Alliage | n°44 - Septembre 2000 Notes pour le musée 

Marcel Benarroche  : 

Développer la culture scientifique… Pourquoi ? Et comment ?

p. 5-6

Texte intégral

1Marcel Benarroche, qui vient de disparaître brutalement, avait consacré quinze ans de son activité, de 1985 à 2000, à la création puis à la direction du Centre de culture scientifique et technique Provence-Méditerranée, à Marseille. Il a été l’un des principaux animateurs du mouvement de mise en culture de la science dans notre pays au cours des deux dernières décennies. Voici quelques semaines encore, il écrivait le texte suivant, soumis à divers quotidiens mais resté inédit, et qui soulève certains certains problèmes méritant une discussion que nous avions, tous les deux, commencée (voir plus bas) . Nous dédions ce numéro d’Alliage à sa mémoire.

2J-M L-L

3Les deux articles parus dans Le Monde daté du vendredi 2 mars 2001 consacrés l’un à la Cité des sciences de La Villette, l’autre au Forum des sciences de Lille appellent tout à la fois une mise en perspective et quelques précisions.

4Et tout d’abord le rappel d’une évidence : la CSTI (culture scientifique, technique et industrielle) est une nécessité des temps qui viennent. L’univers chaque jour plus technico-scientifique qui est le nôtre, nous est de plus en plus incompréhensible, conduisant ainsi par des retours de manivelle, à une sorte d’irrationnel scientifique. Or, si l’enseignement scientifique doit être développé, il ne peut prétendre à lui tout seul remédier à l’analphabétisme scientifique galopant qui nous envahit. Et ce que nous écrivions, voici quinze ans, avec Michel Hulin, prend aujourd’hui tout son sens : si l’on veut éviter un monde composé de citoyens incapables de se faire une opinion étayée, sur les choix de société qui s’imposent à eux, il est temps de développer une sorte de savoir au second degré, une connaissance sur le savoir des autres. Par ailleurs, il est temps aussi — mais c’est autre chose — de mettre en appétit de science une jeunesse persuadée que les études scientifiques sont inintéressantes, arides, et, finalement, peu rentables.
La mise en culture de la science, expression à la mode dans les années 80,1 est née du colloque Chevènement (Recherche et Technologie) de février 82 où, suite à une expérimentation heureuse à Grenoble, on envisageait la constitution d’un “ réseau dense ” de culture scientifique, avec la future CSI de La Villette pour cœur et des relais régionaux, les CCSTI (Centres de culture scientifique, technique et industrielle), répartis sur tout le territoire national. Vingt ans après, le bilan est maigre, pour ne pas dire catastrophique… N’empêche, les deux décennies écoulées n’ont tout de même pas été totalement perdues : on peut aujourd’hui, à la lumière de l’expérience acquise, y voir plus clair.

5Premier constat : comme souvent en France, on a créé un monstre que “ le monde nous envie ” : la Cité des sciences et de l’industrie. Certes, il est bon qu’un pays ambitieux dispose d’un outil de prestige international. Cela légitime-t-il que …quatre  vingt-seize pour cent des aides publiques nationales à la CSTI soient concentrées sur la Cité de la Villette ? Et dans ces conditions, comment envisager un réseau national de centres de culture scientifique en prétendant faire collaborer, réaliser des coproductions entre la Cité et les centres régionaux ? Autant prétendre parler du partenariat d’une puce et d’un éléphant… Aujourd’hui, les collaborateurs de la Cité qui choisissent le travail en région sont ébahis des médiocres conditions de travail et de production, de la modestie des moyens et de la précarité qui leur sont imposées… Et en même temps, ils prennent conscience de la vanité, et souvent du faible rendement de l’arrogance parisienne !

