Alliage | n°66 - Avril 2010 Varia 

Sophie Limare  : 

Les treize parts de l’ombre

La Cène de Patrick Bailly-Maître-Grand
p. 84-88

Texte intégral

Illustration : Patrick Bailly-Maître-Grand, La Cène, 2008

 Installation optique, CEAAC Strasbourg.

1Les jeux d’ombres intéressent particulièrement les artistes sensibilisés à la culture scientifique, ce qui est le cas de Patrick Bailly-Maître-Grand, né en 1945 à Paris et travaillant actuellement à Strasbourg. Ayant une double culture artistique et scientifique, cet artiste développe un univers poétique construit à partir du  renouvellement plastique d’anciens procédés photographiques. Après avoir étudié la physique fondamentale, il s’est intéressé aux jeux d’ombres et de lumière dans le questionnement sans cesse renouvelé de la mimesis. En 2008, le Centre européen d’actions artistiques de Strasbourg lui  a consacré une exposition intitulée  Quelques passoires à photons. Patrick Bailly-Maître-Grand y présenta un ensemble de photographies basées sur le principe du rayogramme, et trois installations optiques réalisées à partir d’ombres animées en mouvement. La Cène est le titre de l’une de ces installations. Le document photographique présente une vue angulaire de la salle investie par l’artiste. Au centre de la pièce, une table en verre de forme rectangulaire, est dressée pour un repas de treize convives. Les assiettes,  également en verre, sont transparentes ainsi que les verres, colorés en rouge sang. La symétrie des six places en vis-à-vis est perturbée par le treizième couvert situé en bout de table, dont l’assiette est rouge et le dossier surélevé. Les chaises, de forme épurée et rectiligne, sont toutes identiques et disposées de façon régulière en fonction des couverts. Une source lumineuse située sous la table projette les ombres de l’ensemble du mobilier et des objets sur les murs et plafond dénudés. Les lignes droites des ombres des chaises contrastent avec  les cercles lumineux des ombres des objets. Ce dispositif relève à la fois de la performance artistique et scientifique : La « table » est en fait une cuve de deux mètres sur un mètre, emplie d’eau sur une hauteur de dix centimètres, et portée  à un mètre du sol par les treize chaises. Les ombres des ondes  sont occasionnées dans l'eau par un verre vibreur, qu’un fil invisible relie à une sono silencieuse mais active en vibrations. La propagation des ondes aquatiques sur le plan horizontal de la table permet donc, grâce à la transparence du verre, une projection au plafond et une animation des cercles d’ombres concentriques. La puissance de la diffraction permet ainsi d’utiliser le plafond comme écran de projection d’un spectacle d’anamorphoses fixes et en mouvement. Le titre à connotation scientifique de l’exposition est donc pleinement justifié : la passoire à photons est en place. En physique des particules, le photon est en effet la particule élémentaire médiatrice de l’interaction électromagnétique, et par là même de la lumière visible. Patrick Bailly-Maître-Grand, tel un démiurge, dessine avec la lumière sans utiliser le moindre outil.

2Qu’en est-il de la vanité dans cette œuvre contemporaine ? Le titre de l’œuvre renvoie  au nom donné par les chrétiens au dernier repas que Jésus-Christ prit avec les douze apôtres le soir du Jeudi saint, avant la Pâque juive, peu de temps avant son arrestation. De nombreux artistes ont peint ce célèbre repas, dont Léonard de Vinci, qui en fit le sujet d’une fresque réalisée au xve siècle, sur le mur  du réfectoire du couvent dominicain de Santa Maria delle Grazie à Milan. La table, de forme rectangulaire, correspond à celle représentée par Léonard de Vinci et reprise par d’autres artistes. Le nombre de couverts est adapté à celui des convives, la place du Christ étant différenciée de celle des douze apôtres. Les jeux de lumière et de transparence permettent de magnifier ce repas renversant. Lors de la Cène, Jésus, avait convié ses apôtres à boire son sang dans la coupe de l’Eucharistie, or dans la « mise en scène de cette cène », les projections rouges et circulaires nous rappellent  la forme d’hématies qui navigueraient  dans un plasma divin, flottant au dessus de nos têtes. Patrick Bailly-Maître-Grand inverse l’infiniment grand et l’infiniment petit : ces « cellules » semblant bouger au plafond, nous renvoient aux observations de lamelles placées sous l’objectif d’un microscope qui serait ici gigantesque. La montée au ciel, largement mise en scène dans la culture chrétienne, est ici implicite mais fortement poétisée. Tels les buveurs de thé de Mary Poppins, qui s’élevaient au plafond par le rire, l’ensemble de l’installation est léger et aérien. La structure lumineuse confère en outre au dispositif une dimension immatérielle et abstraite. Elle conduit  également à une vision aporétique d’une présence-absence. Les principaux convives bibliques se seraient-ils donc évaporés dans cette installation contemporaine ? Ce traitement poétique de l’absence fait écho au thème des vanités : la « résurrection » de la citation picturale n’étant ici qu’immatérielle et éphémère. Patrick Bailly-Maître-Grand apporte une relecture ludique et scientifique à cette scène emblématique de la culture chrétienne. La vanité conjuguée à l’anamorphose nous permet également d’enrichir notre point de vue sur l’héritage d’un  grand esprit de la Renaissance versé à la fois dans les domaines artistiques et scientifiques : Léonard de Vinci était par ailleurs un précurseur dans le domaine de l’appropriation des ombres. Bertrand Revol le rappelle dans L’ombre de l’image :

 « Il n’est aucune théorie scientifique aussi bien moderne que contemporaine, sur la projection des images et des ombres, […] qui ne soit hantée par les fragments  du Livre des ombres de Léonard de Vinci. […] Toutes les théories scientifiques modernes sur les ombres ne font au fond que décliner cet héritage léonardien, qu’elles revendiquent plus ou moins ouvertement. »1 

3L’ombre de Léonard de Vinci plane donc  au dessus de la mise en scène de ce repas virtuel, nourrissant ses spectateurs de multiples références artistiques, religieuses et scientifiques. L’indécision des contours des cercles concentriques au plafond, due à la propagation des ondes, peut d’ailleurs se lire comme un « vibrant » hommage au Maître-Grand du sfumato

Notes de bas de page numériques

1  Bertrand Revol, « L’image et ses ombres », in Muriel Gagnebin, L’ombre de l’image, de la falsification à l’infigurable, Champ Vallon, 2002, p. 41.

Pour citer cet article

Sophie Limare, « Les treize parts de l’ombre », paru dans Alliage, n°66 - Avril 2010, Les treize parts de l’ombre, mis en ligne le 18 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3349.


Auteurs

Sophie Limare

Sophie Limare enseigne les arts visuels à l’IUFM d’Aquitaine, université Montesquieu-Bordeaux IV. Doctorante en histoire de l’art contemporain, sa recherche a pour objectif de rendre compte de la multiplicité et de la polysémie des productions artistiques contemporaines relevant de l’anamorphose.