Alliage | n°41-42 - Décembre 1999 Dialogue euro-chinois 

Baudouin Jurdant  : 

Le désir de scientificité

Plan

Texte intégral

 À l’heure où le dialogue entre les cultures nous donne l’espoir d’enrichissements réciproques  multiples et où les hommes semblent désireux de mieux se connaître pour mieux s’accepter dans leurs différences essentielles, il reste beaucoup à faire pour que le clivage à la fois épistémologique et institutionnel qui, depuis le début du XIXe, siècle, oppose les sciences de la nature aux sciences de l’homme, puisse déboucher sur les conditions d’une dynamique interactive susceptible de changer l’esprit du temps. Il serait d’ailleurs souhaitable de bien mesurer ce qu’implique l’usage du terme de “clivage”. Sciences de la nature et sciences de l’homme ne nous désignent pas des groupes de sciences qui seraient simplement séparées les unes des autres, à la manière dont les disciplines ou les spécialités peuvent prétendre l’être au nom d’une certaine cartographie du savoir qui en ferait deux continents à part. Il ne s’agit pas non plus de deux cultures différentes, au sens où le célèbre C.P. Snow pouvait l’entendre dans un petit ouvrage qui fit fureur en son temps, The Two Cultures, et qui, précisément, a sans doute fait obstacle à une meilleure compréhension du problème posé par l’existence de ce clivage entre les sciences de la nature et les sciences de l’homme. S’il ne s’agissait que d’un problème culturel, on pourrait imaginer la solution du dialogue. Nous aurions affaire à une différence susceptible de fonder des interactions symétriques et avantageuses entre deux communautés humaines bien identifiées. Le terme de clivage nous renvoie plutôt à un enjeu de structure qu’il faut situer au cœur même du fonctionnement occidental de la science moderne.

Faut-il souhaiter un dépassement de ce clivage ? Faut-il souhaiter son abolition pure et simple en adoptant cette nouvelle constitution dont Bruno Latour nous propose le modèle dans ses deux derniers livres ? Faut-il rêver d’une meilleure intégration (politique) des sciences de l’homme et des sciences de la nature ? Pour commencer, j’aimerais évoquer très brièvement quelques  conclusions d’une enquête qui fut menée par le Groupe d’étude et de recherche sur la science de l’université Louis-Pasteur à Strasbourg, sur les rapports entre les sciences de la nature et les sciences de l’homme. J’aborderai ensuite les grands thèmes autour desquels se focalise le clivage qui affecte le fonctionnement socio-épistémologique de la science  moderne.

Les malentendus

Comme le montre cette petite enquête menée par le Gersulp au début des années 80, quand on met en présence un représentant des sciences de la nature et un représentant des sciences de l’homme, le dialogue est source de nombreux malentendus nourris par de part et d’autre des préjugés.
Du moins, c’est ce que nous avons pu conclure à la lumière des quarante débats, que nous avons organisés, enregistrés, transcrits et analysés à l’époque. Chaque débat mettait aux prises un chercheur ou enseignant-chercheur appartenant au domaine des sciences de la nature, et un chercheur ou enseignant-chercheur appartenant au domaine des sciences de l’homme. Appelons les premiers, « scientifixes » et les seconds, « scientigrecs ».
Remarquons tout d’abord que les scientifixes et les scientigrecs se sont généralement prêtés de bonne grâce à ces débats. Pour certains du premier groupe, c’était la première fois qu’ils rencontraient, qui un sociologue, qui un ethnologue ou un linguiste, qui un psychologue ou un économiste. Pour ceux-ci, ce fut également parfois l’occasion de prendre contact avec un autre monde.
Malgré des différences dans le style, le contenu et le rythme de ces discus­sions, l’enquête a pu identifier l’origine d’un certain nombre de ces malentendus, ainsi que des similarités dans le déroulement même des discussions.

