Alliage | n°66 - Avril 2010 Varia 

Werner Kutschmann  : 

Mathématiques et éducation ?

p. 26-39

Plan

Texte intégral

1Mathématiques et formation1 — où est le problème ? La question est débatue depuis lontemps, quel rapport entretiennent les mathématiques avec les circonstances d’une éducation et de la connaissance de soi. Pendant de nombreux siècles, les jugements portés sur ces rapports ont été favorables. Ne rappelons que Platon, l’un des ancêtres intellectuels de la pensée occidentale. On raconte que seul était bienvenu dans son Académie celui qui était doué pour l’arithmétique et la géométrie ; mieux, presque tous les dialogues où Platon examine les grands problèmes de l’auto-analyse et de la connaissance de soi (par exemple : que signifie pour nous la vérité ?, qu’est ce que la connaissance ? que veut dire bien vivre, une vie juste ?), traitent en même temps de questions mathématiques, notamment : qu’est-ce au juste un nombre : le résultat d’un dénombrement, une quantité ou un concept ? comment classer les triangles ? combien y a-t-il de polyèdres ? et bien d’autres problèmes, comme la duplication du carré ou du cube. Il n’est pas nécessaire de remonter jusqu’à Platon. Il suffit de rappeler Kant, Frege et Husserl, voire Carnap, Wittgenstein et Lorenzen, afin de mettre en évidence qu’a toujours existé, particulièrement en Allemagne, une tradition philosophique qui faisait le rapprochement entre la meilleure façon de mener une vie juste et la réflexion sur les mathématiques et leurs fondements.

2De nos jours encore on débat du problème de l’enseignement des mathématiques dans les institutions scolaires et universitaires. En Allemagne, on discute beaucoup les résultats choquants de l’étude pisa et en s’inspirant de l’essai « Les mathématiques au-delà de la culture », publié dans le Frankfurter Allgemeine Zeitung par Hans-Magnus Enzensberger, en 1998, ou bien de l’ouvrage Zahlenteufel («Le diable chiffré») du même auteur.

3Il est d’ailleurs aisé de constater le grand succès commercial de publications traitant des mathématiques sous l’aspect de leur fonction culturelle et de leur effet d’intégration, si l’on pense aux livres bien connus de Barrow (Pourquoi le monde est mathématique, Pi in the Sky, Théories de tout, ou bien à La dernière phrase de Fermat de Simon Singh, à Pasta all’infinito – mon voyage en Italie d’Albrecht Beutelspacher ou encore à L’infini de Rudolf Taschner.

Le rôle de l’enseignement des mathématiques

4Alors : où est le problème ? Tout dernièrement — et j’aimerais rappeler les débats déclenchés par une publication de H. W. Heymann, intitulé La formation générale et les mathématiques, (Allgemeinbildung und Mathematik) —, a été âprement discuté la question de savoir si, face au besoin de recruter de nouvelles générations d’élèves pour satisfaire aux exigences du marché international, les mathématiques, sous leur forme et étendue traditionnelles, seraient toujours justifiables et adéquates.

5Dans son ouvrage Hans-Werner Heymann commence par se demander dans quelle mesure l’enseignement traditionnel des mathématiques, particulièrement celui pratiqué au lycée, reste encore légitime, c’est-à-dire capable de répondre aux exigences spécifiques de la société, par exemple, au concept d’une formation générale favorisant l’art de la communication et l’esprit critique chez les futurs citoyens.

6Heymann, précise cette question en énumérant sept critères auxquels devrait répondre tout enseignement, y compris celui des mathématiques, afin de soutenir ses prétentions à relever de la formation générale :

  • préparation à la vie,

  • création d’une cohérence culturelle,

  • orientation vers le monde entier,

  • apprentissage de l’usage de l’esprit critique,

  • mise en œuvre d’une disposition à assumer ses responsabilités,

  • entraînement à la conciliation et à la coopération,

  • consolidation chez l’élève de la confiance en soi.

7Sans commenter ici en détail le livre de Heymann, j’aimerais avancer une simple remarque à propos de ses sept critères, curieusement ils ne contiennent qu’une seule référence à l’individu et à ses intérêts, le dernier item de la liste. Pour le reste, c’est manifestement une vue de l’extérieur qui domine, à savoir la vision d’une société qui procède en formant des membres pourvus d’esprit critique, de compétences, ainsi que d’une ouverture au dialogue.

