Alliage | n°44 - Septembre 2000 Notes pour le musée 

Jean-Marc Lévy-Leblond  : 

Les muses de la science

Texte intégral

À : 9muses@muses.org
DE : apollon.musagete@ mont-olympe.gov
OBJET : Muses de la science ?

Muses, mes neuf sœurs,
Voici la requête que m’adresse la Pythie.

>À : apollon.musagete@mont-olympe.gov
>De : pythie@oracle.delphes.com
>Objet : Muses de la science ?

> Ô brillant Apollon,
> Frère et conducteur des Muses,
> Quel oracle rendrai-je en réponse à ces mortels qui m’interrogent ainsi :

>>À : pythie@oracle.delphes.com
>>De : musée.sciences@science-en-culture.edu
>>Objet : Muses de la science ?

>> Sombre Pythie,
>> Désirant que la science soit pour les humains une source de sagesse
>> et d’illumination, nous souhaitons lui consacrer un édifice où elle
>> pourra être vénérée et fêtée. Mais ce mouseion, à laquelle des neufs
>> muses devons-nous le dédier ?

Mes compagnes, quelle réponse ferai-je à notre prêtresse de Delphes qui nous demande d’inspirer son oracle ?
Aucune d’entre vous, ô maîtresses des paroles, des chants et des danses, ne préside à cette dernière-née des arts humains, la science.
Certes, avant même que votre nombre, vos noms et vos attributions soient fixés, vous fûtes précédées par quelques anciennes Muses. Parmi elles, Polymathie, Celle-aux-nombreux-savoirs eût pu se voir consacrer la science, mais elle est oubliée désormais, et, à tout prendre, devant les risques recelés, pour les dieux comme pour les hommes, par ces nouveaux savoirs, peut-être vaut-il mieux ne pas les séparer des gestes et pensers anciens.
Quatre brefs siècles seulement se sont écoulés depuis que les humains ont donné un plein essor à leur connaissance du monde. Ce court laps de temps a suffi à exalter leur hubris, au point que, outrepassant Prométhée même, ils croient pouvoir rivaliser avec Zeus et devenir maîtres de la foudre cosmique comme du souffle de la vie.

Sauriez-vous, Muses, en ce temple nouveau, susciter les prudences comme les enthousiasmes, qui permettraient aux mortels de cultiver leurs sciences pour la vie et non pour la mort, pour la joie et non pour la douleur, pour la paix et non pour la guerre ?
Que chacune d’entre vous apporte ici ses dons.

À : apollon.musagete@mont-olympe.gov
De : clio@muses.org
Objet : Re : Muses de la science ?

Fille aînée de Mnémosyne, gardienne de la mémoire, moi, Clio la renommée, muse de l’histoire, je veux enseigner aux hommes à ne jamais oublier le passé de leurs sciences comme de leurs ignorances. Trop souvent déjà, ces mortels orgueilleux ont cru pouvoir effacer leurs souvenirs et commencer une ère nouvelle.
Mais comment celui qui ne sait d’où il vient pourrait-il décider où il va ?
Tout neufs que soient ces savoirs, ils plongent leurs racines dans de très anciennes sagesses, dont ils portent la marque, bien plus qu’ils ne le croient.
Ces galaxies qu’observent les astronomes à des milliards d’années-lumière sont ainsi nommées à cause du lait que le divin nourrisson Héraklès fit jaillir du sein de Héra et dont le jet traça sur la voûte céleste une blanche traînée. Qu’un certain Galilée, voici à peine quatre cents ans, la résolut en étoiles innombrables et lointaines, n’a pas changé l’image ni l’appellation de la Voie lactée.
Et l’électron, dont les hommes ont fait leur fidèle messager, plus rapide et plus multiple qu’Hermès lui-même, ne tire-t-il pas son nom de notre ambre (elektrôn) qui exerce son mystérieux pouvoir d’attraction sur les fétus ?
Bien présomptueux seraient les humains de croire que, sous leurs avatars modernes, ces vieux mythes ont perdu toute force d’évocation.
Sans trêve, je leur rappellerai qu’ils peuvent trouver dans leur passé de quoi comprendre leur présent et tenter d’imaginer leur avenir. À ceux qui se croiront capables de détourner au seul profit de leur science le pouvoir que leur conférera la cité, je remémorerai le drame de Dédale, d’abord fidèle serviteur du roi Minos, puis son prisonnier dans le Labyrinthe qu’il avait lui-même construit. Et la même narration mettra en garde ceux qui croiront pouvoir sans risques franchir les barrières qui séparent les espèces vivantes : que le terrible Minotaure leur serve d’avertissement, comme la chute d’Icare, préfigurant celle de Challenger, devrait prévenir l’orgueil incontrôlé de ceux qui veulent atteindre le ciel. À ceux qui penseront, à l’inverse, pouvoir oublier les exigences de la cité pour se consacrer à leur recherche d’un pur savoir, que le sort du grand Archimède, tué pour n’avoir pas levé les yeux de ses figures géométriques lors du sac de Syracuse, leur serve de leçon.
Et je veillerai à ce que ne s’oublient pas les fécondes errances des sciences passées. Comme l’a écrit Victor Hugo sous mon empire : « Oh ! l’admirable merveille que ce monceau fourmillant de rêves engendrant le réel ! Ô erreurs sacrées, mères lentes, aveugles et saintes de la vérité ! ».
Que l’Histoire donc reçoive tout son dû dans un musée des sciences — pour que puisse se poursuivre l’histoire des sciences.