L’unité de la science

Tout d’abord, au moment même de la rencontre, les premières phrases échangées étaient très conventionnelles, très « cher collègue » (nous avions apparié les statuts des interlocuteurs de chaque débat). Cette reconnaissance mutuelle était immédiate et spontanée. Elle prenait appui sur un argument partagé faisant référence à l’unité de la science ! La science est  une, unie et universelle. Mais cette unité, si bienvenue pour régler des rapports de convention, n’avait pas le même sens pour les uns et pour les autres. Côté « nature » : l’unité de la science semblait se fonder sur l’unité du monde réel.  Tout ce qui existe réellement, factuellement, est susceptible de faire l’objet d’une investigation scientifique rigoureuse. Cette plénitude du monde réel induit une interdisciplinarité régie par un principe de complémentarité, ou même une sorte de réductionnisme. Les sciences exactes et naturelles visent une intelligibilité qui s’appuie sur la découverte des éléments les plus simples à partir desquels se construisent les phénomènes et processus du monde réel. Des « éléments » d’Euclide aux combinaisons les plus élémentaires de l’ADN, en passant par les particules de la physique, la table des éléments de la chimie, etc., les sciences semblent orientées vers une compréhension qui procède de l’élémentarité.

Côté « société », cette même unité de la science se trouve garantie avant tout par la méthode. On est scientifique dès qu’on utilise une méthode scientifique, apprise auparavant et appliquée tant bien que mal aux phénomènes auxquels on s’intéresse. Du coup, cette unité de la science ne fait pas tant écho à l’unité du monde réel qu’à l’unité professionnelle des scientifiques, c’est-à-dire la communauté des chercheurs. Une telle unité n’offre cependant aucune garantie de consensus, contrairement à ce que l’on constate assez souvent dans les sciences de la nature. Pour les scientifixes, le consensus semble d’abord fondé sur la nature des objets et des phénomènes qu’il est légitime, à tel ou tel moment historique, de mieux connaître. Les méthodes peuvent être variées. Elles changent avec le temps et avec le perfectionnement technologique des appareils.

Cette entente minimale sur l’objet est très réduite dans les sciences sociales et humaines. Raymond Aron définissait la sociologie, faute de mieux, comme « ce que font les sociologues ». On pourrait dire quelque chose d’analogue des économistes : depuis l’invention de l’expression « économie politique » par Antoine de Montchrestien en 1615, on en trouve pratiquement une définition par auteur. Autrement dit, c’est à partir d’une vision souvent très personnelle que le sociologue, l’économiste, le psychologue ou le linguiste définissent les contours de leurs disciplines respectives.

La « volonté de science »

La question qui se pose alors est la suivante : comment fait-on un sociologue, un économiste, un psychologue ? Comment fabrique-t-on ces espèces particulières de scientifiques ? Et surtout, comment faire pour qu’il n’y ait pas autant de sociologies que de sociologues, d’économies politiques que d’économistes, de linguistiques que de linguistes ?

Je crois que ce qui compte avant tout, pour qu’un sociologue puisse être identifié comme tel, c’est son intention de scientificité dans l’étude des phénomènes sociaux. On ne peut se dire « sociologue » qu’à la condition de pouvoir montrer que l’on prend effectivement la science au sérieux en l’intégrant avec toutes ses règles de rigueur et d’exactitude dans une activité de recherche. Ce sérieux s’accompagne, si possible, d’un usage de l’outil mathématique, favorable à l’instauration d’une certaine distanciation par rapport aux objets étudiés, etc. Ce qui compte avant tout, cependant, c’est la manifestation de cet effort de scientificité, cette scientifisation du regard des scientigrecs sur les phénomènes sociaux.
Côté « nature », bien entendu, un tel effort de scientificité ne compte pas. Ici, on est scientifique, voire, pour certains, comme s’il s’agissait d’une tache de naissance ou d’une bosse héréditaire, on naît scientifique. Inutile de se poser des questions sur la science, l’important est de la faire. Et ce qui garantit l’authenticité de cette pratique, c’est son efficacité en termes de découvertes. Quel effet, quelle molécule, quel mécanisme, quel phénomène, quel processus, quelle technique, bref, qu’avez-vous découvert que nul ne savait auparavant ? À quelle différence dans le savoir avez-vous attaché votre nom ? Telle est la question. Cet effet, cette molécule, ce mécanisme, etc., sont-ils reproductibles, grâce à la recette que vous nous offrez ?
Donc, côté « nature » : la science en train de se faire, authentifiée par des résultats concrets et partagés ; côté « société », une intention, ou même, pour parler comme Isabelle Stengers, une volonté de science, affichée comme telle par l’usage des outils de la science et diversement intériorisée selon les disciplines, les écoles, les tendances, les intérêts et préjugés de chacun. Cette volonté de science est intérieure à celui ou celle qui en ressent l’exigence. Elle rend compte de l’importance que l’on accorde, dans les sciences de l’homme, à la personne même du chercheur, c’est-à-dire à son identité de sociologue, d’économiste, de psychologue ou de linguiste. C’est l’authenticité d’une telle volonté de science qui pourra éventuellement fonder la légitimité scientifique de celui qu’on a appelé le scientigrec.