8Il me semble pourtant que cette vision témoigne d’un utilitarisme caché qui s’empare des mathématiques en leur demandant ce qu’elles peuvent apporter à cette finalité ambitieuse d’une société d’hommes critiques, émancipés et lucides. Mais le problème qui, sous cet angle, n’est nullement posé, c’est de savoir dans quelle mesure l’étude des mathématiques, non soumises à une finalité extérieure, considérées pour elles-mêmes, peut devenir importante pour l’image qu’un être humain se fait de lui-même. La compréhension et l’expérience des mathématiques sont-elles vraiment indispensables pour le développement de l’homme, pour sa formation au sens plein du mot ?

9Afin de pouvoir entamer la discussion je voudrais d’abord (a ) clarifier ma conception de l’éducation (Bildung) ; puis (b) me demander dans quelle mesure il y a tension entre les mathématiques et l’éducation. Autrement dit, quels arguments, surtout en Allemagne, pays des poètes et des penseurs, pourraient mettre en doute l’importance des mathématiques pour l’éducation ?

Les trois sens de l’éducation

10La conception de l’éducation apparaît comme remarquablement étendue, pour ne pas dire débordante, tel un fleuve sortant de son lit. Cette conception entre, par exemple, dans les notions d’enseignement et de culture générale, notions que je ne souhaite pas commenter ici. Même si l’on se concentre sur la formation individuelle de l’être humain — ce qui est mon intention —, la conception de l’éducation est utilisée avec trois sens différents au moins : éducation comme idée, comme processus, et comme produit.

11Pour commencer par cette dernière, certainement la plus répandue : on peut parler de l’éducation dans le sens du résultat obtenu à la fin d’un processus d’éducation. Dans ce cas, l’on met en évidence les retombées objectives, les objectivations du savoir et des connaissances par lesquelles doit se manifester le fait qu’un individu est cultivé. Certes, comme le dirait Dilthey, il convient d’observer que les mathématiques font partie des objectivations de l’esprit (Objektivationen des Geistes) donc des indispensables biens culturels de notre civilisation.

12Dans cette perspective, l’éducation en devient une acquisition dont on peut disposer et qui sera déployée sous forme de compétence ou de certificat. Mais une telle conception conviendrait davantage à l’homme qui ne se remettrait plus en cause. Plus intéressant est l’aspect subjectif de l’éducation, comprise comme idée et comme processus, et qui prend plutôt en considération les transformations de l’individu lorsqu’il s’ouvre à ces processus.

13On peut poser le problème de façon plus claire en comparant les deux réponses suivantes à la question de savoir ce qu’est un homme cultivé :
— en ce qui concerne les résultats de l’enseignement, un homme cultivé possède une formation complète voire parachevée,
— en ce qui concerne le processus de l’éducation, un homme cultivé — selon la remarque de Robert Spaemann — se distingue par une attitude critique, sceptique, et inquiète, attitude qu’il adopte aussi pour lui-même.
L’éducation comme processus, et plus encore l’éducation comme idée, impliquent des exigences programmatiques à l’encontre de l’individu, qui s’applique à progresser sur les plans esthétique, intellectuel et éthique —, donc des exigences d’indépendance s’étendant à la personnalité tout entière.
Cette notion de l’éducation vise le célèbre triptyque constitué par l’individualité, l’universalité, et la totalité, triptyque dont parlaient déjà les néo-humanistes. En effet, elle s’efforce d’atteindre l’homme dans son individualité, par principe dans son universalité, et elle a en vue la totalité de ses dispositions et de ses facultés, ainsi que «la formation la plus approfondie et la plus équilibrée de ses puissances » (die höchste und proportionierlichste Bildung seiner Kräfte), comme l’exprime Humboldt. Les réflexions qui suivent étudient dans quelle mesure l’expérience pratique des mathématiques peut bouleverser, entamer, mais aussi enrichir l’individu eu égard à l’image qu’il se fait de lui-même.

De Goethe à Musil

14Considérons d’abord les réserves avancées par nombre de littéraires à l’encontre des mathématiques. S’ils reconnaissent l’appartenance des mathématiques au domaine des matières formatrices de la personnalité, c’est souvent parmi eux, représentés à titre d’exemple par Goethe, qu’existent des préjugés considérables envers les mathématiques aussi bien qu’envers les sciences naturelles, d’esprit rationnel et mathématique.