À : apollon.musagete@mont-olympe.gov
De : calliope@muses.org
Objet : Re : Muses de la science ?

Muse de la poésie épique, maîtresse de l’éloquence, moi, Calliope à la belle voix, je demanderai aux humains de ne pas se croire quittes des mots au prétexte qu’ils ont inventé des signes sans précédents pour fixer et transmettre ces sciences neuves.
Que les formules sténographiques grâce auxquelles ils gardent trace écrite de leurs subtiles pensées mathématiques, que les graphes complexes qui leur servent à représenter leurs découvertes, que les encodages abstraits qu’ils utilisent pour transmettre leurs savoirs à distance ne leur fassent jamais oublier qu’en définitive, c’est dans la langue commune que commence et finit tout échange.
Qu’ils restent ou redeviennent attentifs au choix des mots. Qu’ils bannissent le recours à ces termes trop grossiers pour transcrire la délicatesse de leurs notions : une vugaire onomatopée, big bang, ne saurait en aucun cas transcrire l’énigme des moments archaïques du cosmos, ni un nom de fromage, quark, permettre de comprendre les éléments de la matière première. Mais à l’inverse, qu’ils ne masquent jamais sous un verbiage inutilement compliqué, même inspiré de notre divine langue grecque, leur difficulté à admettre comme à transmettre ces idées neuves. Qu’à l’instar des poètes, les scientifiques ne cessent d’élaborer les formulations qui permettront la compréhension et la mémorisation de leurs recherches. Et qu’à tout le moins, y travaillent ceux qui s’assignent la lourde tâche de médiateurs dans le partager du savoir.
Ce musée, auquel j’accepte, moi aussi, d’apporter ma protection, je souhaite qu’il accueille toutes les langues humaines. Que la multiplicité de la parole y soit acceptée. Après bien des siècles, nos oreilles à nous aussi se sont ouvertes, et nous savons que toute langue est porteuse de sens : nul, quel que soit son idiome, n’est un balbutiant barbare, et la science que construisent les humains ne sera vraiment humaine que si elle se dit et se fait dans toutes leurs langues. Faute de devenir polyglotte, la science risquerait l’aphasie.

À : apollon.musagete@mont-olympe.gov
De : eratô@muses.org
Objet : Re : Muses de la science ?

Inspiratrice des chants d’amour, moi, Ératô l’aimée, muse des noces et de la poésie érotique, je sais que les humains, dans leur recherche de savoir, trouvent le plaisir même de la quête amoureuse. La libido sciendi n’est qu’une forme du désir. Éros n’est-il pas en vérité le plus puissant des dieux, puisqu’il soumet Zeus même à sa loi ? Je veillerai à ce qu’en notre nouveau temple, grâces lui soient rendues. Des miroirs ardents d’Archimède aux armes nucléaires des physiciens de Los Alamos, trop souvent, les humains ont mis leurs savoirs neufs au service de la guerre et de la discorde. Que nul visiteur ici ne puisse l’ignorer. Seule cette anamnèse me permettra d’inspirer aux humains un attachement au savoir où Éros l’emporte sur Thanatos.

C’est une véritable érotique de la science qui pourra se découvrir alors. Car l’ascèse à laquelle s’adonnent les plus austères des chercheurs, s’ils n’y trouvaient un plaisir sans égal, comment s’y résoudraient-ils ? Comment le savoir acquis par les zélateurs de la science pourrait-il être partagé avec les profanes sans que la joie de l’illumination leur soit également offerte ?
Et la source même de cette inlassable curiosité qui pousse les humains à s’avancer toujours plus profondément au sein de la Nature, est-elle si différente de la soif de savoir qui anime chacun de leurs petits, à la découverte de sa nature et de celle de l’autre sexe ? « D’où je viens ? », n’est-ce pas la même question qu’elle soit posée par l’enfant à ses parents et vise leur mystérieux accouplement, ou par l’astronome qui s’interroge sur la fécondité du cosmos, et, certes, par le biologiste qui étudie la reproduction et la propagation de la vie ?
Ces enfants, fruits des amours que je fais chanter, qu’ils soient accueillis dans ce musée comme les plus chers visiteurs, avec tous les égards et la tendresse que doivent les humains à leur avenir.