Une mise en perspective

Cette volonté est psychologiquement, voire cognitivement, intériorisée par les scientigrecs. Elle est également socialement localisée. Son expression est à l’origine d’une perspective sur les phénomènes étudiés, d’une vision à laquelle on demande d’être cohérente, sensée, bien docu­mentée et susceptible de retenir l’attention pour un temps. Dans les sciences de l’homme, il est impossible au chercheur d’oublier qu’il s’agit d’une perspective parmi d’autres possibles. Il y a là une différence importante entre les sciences de l’homme et les sciences de la nature. Côté « nature », la référence aux réalités objectives autorise volontiers la non-prise en compte de cet élément de perspective, si ce n’est à l’occasion des grandes révo­lutions théoriques de l’histoire des sciences, quand on passe de Lamarck à Darwin, de Ptolémée à Copernic, de Paracelse à Lavoisier ou de Newton à Einstein. En temps normal, les scientifixes s’effacent volontiers au profit de ce que leur apprennent les réalités naturelles. L’ancrage social et culturel de leur perspective disparaît sans dommage. La science, que les anciens considé­raient déjà comme étant d’inspiration divine, met en place un discours sur le monde, apparemment surgi des faits eux-mêmes et non des hommes. Les faits sont censés parler d’eux-mêmes !
On pourrait épiloguer longtemps sur ce curieux cliché épistémologique. Car quelle ingéniosité, quelle énergie, quelle intelligence tant théorique que pratique, quelle imagination, quels merveilleux détours technologiques ne sont-ils pas déployés pour obtenir ces aveux factuels ! Si les faits parlent, souvent après de longues résistances, c’est bien parce que les scientifixes réussissent à les doter du langage qui convient : principalement, le langage des mathématiques.

Le statut particulier des données dans les sciences de l’homme

Côté « société », en revanche, il semblerait que la situation soit inversée. Ici, les faits parlent effectivement d’eux-mêmes. Ils ont toujours déjà du sens. Et c’est souvent contre ce bavardage encombrant des faits sociaux, que les scientigrecs doivent lutter pour imposer une nouvelle vision des faits, une vision qui pourrait tenir compte des transformations du monde engendrées notamment par le progrès scientifique. Impossible, évidemment, pour ces scientigrecs d’ignorer que cette nouvelle vision qu’ils proposent vient d’eux-mêmes et de la manière dont ils ont intériorisé un certain idéal de science. Le regard qu’ils portent sur les phénomènes sociaux doit précisément son originalité à l’intériorisation de cet idéal. Mais il ne peut ignorer qu’il n’est lui-même qu’un regard parmi d’autres possibles, tout prêts à défendre leur légitimité. Un tel manque de lucidité serait non seulement épistémologiquement absurde (nul ne peut occuper un poste d’observation de la réalité sociale dégagé de cette réalité), mais encore éthiquement condamnable (pluralité et relativité des points de vue sont nécessaires au maintien des libertés individuelles).