15« Les mathématiques ne sont pas capables de transmettre des valeurs morales » (Nichts von allem Sittlichem vermag sie), prétend Goethe, et Karl Jaspers, philosophe du xxe siècle, leur attribue une « l’insignifiance existentielle ». Il serait facile de trouver quantité d’autres citations. On s’aperçoit alors que ce sont essentiellement des philosophes allemands, des philologues, et des partisans de la notion d’éducation avancée, qui, chez les littéraires, sans exception, excluent les mathématiques du domaine de la culture.

16Afin de ne pas renvoyer seulement à Goethe — dont les remarques désobligeantes sur les mathématiques et leur abus, publiées dans les Essais sur les sciences naturelles générales en 1826, sont peut-être bien connues — voici une source complètement différente, Les désarrois de l’élève Törless de Musil. L’auteur de ce roman de formation ne peut être suspecté de porter sur les mathématiques un jugement défavorable, comme le montrent sa biographie et aussi son « autre moi », le mathématicien et pragmatiste Ulrich, dans L’homme sans qualités.

17Dans Törless, Musil nous fait assister aux désarrois d’un élève auquel on vient de révéler, en cours de mathématiques, les nombres imaginaires, et qui, dans sa détresse intellectuelle, s’adresse à son professeur et lui rend visite dans son appartement privé. À cette occasion il se trouve en contact avec les circonstances personnelles de la vie du professeur, qu’il décrit de la manière suivante :

« Il remarqua une paire de grosses chaussettes de laine blanche, et nota que le cirage des bottines avait frotté de noir, par-dessus, les sous-pieds du caleçon.
En revanche, la pochette était blanche comme neige, brodée, et si la cravate était ravaudée, elle avait tout l’éclat et la bigarrure d’une palette.
Törless sentit que ces petites observations contribuaient, sans qu’il le voulût, à le rebuter davantage encore ; il ne pouvait plus guère espérer que cet homme détint vraiment des secrets essentiels, puisque rien, ni sur sa personne, ni dans ce qui l’entourait, ne suggérait qu’il en fût ainsi. Törless s’était imaginé le cabinet de travail d’un mathématicien tout autrement, dans l’idée que cette pièce devait manifester d’une façon ou d’une autre la nature effrayante des pensées qui s’y formaient. Blessé par la banalité du décor, il la reporta sur les mathématiques elles-mêmes, et son respect fit place, peu à peu, à la réticence et à la méfiance.
Comme le professeur, de son coté, s’agitait sur sa chaise et ne savait dans quel sens interpréter ce long silence et ces regards scrutateurs, une atmosphère de malentendu pesa dès ce moment sur les deux interlocuteurs.
— Eh bien ! nous allons … vous allez ... je suis prêt à vous donner des éclaircissements, dit enfin le jeune professeur. Törless exposa ses objections [contre les nombres imaginaires] et s’efforça d’expliquer le sens qu’elles avaient pour lui. [...]
Le professeur sourit, toussota, dit : Vous permettez... et alluma une cigarette, qu’il fuma nerveusement, à petites bouffées : comprenez-moi, je reconnais volontiers que, par exemple, ces valeurs numériques imaginaires, dépourvues de toute existence réelle, sont pour le jeune étudiant, ma foi ! une noix un peu dure. Vous devez admettre que ces concepts sont des concepts inhérents à la nature même de la pensée mathématique, et rien de plus. Réfléchissez un instant au degré élémentaire où vous vous trouvez encore, nous sommes obligés d’effleurer beaucoup de problèmes dont il est très difficile de donner une explication exacte. Par chance, peu d’élèves s’en rendent compte ; mais quand l’un d’eux vient nous voir, comme vous aujourd’hui (et je vous le répète, cela m’a fait grand plaisir) nous ne pouvons que lui dire : Mon cher ami, contentez-vous de croire. Quand vous en saurez dix fois plus qu’aujourd’hui, vous comprendrez. En attendant, croyez ! »