À : apollon.musagete@mont-olympe.gov
De : euterpe@muses.org
Objet : Re : Muses de la science ?

Moi qui insuffle l’exaltation, Euterpe la très-plaisante, muse de la poésie lyrique, je voudrais que ce musée inspire aux humains la fierté des conquêtes de leur esprit, l’admiration qu’ils sont en droit de ressentir pour leur propre savoir, aussi imparfait et incomplet soit-il à jamais.
Lorsque, ô mes sœurs, nous offrîmes à l’aède aveugle le souffle qui lui fit chanter la colère du bouillant Achille et l’errance du rusé Ulysse, le monde connu des Achéens ne s’étendait pas au-delà des colonnes d’Hercule, et leur mémoire ne dépassait pas quelques siècles. Aujourd’hui, l’univers accessible aux humains inclut l’astre des nuits, leurs machines traversent l’espace jusqu’aux plus lointaines planètes, celles que nul encore n’avait vues dans le ciel aux temps anciens, et ils captent les messages provenant du fond même du Cosmos. Au cœur de la matière, là où les plus hardis des antiques philosophes, Démocrite, Épicure et Lucrèce, ne pouvaient qu’imaginer les atomes, voici que, en quelques décennies, les physiciens les ont observés et mesurés ; outrepassant l’insécabilité prétendue de leur nom, ils ont fouillé les atomes et maîtrisé leurs inclinations. Nouveaux Prométhées, ils savent même asservir le feu atomique brûlant au centre du Soleil, et le détourner à des fins humaines, ou parfois, hélas, inhumaines. La vie même n’échappe plus aux arts et métiers de la science ; les Chimères sont sorties de la mythologie pour entrer dans les laboratoires, et bientôt ce sont de nouvelles Galatées qui en sortiront.
Oui, puisse ce musée être un lieu d’émerveillement et de déférence. Qu’y règnent l’admiration et la crainte mêlées que l’humanité se doit à elle-même.

À : apollon.musagete@mont-olympe.gov
De : melpomEne@muses.org
Objet : Re : Muses de la science ?

Maîtresse de la scène et du chœur, Melpomène la chanteresse, muse de la tragédie, je veux que ce temple de la science en soit aussi un théâtre. Que puissent s’y représenter les drames éloquents qui jalonnent la recherche du savoir. Comme la quête du pouvoir, c’est par la tragédie que les profanes la comprendront et tireront les leçons des ses terribles épisodes. N’est-ce pas dans la science, aujourd’hui, que se déploie l’éternel hubris des humains ? Les dangers qui les menacent, longtemps venus du ciel et de la terre, sont dorénavant leur œuvre propre.
Œdipe fut aveugle aux avertissements des oracles et, s’enorgueillissant d’avoir répondu aux énigmes du Sphinx, se précipita vers son tragique destin, attirant le malheur sur la cité de Thèbes. Que sans cesse l’on rappelle cette leçon aux modernes, dont la science n’a d’égale que l’inconscience. Galilée, Oppenheimer, Sakharov, autants de pathétiques héros, victimes des tyrans avec lesquels ils crurent pouvoir ruser, et dont la chute entraîna tant d’innocents. Que les successeurs d’Eschyle et de Sophocle, comme l’ont déjà fait certains, tel Brecht, à qui j’inspirai une sublime Vie de Galilée, continuent à offrir au peuple des spectacles où cœurs et esprits s’émouvront des catastrophes que peut amener une science sans conscience. Qu’une saine catharsis permette de lui rendre mesure et prudence.
Oui, dans les amphithéâtres de ce musée, sur une scène ou sur un écran, je ferai en sorte que nul n’oublie la dimension tragique de la science.

À : apollon.musagete@mont-olympe.gov
De : polymnie@muses.org
Objet : Re : Muses de la science ?

