, mais sans que le contexte forestier soit réellement bouleversé, et la seconde moitié, qui verrait la forêt française « changer d’aire climatique » : Durant cette première moitié du siècle, les effets attendus seraient même plutôt positifs, dans le prolongement de la tendance observée depuis quarante ans , avec toutefois une incertitude complète sur les événements extrêmes (tempêtes), sur la fréquence potentielle desquels nous manquons toujours de données.

Évolution simulée de la température moyenne estivale (juillet à septembre) en France4

Image1

13L’identification de cette période charnière est intéressante sur un plan opérationnel, car elle permet de répartir en deux catégories les parcelles (ou, en futaie jardinée , les arbres), selon la période où leur exploitation est envisageable : ceux qui peuvent être récoltés avant 2050 font l’objet d’une analyse différente de ceux qui devront attendre plus longtemps. Pour ces derniers, elle met en évidence l’intérêt d’un raccourcissement de révolution,5 que nous avons décidé de programmer dès à présent et, lors des plantations, l’intérêt de privilégier les essences susceptibles d’être récoltées avant la période charnière.

14— Quatrième orientation : raccourcir les révolutions et privilégier les essences à croissance rapide. Pour plusieurs raisons : l’évolution des marchés des bois, qui tend à effacer le supplément de prix obtenu pour les arbres de gros diamètres ; le taux de rentabilité interne, qui diminue avec la durée de la révolution ; la charnière climatique de milieu de siècle, qui nous conduit à essayer de récolter le plus possible de peuplements inadaptés avant cette période ; la diminution des risques, puisque les peuplements seront exposés moins longtemps aux aléas climatiques, et les volumes de bois concernés sur chaque parcelle seront plus faibles ; et enfin, l’augmentation de réactivité qui résultera de la substitution plus rapide d’essence ou de provenance, dans un contexte de meilleure connaissance scientifique et technique. Donc, une combinaison de raisons climatiques et financières sur fond de calcul de risques.

15— Cinquièmement, la nécessité d’installer ou préserver des arbres capables de prospérer à la fois dans le climat actuel et celui annoncé pour l’avenir nous a amenés à la notion d’essence de transition. À savoir les essences, ou variétés, capables de produire du bois utilisable, acceptant le climat actuel et le climat futur, tel qu’il est prévu. Parmi celles-ci, nous avons souhaité privilégier celles qui sont bien connues et croissent rapidement en privilégiant systématiquement l’essence en place quand elle est adaptée. En résineux, nous avons notamment distingué pins maritimes, laricio et sylvestre, ainsi que douglas, cèdre et sapin de Nordmann. En feuillus, nous avons retenu tilleul, robinier, châtaignier, merisier, alisier et, avec des réserves, érable plane et aulne à feuilles en coeur. Depuis, nous travaillons à étoffer cette liste, et pour l’ensemble des essences plantées actuellement, à la recherche de provenances adaptées.6 Lorsque le chêne commun doit être maintenu, nous privilégions désormais toujours, si possible, le sessile , plus adapté que le  pédonculé. À propos du choix des essences, une des conséquences les plus difficiles à tirer de la décision d’accepter les prévisions du giec a porté sur la régénération naturelle. Il s’agit de la technique reine pour les forestiers, consistant à identifier les plus beaux arbres et à favoriser leur descendance, c’est-à-dire les semis naturels qu’ils ont produits au moment du renouvellement des générations. Or, dans les sols qui retiennent mal l’eau, nous ne pouvons les encourager s’ils sont issus d’essences peu résistantes à la sécheresse, que l’on nous annonce inadaptées au futur climat. Dès lors, nous devons compléter les régénérations naturelles par des essences de transition et dédaigner ces beaux rejetons qui, sous le climat actuel, ne demandent qu’à prospérer.

16— Enfin, la sixième orientation, difficile aussi, nous a conduits à modifier ce qui constitue l’un des fondements du métier de forestier : l’importance accordée à la « station », c’est-à-dire la combinaison de sol, de climat et d’histoire végétale du lieu, qui détermine ce que l’on pourra y faire pousser, les essences qui aimeront s’y associer, les traitements qu’il conviendra d’appliquer. En effet, si le climat ne peut plus être associé au lieu, le regard que nous portons sur les stations doit changer et la notion même perd de son intérêt. Cela nous conduit à privilégier les critères relatifs au sol, à la pédologie. Car quel est le problème ? la sécheresse estivale. Quel est donc le critère décisif ? la capacité du sol à restituer en été l’eau emmagasinée en hiver et au printemps. Cela nous a amenés à exhumer une notion de nos traités de sylviculture : la « réserve utile », qui mesure la capacité du sol à retenir l’eau, et à surpondérer son rôle, au détriment de la « station », concept intégrateur devenu moins pertinent.