18Parmi les réticences évoquées à l’encontre des mathématiques, se trouve l’idée que les mathématiques ne seraient à la portée que d’un petit nombre d’initiés. On trouve ensuite chez Musil, d’autres critiques, au moins de façon implicite :
1. Les connaissances mathématiques sont éloignées de la réalité, déconnectées du réel, et idéalistes ; elles doivent leurs découvertes à des excentriques obsédés qui, ainsi qu’on le dit du philosophe antique Thalès, en fixant les étoiles, ignorent l’évidence et manquent d’esprit pratique ; c’est pourquoi ils tombent dans le puits, comme Platon le raconte dans le Theätet.
2. Les connaissances mathématiques obscurcissent et dissimulent leur propre genèse, c’est-à-dire qu’elles ne transmettent pas les circonstances de leur naissance, mais la renient systématiquement en la cachant sous la forme impérative et logique de preuves et de déductions.
3. Les connaissances mathématiques ne s’adressent qu’à la logique et à la capacité de réflexion logique – en tout cas, c’est l’impression qu’elles donnent au profane.  Apparemment, toutes les autres compétences et capacités sensuelles, émotionnelles, et créatives, demeurent exclues.
4. Il leur manque tout rapport avec la morale, ce qui veut dire que les mathématiques ne forment pas l’individu, au moins du point de vue éthique et moral. Bref, les connaissances mathématiques ne révèlent aucune trace de subjectivité.

19Ces reproches sont-ils justifiés ? À mon avis, rien ne serait plus inaproprié que de ne pas entendre le malaise qui s’y manifeste et, à l’inverse, d’escompter hâtivement une profonde cohésion ou bien même une unité entre les mathématiques et la formation humaine — tout comme Alexander Wittenberg le laisse transparaître dans son livre L’éducation et les mathématiques, ouvrage néanmoins estimé. Certaines réserves, émises devant la pratique commune de l’enseignement des mathématiques, ne sont pas à écarter d’un revers de main.

Que sert d’apprendre les mathématiques ?

20Commençons par une réminiscence personnelle. Quand je me souviens du début de mes études de mathématiques et de physique en 1969, je peux confirmer les reproches et les critiques mentionnés. D’une part, dans les manuels, les phrases, les lemmes, les corollaires, s’enchaînaient coup sur coup, de façon aride. Pas d’air respirable, aucune trace d’un individu pensant, aucune trace de l’intérêt des découvertes, faites afin de résoudre une impasse historique ou de corriger une erreur qui aurait tenu les chercheurs en haleine.  Tout semblait être achevé depuis longtemps, négocié et décidé il y a cent sept ans, et l’auteur n’avait fait rien d’autre que d’extraire son texte du trésor inestimable des connaissances mathématiques. D’autre part, quelle réduction — pour ne pas dire, quelle déformation — ne se manifeste-t-elle pas dans l’apprentissage mathématique, si l’on n’y exige que l’obligation d’accepter des faits basés sur des contraintes logiques.

21L’exemple qui illustre par excellence cette forme dissuasive de la didactique des mathématiques, se trouve dans une œuvre célèbre, le Ménon de Platon. Chacun connaît le fameux exemple instructif au moyen duquel Socrate démontre sa théorie de l’apprentissage comme anamnèse, rappel de mémoire chez un individu quelconque, en l’occurrence un esclave.  Selon Platon, cet homme, bien que dépourvu de toutes connaissances géométriques propres, est capable de résoudre le problème de la duplication d’un carré — par un simple appel à sa mémoire.

22Quand on lit attentivement ce passage, on assiste au déroulement d’une scandaleuse heure de cours, organisé par le professeur Socrate, qui montre ou souffle à son élève tout ce qu’il veut que celui-ci fasse ou dise. Est-ce ainsi que nous imaginons l’enseignement ? Le professeur montre tout à l’élève exemplaire, il lui explique en long et en large les connaissances dans le moindre détail, de manière que le gamin ne puisse plus que vérifier et confirmer d’un signe de tête ou d’un simple « oui, Monsieur ». Cet élève ne peut donc rien faire d’autre. Est-ce ainsi que nous enseignons ? Soyons honnêtes, c’est souvent le cas.

23Aujourd’hui, après des années d’expérimentation, je perçois dans les mathématiques les traces de subjectivité, les racines historiques, les questions de l’époque, les influences exercées par les activités exploratrices et inventives.

24D’abord, apprendre les mathématiques, ce n’est pas seulement la nécessité de suivre et de comprendre les découvertes mathématiques — nécessité  qui tourmente si souvent le profane —, c’est aussi appréhender la construction libre, la recherche d’un point de départ, d’une façon d’aborder le problème, dont les conséquences, porteuses ou aberrantes, ne sont pas encore prévisibles. Une fois dégagé des contraintes de l’imitation et de la récapitulation, on trouve dans les mathématiques une atmosphère de liberté, presque ludique, comparable à l’improvisation en musique ou bien aux jeux d’enfants.