Moi qui inspire les mélodies des voix et des instruments, Polymnie, celle-aux-tant-d’hymnes, je préside à l’harmonie des formes idéales. Muse de la musique, je suis aussi celle de la géométrie.
Ainsi, cet art et cette science, parmi les tout premiers, ont-ils toujours eu partie liée. N’est-ce pas en faisant vibrer les cordes d’une lyre que Pythagore comprit comment le nombre régisssait le monde ? L’harmonie des sphères ne résonna-t-elle pas des siècles durant, ouvrant le cosmos à la géométrie jusque chez Kepler ? La musique encore joua avec les mathématiques dans les équations de D’Alembert et les intégrales de Fourier, et dans les ondelettes des modernes. Qu’aujourd’hui les scientifiques écoutent l’Univers au moyen d’ondes radio plutôt que sonores, cela change-t-il vraiment leur recherche de l’harmonie ? La structure des atomes eux-mêmes ne repose-t-elle pas sur les précises résonances des ondes quantiques?
Que ce lien soit une permanente source d’inspiration dans notre nouveau musée. L’harmonie des sons, mais aussi celle des formes visibles, permettront aux sciences de toucher l’esprit et le cœur des profanes au travers de leurs yeux comme de leurs oreilles. Plusieurs de mes sœurs prendront garde que la recherche du Vrai ne soit jamais séparée de celle du Bon ; je veillerai à ce qu’elle reste liée à celle du Beau. À se priver de sa dimension esthétique, la science se dessècherait vite, et les profanes s’en détourneraient comme d’une idole barbare.

À : apollon.musagete@mont-olympe.gov
De : terpsichore@muses.org
Objet : Re : Muses de la science ?

Muse de la danse, Terpsichore, celle-qui-réjouit-le-chœur, je veille à la grâce des gestes et à l’équilibre des mouvements. Car les humains n’ont pas un corps, ils sont des corps, comme je l’ai naguère soufflé à Wilhelm Reich. Aussi, nulle activité humaine, fût-elle la plus abstraite, ne saurait négliger son incarnation corporelle. Un autre de mes initiés, Frédéric Nietzsche, l’avait bien compris, qui demandait à la philosophie, pour être à la hauteur de sa tâche, de pouvoir se danser.
La science, de même, ne saurait être une entreprise seulement mentale, l’œuvre de purs esprits. Elle demande attention de l’œil qui observe, adresse des mains qui manipulent, souplesse des membres qui orientent les instruments, stabilité de la posture et résistance du corps à la fatigue. L’expérimentateur, dans la construction de ses dispositifs, est obligé d’affiner ses gestes et de contrôler ses mouvements. Galilée et Spinoza durent être de fins polisseurs de lentilles avant que de, et pour, devenir de grands penseurs. Spallanzani, avalant puis retirant de son estomac une éponge pour étudier les sucs gastriques, comme J.B.S. Haldane, expérimentant sur lui-même des gaz narcotiques avant de les administrer à ses cobayes, ou tant de chimistes goûtant et humant les substances inconnues, témoignent assez de cette mise en jeu et à risque du corps dans le travail de l’esprit. Et les expériences collectives, qui sont désormais la règle, exigent des scientifiques que leurs déplacements soient aussi réglés qu’une chorégraphie.
Aussi, un musée de la science est-il appelé à donner toute sa place au corps : le savoir passe par les yeux et les mains, au double sens du mot physique : cette nature à laquelle il renvoie est à la fois celle du monde autour de nous et celle du corps par lequel nous sommes au monde. Que l’on puisse, dans ce musée, toucher, caresser, palper, soupeser matériaux et animaux. Que l’on puisse y ressentir dans tout son corps les phénomènes simulés, tremblements de terre ou décharges électriques. Que l’espace y soit pensé pour le jeu des mouvements et la grâce des déplacements.

À : apollon.musagete@mont-olympe.gov
De : thalie@muses.org
Objet : Re : Muses de la science ?

Moi qui suscite le rire et la gaîté, Thalie l’abondante, muse de la comédie, je voudrais insuffler dans ce musée une nécessaire et salutaire résistance à l’esprit de sérieux qui trop souvent domine la science.
Plusieurs de mes sœurs, sans nul doute, veilleront à inspirer aux visiteurs admiration, crainte, enthousiasme, attention ou prudence devant le savoir. Mais sans le rire qui en trace les limites et en relativise la portée, grand serait le risque de diviniser une science qui n’est que trop humaine. Depuis longtemps, j’essaie de mettre en garde contre les ridicules de connaissances idolâtrées sans limites.
C’est moi qui ai fait rire la servante aux dépens de son maître astronome, quand, les yeux perdus dans les étoiles, il chut dans le puits qu’il n’avait pas vu à ses pieds. Moi qui ai inspiré à Rabelais et à Molière leurs salubres plaisanteries sur les doctes ignares. Moi encore qui pousse les scientifiques à se moquer d’eux-mêmes, tel Niels Bohr : à un grave collègue qu’il recevait dans sa maison de campagne et qui s’irritait d’y voir cloué un fer à cheval, le grand physicien répondit que, non, bien sûr, il ne croyait pas aux vertus de ce porte-bonheur — mais que, heureusement, il fonctionnait même si l’on n’y croyait pas. Toujours moi qui ai permis à Italo Calvino d’écrire ses romans à la fois épistémologiques et comiques, Cosmicomics et Temps zéro. Moi enfin qui défais toutes les prétentions de la science à une méthodologie définitive, en la faisant si souvent avancer grâce à l’ironique sérendipité des découvertes inattendues.
Qu’en ce musée, la redoutable majesté des sciences soit tempérée par un sourire permanent devant ses défauts trop humains.