La référence aux pères fondateurs

Ceci nous aide à comprendre l’importance des pères fondateurs dans ces disciplines. Autant les scientifixes croient pouvoir oublier sans dommage le passé de leur science, autant les scientigrecs se trouvent sans arrêt renvoyés aux pères fondateurs de leur propre discipline : Comte, Weber ou Durkheim pour la sociologie, Adam Smith ou Walras pour l’économie, Fechner, Kofka ou Tarde pour la psychologie, Saussure pour la linguistique, etc. Dans chacun de ces auteurs, les scientigrecs retrouvent la manière dont s’est noué un « idéal de science » conforme à la mise en place d’une société tournée vers le progrès et engagée dans une modernité intimement associée à la créativité des sciences exactes et naturelles. La lecture des pères fondateurs permet aux chercheurs de retrouver, dans toute sa fraîcheur parfois très naïve, cette volonté de science qui doit être renouvelée en permanence.
On pourrait me rétorquer : « Mais qu’importe cette volonté, si elle n’aboutit pas ? On ne peut être dans la science que si on la fait, et si l’on obtient des résultats reconnus par tous ! Les sciences sociales et humaines ne tirent-elles vraiment leur légitimité que d’une sorte de scientificité à crédit ? Qu’est-ce que cette volonté de science a-t-elle à voir avec la science que l’on fait ? »

Ma réponse évoquera deux arguments :
La démarche des sciences sociales résulte de l’intériorisation d’un idéal de science qui prend appui sur le modèle des sciences de la nature bien que celles-ci n’aient aucunement besoin, pour exister, d’une telle intériorisation. Ce processus d’intériorisation a une fonction : c’est grâce à lui que les sciences retrouvent leur articulation au contexte social de leur élaboration. Les scientigrecs empruntent volontiers aux sciences de la nature leurs concepts, leurs méthodes, leurs outils de recherche, pour améliorer leur compréhension de la réalité sociale. Ce qui signifie qu’ils donnent à ces concepts, ces méthodes et ces outils de recherche une autre dimension, une dimension compréhensive, intimement liée au sens de cette réalité sociale. Bien entendu, les scientifixes ont du mal à reconnaître dans cet usage de leurs outils, le sens qu’ils leurs donnaient pour mieux connaître les réalités de la nature. Ces outils en effet sont détachés, on pourrait presque dire détournés, de leur fonction initiale. Ils s’ouvrent à une pluralité d’usages. Bref, ils s’ouvrent à un contexte, et c’est grâce à ces détournements que la science maintient son ancrage dans le monde des hommes, qu’ils soient scientifiques ou pas.
Mon deuxième argument est le suivant : l’efficacité des sciences de la nature s’évalue par la maîtrise qu’elles nous offrent des mécanismes et processus de la nature. Autrement dit, les sciences de la nature donnent à leurs praticiens un certain pouvoir sur la réalité. Vous conviendrez qu’une efficacité analogue dans les sciences de l’homme déboucherait là également sur un pouvoir. Mais alors que le pouvoir associé au savoir des sciences de la nature est celui de l’ingénieur ou du technicien sur les choses, le pouvoir qu’il faudrait inévitablement associer au savoir scientifique de la réalité sociale ne pourrait être considéré autrement que comme un pouvoir politique, un pouvoir sur les hommes, susceptible de s’exprimer dans une gestion technocratique des rapports sociaux. C’est ce qui s’est passé avec les sciences de l’homme, en particulier l’anthropologie, l’archéologie ou la sociologie, sous le Troisième Reich. On sait fort bien, par exemple, que la technique des sondages de Gallup, importée des États-Unis par les sociologues allemands à cette époque, a servi non seulement à évaluer en permanence la température du peuple, mais encore et surtout, à injecter de l’idéologie nazie dans le peuple.