25C’est l’expérience d’un savoir-faire par soi-même, d’une tentative autonome, d’une élaboration qui peut aussi bien réussir qu’échouer. Cette expérience avec les mathématiques est très probablement formatrice, car elle familiarise l’individu avec ses propres forces et faiblesses, avec son potentiel encore inexprimé. Il fait la connaissance de lui-même, se découvre riche d’intuitions et de créativité.

26Deuxièmement, il existe un rapport entre la pratique des mathématiques et la mise à l’épreuve de la confiance en soi. Celui qui expose une preuve doit le faire au sens propre du mot exposer, comme, par exemple, un architecte exposant la genèse d’une construction par une série de maquettes. Seul, celui qui expose une preuve de a à z expérimente jusqu’à quel point il est capable de se fier à lui-même et à la solidité de son jugement. Il doit anticiper toutes les étapes, les présenter dans l’ordre et savoir les mettre toutes en relation. Cette expérience aussi forme et confirme notre identité, car elle nous familiarise avec la connaissance selon Kant :

« L’idée de « Je-pense » doit être capable d’accompagner toutes mes imaginations. »

27Par ailleurs, cela s’applique aussi à des situations marquées de contraintes extérieures.  Max Koecher, auteur du traité académique Algèbre linéaire et géométrie analytique, écrit dans une note en marge à propos du théorème de Pythagore :

« L’auteur de ce traité a des rapports particuliers avec le théorème de Pythagore.  Lorsqu’il se retrouva en captivité en France en 1944, incarcéré au camp pwe 404 de la septième armée des États-Unis à Marseille, il pouvait prévoir, malgré ses vingt ans et son rang de caporal, qu’il resterait dans un tel camp pendant un certain temps. Pour faire travailler sa matière grise (et non par inclination pour les mathématiques), il essaie de réviser les contenus scientifiques de l’enseignement scolaire, et commence par le théorème de Pythagore. Il est alors déçu, car il lui faut des semaines avant que la première preuve se manifeste. Quand il (re)découvre, au fur et à mesure, plusieurs variantes de la preuve, il trouve du plaisir dans les mathématiques. Il se procure au noir un livre de mathématiques en échange d’un morceau de savon de Marseille (du stock américain), et commence à les étudier. »

28Troisièmement, en étudiant les mathématiques, nous faisons aussi l’expérience de l’échec ou, pour parler avec davantage de prudence, l’expérience des zones frontalières,  qui peut avoir des effets positifs ou négatifs. En nous écartant du droit chemin nous pouvons, à l’improviste, apercevoir d’autres rapports et apprendre quelque chose que nous n’avions pas cherché.  Ou bien, nous pouvons aboutir à des frontières et des abîmes réels et infranchissables. Cette expérience a, elle aussi, une valeur absolument formatrice. Non seulement l’expérience d’un échec individuel en raison d’impatience ou d’incompétence personnelles — ce qui n’est pas une particularité propre aux mathématiques – mais encore celle d’un échec objectif, ou de l’incapacité objective, est formatrice, car ces deux types d’expériences nous révèlent les limites fondamentales de notre condition humaine.

29Les exemples suivants servent à illustrer de tels aspects.
— Exemples historiques découverts par les anciens Grecs, qui ont ébranlé leur vision du monde, notamment la découverte de l’incommensurabilité du côté et de la diagonale du carré ou du pentacle, plus tard celle de l’irrationalité ou, pire, encore de la transcendance de certains nombres, la reconnaissance de l’indécidabilité de certains énoncés mathématiques. Sur un plan plus contemporain, on peut noter l’humiliation de la raison humaine face à des démonstrations qui ne sont plus réalisables ou soutenables qu’à l’aide d’un ordinateur.
— Je souhaite mentionner une autre forme particulière de limite de la raison humaine, car elle n’est peut-être pas si connue, à savoir la difficulté de saisir une quantité infinie de points, difficulté qu’ont fait remarquer d’abord Brouwer et, à sa suite, Taschner

« Imaginez une ligne finie entre deux points a et b, sur laquelle il y a une quantité infinie de points, disons de couleur rouge, si l’on essaie d’exposer cela à l’aide d’un schéma (…), on constate que les points rouges se concentrent, en une zone au moins, en grand nombre. Bolzano a essayé de justifier ce phénomène de manière logique en avançant l’argumentation suivante : si c est le milieu de la ligne ab, il s’ensuit qu’il y a un nombre infini de points rouges soit sur le segment de gauche entre a et c, soit sur le segment de droite entre c et b, soit sur les deux segments.