Une stratégie flexible

17Ces orientations sont progressivement mises en place dans l’ensemble des forêts que nous gérons et  intégrées à leurs plans de gestion. Pour les résineux, des révolutions raccourcies, avec des densités d’arbres plus faibles en fin de période afin de résister au déficit hydrique. En feuillus, un classement, selon la réserve utile de leur sol, des peuplements à renouveler au-delà de la période charnière. En feuillus encore, nous privilégions la futaie irrégulière (jardinée) et les mélanges d’essences, afin de multiplier les capacités de réponse à un horizon lointain et incertain. Dans le cas où la réserve utile du sol se révèle inférieure à certains seuils (par exemple, cent-vingt millimètres en ce qui concerne le chêne pédonculé), nous introduisons des essences plus adaptées en complément de l’essence principale. Sur l’ensemble des forêts, notamment dans les peuplements résineux, nous réduisons les densités d’arbres afin de mieux nous adapter à la quantité d’eau disponible, nous favorisons, par exemple, grâce à des labours profonds, la prospection du sol par les racines, nous contrôlons davantage les arbustes du sous-étage afin de réduire la consommation d’eau. Après une coupe, nous remplaçons les arbres récoltés en privilégiant des essences à croissance plus rapide, en introduisant des essences ou des variétés de transition, nous distinguons les terrains selon leur réserve utile…

18À l’issue de la première période triennale, les résultats ne sont pas négligeables. Mais encore maigres par rapport à ce qui reste à faire. De son côté la nature a frappé un quatrième coup, destiné à ceux qui auraient mal entendu les précédents : le 24 janvier 2009, une tempête très violente a ravagé en quelques heures les forêts aquitaines. Les scientifiques nous indiquent que le réchauffement climatique ne devrait pas augmenter la fréquence des tempêtes, mais peut-être leur intensité. Or, de 1999 à 2009, deux tempêtes de fréquence centennale et deux de fréquence décennale ont frappé l’Aquitaine, abattant une centaine de millions de mètres cubes de bois. Pour nous, cela signifie que l’occurrence de tempêtes doit désormais être entièrement intégrée à la gestion des forêts et qu’une nouvelle sylviculture doit être imaginée. Une sylviculture fondée sur des rotations courtes, un traitement soigneux des lisières et une stratégie territoriale permettant d’atténuer les effets du vent. Tout cela sera intégré à la seconde phase de notre réflexion de sylviculture, triennale elle aussi, qui sera par ailleurs sera consacrée à l’établissement d’une cartographie des risques climatiques sur l’ensemble des forêts que nous gérons, à l’enrichissement de notre liste d’essences ou de variétés de transition, à l’amélioration de nos techniques d’enrichissement en futaies mixtes et beaucoup à l’examen critique des résultats de la première période.

19L’exercice se poursuivra encore longtemps, au fur et à mesure de l’amélioration de nos connaissances. Peut-être ne cessera-t-il pas avant que le climat ne se soit à nouveau stabilisé, nous amenant à mettre en œuvre une stratégie flexible, à l’image de celles auxquelles nous devront désormais recourir, nous entraînant dans un pilotage de la nature auquel nous ne sommes pas préparés actuellement. Dès à présent, il nous livre un enseignement : malgré l’incertitude et des connaissances lacunaires, il est possible de trouver des réponses concrètes et  opérationnelles diminuant considérablement les risques créés par l’évolution climatique annoncée. Tout cela n’empêchera en rien un changement radical de l’aspect des forêts si elle se produit effectivement : mais au lieu de subir le changement et d’assister à des mortalités massives dans quelques décennies, nous aurons préservé l’existence des forêts qui nous ont été confiés, leur valeur et leur capacité à délivrer les services que l’on attend d’elles : production de bois, préservation des sols et de la biodiversité, réserve d’eau potable, stockage de co2 , support de paysages, lieu de détente et de mystère…

20C’est tout au moins ce que nous espérons !

Notes de bas de page numériques

1 . Notamment de l’Inra : Institut national de la recherche agronomique : M. Becker, 1997, La productivité des forêts en Europe s’accroît : une réalité aux conséquences considérables, in : Y.  Birot (éd.), Gestion durable des forêts, Inra-Éditions, Paris, pp. 65–69.

2 . Antoine  Kremer , Inra, communication personnelle.

3 . Inra : Institut national de la recherche agronomique, notamment :

4 . Badeau et al. article cité note n°3.

5 . Nombre d’années séparant la plantation de la coupe finale : quarante à cinquante ans pour un pin maritime ou un douglas, cent à cents pour un chêne.

6 . Par exemple, le douglas californien semble mieux adapté que celui de l’Oregon au climat annoncé pour la France.

Pour citer cet article

Laurent Piermont, « Face à l’incertitude : forêt et changement climatique », paru dans Alliage, n°64 - Mars 2009, Face à l’incertitude : forêt et changement climatique, mis en ligne le 31 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3414.


Auteurs

Laurent Piermont

Ingénieur agronome et docteur en écologie, a consacré l’essentiel de son activité professionnelle à la gestion de la nature, il est actuellement président de la Société forestière de la Caisse des dépôts, principal gestionnaire de forêts privées en France et, dans ce cadre, a créé et préside le fonds Carbone européen et la société CDC-Biodiversité, consacrée à l’action en faveur de la diversité biologique. Il a publié L’Énergie verte (Seuil, 1982), ouvrage très en avance sur son temps.