Le paradoxe épistémologique des sciences de l’homme

Ceci conduit à un paradoxe : ou bien les sciences sociales peuvent faire la preuve d’une scientificité aussi efficace dans ses résultats que les sciences de la nature, et dans ce cas-là, elles débordent forcément dans le champ du politique ; ou bien elles en restent à la construction d’un savoir dissocié de l’exercice du pouvoir, et donc toujours en attente de cette efficacité qui, seule, pourrait en garantir la scientificité aux yeux des scientifixes. Le savoir de l’économiste, du sociologue ou du psychologue en devient suspect. On le soupçonne d’être stérile, offert à tous les doutes et à toutes les remises en question.
Les sciences sociales et humaines sont ainsi condamnées à une « volonté de science » dont il vaut mieux, pour des raisons éthiques, qu’elle ne puisse aboutir. Cela signifie-t-il, du coup, qu’elles sont inutiles ? Ou que la légitimité qu’elles s’octroient en se faisant appeler « sciences » est abusive ? Une fois que l’intérêt des sciences de l’homme ne peut plus se situer dans la promesse d’une efficacité analogue à celle qui s’exprime dans les sciences de la nature, où faut-il, où peut-on encore le situer ?

Les problèmes posés par le progrès scientifique aux sociétés modernes

C’est ici qu’il me semble indispensable de faire appel au contexte historique de la reconnaissance institutionnelle des sciences de l’homme au XIXe siècle.
Face aux progrès inouïs des sciences de la nature, confrontées à ce savoir qui envahit toutes les sphères de la vie sociale et qui bouleverse les traditions, change les définitions anciennes de l’être humain, défait le tissu social, les sociétés modernes ont un choix à faire : ou bien, elles tentent, au nom des traditions anciennes, de juguler ces nouveautés perturbatrices en faisant taire les scientifiques (l’histoire nous offre, avec Galilée, un exemple très concret et très spectaculaire de ce genre de réaction) ; ou bien, ces sociétés décident de faire alliance avec les forces mobilisées par le progrès des connaissances. Les sciences de l’homme et de la société concrétisent le choix de cette dernière stratégie. Elles sont nées d’une volonté collective qui, au XIXe siècle, se cristallise dans certaines œuvres associées à la naissance du positivisme.
Les sciences sociales ont ainsi une vocation de réorganisation du sens que le monde doit avoir pour que tout être humain puisse s’y sentir effectivement à l’aise dans son rapport avec les autres, avec son environnement et avec lui-même. Les sciences de la nature, par contre, remettent constamment en question nos représentations du monde. Les anciens repères disparaissent. De nouvelles normes se créent. Le sens commun vacille sous le coup des nouveautés que font surgir les scientifixes dans un langage souvent tenu pour incompréhensible. Or tous les hommes, tous les membres d’une société donnée, ont un droit inaliénable à la possibilité de trouver un sens à l’existence, un sens qui dépend intimement du langage ordinaire et des capacités de ce langage à dire le monde pour tout le monde.

La vulgarisation scientifique

« Mais, dira-t-on à nouveau, ce n’est pas l’affaire des sciences de l’homme, c’est l’affaire de la vulgarisation scientifique ! Vous confondez les genres. »
Il existe un lien très étroit entre vulgarisation scientifique et sciences de l’homme. Ce lien s’exprime clairement dans l’œuvre d’Auguste Comte, à la fois grand vulgarisateur des sciences de la nature (astronomie, physique, chimie, biologie, etc.), et inventeur du mot sociologie pour désigner ce que ses prédécesseurs et lui-même ont d’abord appelé une physique sociale.
La vulgarisation offre à tous ceux qui ne font pas la science, un accès aux  réalités nouvelles que la science met en évidence. Elle vise à nous rendre les choses que les sciences et les techniques ont transformées : le ciel, brillant des mille étoiles supplémentaires que Galilée lui découvre, l’air fourré à l’oxygène de Lavoisier et rempli des microbes invisibles de Pasteur, les villes bruissant de moteurs, les nuits scintillant de néons, le soleil sous la forme d’une formidable bombe nucléaire, la lumière devenue couteau de chirurgien, le corps où vient battre le cœur d’un autre, etc.