Maintenant, on partage en deux l’un des segments portant un nombre infini de points rouges, puis on partage de nouveau un de ces deux segments portant certainement à son tour un nombre infini de points rouges, et cette diminution de moitié est continuée sans cesse. Selon Bolzano, chacune de ces divisions nous rapproche de plus en plus à proximité d’un des endroits sur la ligne où les points rouges s’entassent avec certitude. »

30Je cesse d’exposer cette argumentation suffisamment connue sur la possibilité de localiser le point d’ accumulation.  Cependant, le mathématicien et intuitionniste hollandais L.E. Jan Brouwer (1881-1966), qui doit sa notoriété à une dispute fondamentale avec Hilbert, s’oppose à cette procédure en posant une question astucieuse :

« Après avoir effectué la diminution de la ligne ab en deux sections, à savoir ac et cb, comment parvenons-nous à déterminer avec certitude laquelle des deux sections porte un nombre infini de points rouges ? »

31À cette question, Taschner ajoute ses propres réflexions :

« Il ne sert à rien de compter les points rouges dans chacune des deux sections.  Si l’on a beaucoup de chance, il se trouve seulement un nombre fini de points rouges dans l’une des deux sections, de sorte que le comptage y aboutit à un résultat, et que l’autre section s’avère être celle qui porte un nombre infini de points rouges.  Pourtant, en général, étant donné que la ligne de départ AB porte une quantité infinie de points rouges, le comptage n’aboutira jamais à un résultat.  Il s’ensuit que, en comptant les points rouges dans les deux sections, on ne pourra jamais déterminer que, dans l’une des sections, il y a effectivement une quantité infinie de points rouges. »

32C’est ce caractère insidieux de l’infini qui fait vraiment vaciller l’argumentation avancée par Bolzano. Ainsi, il n’est pas possible de déterminer, après un nombre fini d’opérations, où exactement se situe le point d’accumulation de la quantité infinie de points rouges.

33Cette expérience avec les mathématiques, loin d’être plutôt négative, rend l’homme conscient de ses limites, et constitue une expérience éducative, qui révèle l’individu à lui-même, l’amène à se mettre en question, et l’enrichit. S’y ajoutent encore d’autres expériences éducatives qui se localisent plutôt dans le domaine objectif.

Du contre et du pour

34En résumé, reconsidérons les reproches adressés aux mathématiques à cause de leur prétendu éloignement de la culture. Les mots-clefs en étaient :

  • 1. Irréalisme des mathématiques.

  • 2. Obscurcissement de leur genèse.

  • 3. Exclusivité de l’apriorisme analytique.

  • 4. Désintérêt pour l’éducation morale de l’homme.

35Selon moi il convient de répondre à ces reproches de façon nuancée. Je commence par le dernier :

364. Le désintérêt pour l’éducation morale dans l’enseignement des mathématiques. Il faut certainement accepter cette réserve car, au sens explicite et littéral, les mathématiques ne construisent pas la faculté morale de l’homme. Les connaissances mathématiques et la pratique des mathématiques incitent l’homme à s’engager dans ce qui est essentiellement un monologue intérieur, au cours duquel l’individu apprend à se connaître en un sens formel, et néglige les conditions de la vie avec les autres. Il se manifeste néanmoins un curieux effet secondaire. L’étude des mathématiques, en déchargeant l’individu de toute réalité sociale et de toute problématique morale, contribue à la consolidation de sa personnalité — une personnalité qui, dans sa libre confrontation avec d’autres ayant la même formation, peut approfondir la connaissance de soi.