À : apollon.musagete@mont-olympe.gov
De : uranie@muses.org
Objet : Re : Muses de la science ?

Messagère des étoiles, moi, Uranie la céleste, muse de l’astronomie, seule peut-être parmi mes sœurs, pourrai-je d’emblée me sentir chez moi dans ce musée. Ne suis-je pas l’unique parmi nous à me consacrer à une science véritable, moderne en même temps que la plus ancienne ?
Loin de moi pourtant, l’idée d’en arguer pour revendiquer une quelconque prééminence. Comment oublierais-je que la connaissance du ciel à laquelle je préside avait jadis bien d’autres fonctions que le pur savoir, et ne s’y limite toujours pas aujourd’hui. Car mes attributions ne s’en tiennent pas à veiller sur les lois du ciel, l’astronomie, mais s’étendent à tout discours sur les étoiles et planètes, l’astrologie. L’ancienne contemplation des astres n’a jamais eu pour les humains comme but unique de connaître leurs mouvements et leur nature. Toujours, ils ont voulu y déchiffrer l’énigme de leur être au monde.
Par-delà les illusions simplistes d’un destin écrit dans les horoscopes, comme au-delà des chiffres et des formules mathématiques, c’est encore le sens de l’existence que traquent les cosmologies modernes. D’où venons-nous, où allons-nous, les éternelles questions de la métaphysique ne cessent de resurgir sous les rassurantes réponses de l’astrophysique.
C’est à maintenir vivace cette inquiétude que je veillerai dans le musée. Aînée des sciences, l’astronomie démontre qu’aucune ne peut sans dépérir se priver des racines qu’elles plongent dans les profondeurs de l’âme humaine. Plus brillantes sont les lumières des sciences, plus sombre l’obscurité subsistant derrière ce qui leur demeure opaque. Mais comme un ciel où, selon le paradoxe d’Olbers, en tout point brillerait une étoile, sans ces ombres propices, la science éblouirait plutôt que d’éclairer.
Ô Apollon, notre conducteur, et vous, mes sœurs, souvenons-nous que chacune d’entre nous anime l’une de ces sphères célestes associées aux astres visibles, et à l’ensemble desquels je prête mon chant. Jupiter est animée par Terpsichore, Vénus par nulle autre certes qu’Ératô, Mars par Polymnie, Mercure par Euterpe, la Lune par Thalie et le Soleil par Melpomène, cependant que j’anime la voûte stellaire entière. Mais les humains ont désormais inscrit bien d’autres planètes dans le ciel : Uranus, Neptune et Pluton, et tant d’autres. Plutôt que d’attendre l’arrivée parmi notre chœur de nouvelles muses, acceptons cet élargissement de notre domaine et prenons en charge ces astres inédits, comme nous acceptons les nouvelles attributions que nous confie ce musée.

À : 9muses@muses.org
De : apollon.musagete@mont_olympe.gov
Objet : Re: Re: Muses de la science ?

Merci, mes sœurs, pour votre prévenance à l’égard des humains et de leurs sciences.
Je sais maintenant quel oracle inspirer à la Pythie.

À : musée.sciences@science_en_culture.edu
De : pythie@oracle.delphes.com
Objet : Re: Muses de la science ?

Neuf le musée, neuf les muses.

Annexes

Illust :
Bernado Daddi, L’envie chassée du temple des muses

Maurice Denis, Raphaël, Stanza della Signoria, Vatican

Pour citer cet article

Jean-Marc Lévy-Leblond, « Les muses de la science », paru dans Alliage, n°44 - Septembre 2000, Les muses de la science, mis en ligne le 03 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3860.

Auteurs

Jean-Marc Lévy-Leblond

Physicien, éditeur, président de l’Anais.7-17