Le XIXe siècle est le grand siècle de la vulgarisation scientifique. Pour elle, avec des auteurs comme Raspail ou Flammarion, il s’agit de faire partager par tous, non pas tellement la science elle-même — celle-ci reste réservée à une classe restreinte de personnes —, que les réalités nouvelles découvertes par les sciences. La vulgarisation nous aide à accepter ces réalités en les articulant tant bien que mal au langage ordinaire. C’est l’époque où ces vulgarisateurs déclarent à l’envi : « Vous croyez peut-être que les choses sont comme ceci, que l’homme est issu ex-nihilo d’un acte créateur. Vous vous trompez, la science nous dit qu’elles sont comme cela, et que l’homme descend du singe. »
Les sciences sociales apparaissent à ce moment-là. Elles représentent des forces sociales diverses, des intérêts variés. Là où l’origine humaine du discours de la science s’efface en permanence au profit des faits, les sciences sociales font exister des gens qui la veulent, cette science, que d’autres font sans la vouloir ou sans se poser de questions à son propos. Elles font exister des gens qui engagent leur identité dans ce vouloir. Autrement dit, c’est à travers les sciences sociales et humaines que la société dans son ensemble réussit à vouloir ce qui lui est, de fait, imposé. C’est de la force de cette volonté collective que peut surgir ce qui, maintenant, nous apparaît comme le système social de la science, avec les institutions qui le constituent et le perpétuent, avec les règles qui président à son fonctionnement, avec les crédits qui soutiennent son effort, et sans lequel, les sciences de la nature ne pourraient guère survivre, sauf à détenir tout le pouvoir, celui qu’elles ont sur les choses aussi bien que celui qu’elles s’arrogeraient sur les hommes.

Le rôle éthique des sciences de l’homme et de la société

Pour que les sciences sociales et humaines puissent continuer à remplir ce rôle essentiel à la vie même des sciences de la nature, pour qu’elles puissent maintenir, au-delà de la construction de leurs savoirs propres, une préoccupation éthique intimement liée à ces savoirs, elles doivent avoir la possibilité d’un contact permanent avec les scientifixes. Ce contact ravive le clivage qui structure le champ scientifique là où il est question de son origine humaine. Mais il est néces­saire et bénéfique pour les deux parties. C’est à travers lui que la science n’est pas seulement une collection de réponses factuelles aux problèmes humains mais qu’elle est aussi l’enjeu d’un questionnement permanent. Les scientifixes, forts de leur extrême spécialisation, bien retranchés entre les murs de leurs laboratoires, perçoivent rarement l’intérêt de ce questionnement. Ils supportent mal les doutes dont les échos leur parviennent de partout. Ils veulent, et doivent, avancer. Mais leur avance deviendrait vite inutile s’ils se laissaient aller à la tentation d’une autonomie complète, susceptible de les détacher dangereusement du contexte social et culturel qui les soutient.
Le lien qui les rattache à ce contexte est double : il y a les sciences de l’homme et de la société, d’une part, qui se préoccupent d’ouvrir les sciences de la nature à la question du sens qu’elles peuvent trouver pour la société dans son ensemble, et d’autre part, il y a la vulgarisation scientifique, qui tente de rendre au langage ordinaire ses droits sur les réalités nouvelles qui surgissent de l’exploration scientifique du monde.
Certes, il existe un moyen pour les sciences de la nature de faire l’économie de cette double articulation contraignante : c’est de s’associer si étroitement à l’exercice du pouvoir politique qu’elles finiraient par se confondre avec lui. Ce fut le rêve du prix Nobel Alexis Carrel tel qu’il l’exposa dans L’homme, cet inconnu, dont l’objectif était de fonder une science de l’homme à l’image des sciences de la nature telles qu’il les avait pratiquées. Mais comme l’illustrent les exemples de déclin scientifique dans l’histoire, en Chine par exemple, ou dans le monde arabe de la fin du XIe siècle, une telle stratégie les conduirait sans doute à l’amorce d’un nouveau déclin.

Pour citer cet article

Baudouin Jurdant, « Le désir de scientificité », paru dans Alliage, n°41-42 - Décembre 1999, Le désir de scientificité, mis en ligne le 05 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3932.

Auteurs

Baudouin Jurdant

Sociologue, professeur en sciences de l’information et de la communication à l’université Paris-7.