372. Le reproche fait aux mathématiques d’obscurcir leur genèse en se présentant dans les manuels sous une forme trop concise a une autre signification. Si le contexte de la découverte des connaissances mathématiques n’est pas compréhensible et que l’étudiant n’est plus mis au courant des questions, des intérêts, et des missions scientifiques qui sont à l’origine de certains termes et de concepts spécifiques, il faut constater alors que le caractère libérateur des mathématiques demeure sans effet. Maintes choses ont déjà changé dans ce domaine, les manuels modernes contiennent des informations historiques, des précisions concernant les problèmes et les motivations qui se trouvent à l’origine des conceptualisations et des terminologies proposées par les scientifiques.  Toutefois, on pourrait leur apporter beaucoup d’améliorations, notamment dans le cadre de l’enseignement universitaire. Ce sont avant tout les candidats au professorat, y compris les futurs professeurs de lycée, qui ont droit à des aides didactiques efficaces. La didactique se doit d’initier les étudiants à l’art difficile d’enseigner, de les motiver à entreprendre des recherches et de les préparer à mettre en question leurs procédures scientifiques. Bien entendu, il s’agit ici des recherches scientifiques que les élèves et les étudiants accomplissent de façon autonome. Afin d’atteindre cet objectif, il est indispensable que le professeur possède des connaissances génétiques et historiques quant aux contenus de l’enseignement ainsi que des connaissances psychologiques sur le développement et de la socialisation  des élèves.

383. Même le reproche visant l’exclusivité de l’apriorisme analytique pourrait facilement être atténué, si l’on mettait l’accent sur le caractère constructif des mathématiques, sur le fait que non seulement elles peuvent rendre compte de la réalité, mais encore savent la recréer. C’est sous cette perspective qu’entrent en considération les demandes, exprimées par Heymann, d’un enseignement davantage orienté vers l’application des mathématiques. Cela dit, précisons que la nouvelle orientation des mathématiques vers la réalité ne devrait pas seulement servir à décrire et à représenter cette réalité, mais aussi à la découvrir, la décrire, et l’enrichir. À cet égard, l’enseignement scolaire ainsi que la formation académique des maîtres pourraient être améliorés ; élèves et étudiants pourraient être plus fréquemment confrontés à des exemples ; en même temps, les enseignants devraient renforcer leurs compétences langagières pour mettre en valeur leur travail en cours. Il est essentiel que les enseignants fassent pratiquer plus souvent — même sous forme de jeux de rôles — l’exposé des preuves, l’explication des problèmes et des concepts abstraits, en mettant l’accent sur la langue telle qu’elle se manifeste dans une bonne argumentation scientifique.

391. Voyons enfin le reproche visant l’irréalisme et l’insignifiance pragmatique des mathématiques.  Je pense que, en dépit de toutes les preuves d’utilité susceptibles d’être avancées en faveur des mathématiques et de leur réalisme, il y a quelque chose de vrai dans ce reproche ; et cependant les mathématiques n’ont rien à en craindre. En revanche, il leur échoit de l’accepter avec fierté comme caractérisation adéquate. Car les mathématiques sont, en grande partie, des sciences pures, des sciences humaines traitant d’objets théoriquement imaginables, d’objets dont le caractère réaliste ne doit pas être mis à l’épreuve.  Àcet égard, les sciences mathématiques représentent de l’art pour l’art, elles tentent de découvrir des objets possibles dans des mondes possibles, où il est permis de ne pas tenir compte des exigences accablantes du réel, des réalisations fortuites, voire de la simple expérience.

40Les mathématiques sont une science de projets, de constructions hardis qui permettent aux scientifiques de s’entraîner au libre vol de la raison. À une époque où l’on ne connaît plus d’utopies, et où l’on essaie de tout soumettre aux critères du réalisme et de l’utilitarisme, les mathématiques en plein envol permettent de garder l’équilibre.

Notes de bas de page numériques

1 . On connaît la difficulté qu’il y a à traduire le mot allemand Bildung. Il sera ici, suivant le contexte, rendu par formation ou par éducation. Ces deux termes devant être entendus au sens le plus large de l’apprentissage de la condition humaine, par-delà leur actuel et commun rabattement à la formation professionnelle ou à l’éducation comme simple instruction.

Pour citer cet article

Werner Kutschmann, « Mathématiques et éducation ? », paru dans Alliage, n°66 - Avril 2010, Mathématiques et éducation ?, mis en ligne le 18 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3330.


Auteurs

Werner Kutschmann

Physicien et philosophe, enseigne à l'université et dans un lycée de Francfort, il a publié entre autres : Der Naturwissenschaftler und sein Körper (Suhrkamp, 1986) ; Naturwissenschaft und Bildung (Klett-Cotta, 1999).