6Second enseignement : souvent, les décideurs n’ont pas bien compris la différence entre le Disneyland de la science et de l’image que constitue, par exemple, le Futuroscope, et un lieu culturel (scientifique ou non) ; le premier, lieu de spectacle et d’émerveillement, peut parfaitement, s’il est bien géré, être rentable. Le second est un investissement sur l’avenir, et rechercher sa rentabilité à court terme, voire son autofinancement, c’est d’avance courir à l’échec.

7Troisième leçon : on a confondu culture scientifique et animation scientifique. En même temps que des scientifiques professionnels et de formation, un certain nombre d’animateurs, d’acteurs, se sont engouffrés dans la brèche de la CSTI ouverte en 1982-83. Or, aujourd’hui, on sait que, de même que la didactique des sciences est l’affaire de scientifiques qui s’investissent dans la didactique, la médiation scientifique ne peut être que le fait de scientifiques désireux de devenir en plus médiateurs.2 La science ne se transmet pas de manière unique vers un scientifique, un élève ou un citoyen : pour enseigner on ne fera jamais l’économie de la transposition vulgarisatrice ; de même, la transposition vulgarisatrice s’impose pour faire comprendre aux gens où sont les véritables enjeux de société.

8Quatrième évidence : les CCSTI ont fait leur temps. Ce concept est vide et hétéroclite, il recouvre tout, rien et n’importe quoi. Certains centres sont au cœur de grandes villes, d’autres en rase campagne. Certains centres créent, d’autres non. Certains présentent leurs produits et ceux des autres, d’autres non. Certains sont des animateurs, d’autres non. Certains sont des centres de ressources, d’autres non. Certains ont un salarié, d’autres plus de cinquante… Leur difficulté à se mettre d’accord sur une charte des CCSTI est la meilleure preuve de leur hétérogénéité et de l’urgence de définir, enfin, leurs missions avec un minimum de clarté.

9Aujourd’hui, arrive le temps des bilans. Certes, les espoirs nés au printemps 97 sont enterrés ; le mépris de Claude Allègre pour les actions de culture scientifique prétendument sans contenu scientifique a éclaboussé jusqu’aux structures qui mettaient les contenus scientifiques au premier rang de leurs préoccupations : le Conseil scientifique (!) de la culture scientifique n’a jamais vécu. Et à un an d’une double échéance électorale majeure, personne n’aura la naïveté d’attendre la mise en place rapide d’une politique cohérente de la culture scientifique. Il s’agit pourtant d’un enjeu majeur, qui dépasse, et de loin, la question de la survie de telle ou telle structure, et il est urgent de commencer à réfléchir à ces questions :
— La conception et la mise en place d’un véritable réseau national de culture scientifique dont le cœur sera bien évidemment la Cité des sciences. Mais une Cité moins frileuse, qui ne serait pas, comme son actuelle directrice générale, terrorisée à l’idée de financer “les autres”. Au contraire, un cœur de réseau dont la fonction serait d’animer et d’aider à vivre ce réseau.
— Les relais en régions (“ espaces-sciences ”) de la Cité des sciences, mis en place pour commencer dans toutes les grandes villes universitaires, devraient à leur tour jouir d’une garantie de pérennité et de continuité dans le temps : le vieux projet d’établissement public à caractère régional pourrait, à ce propos, être utilement ressorti des tiroirs…
— À leur tour, ces relais régionaux doivent être cœurs de réseaux régionaux. À l’évidence, ils doivent être créateurs, animateurs, diffuseurs et centres de ressources, mais aussi et surtout, soucieux d’une irrigation aussi démultipliée que possible. Une telle conception, bien évidemment, favorise les créations légères, faciles à dupliquer et mobiles, plutôt que les grandes opérations de prestige…
Il n’est donc nullement question de préconiser la construction de cinquante sous-Palais de la Découverte au petit pied, réalisations pharaoniques obtenues par des élus mégalomanes. Il est proposé d’abord de répondre à des besoins réels, là où ils se manifestent. Et par dessus tout, il est indispensable, quand on décide d’un investissement, de lui assurer les moyens de fonctionner correctement et dans la durée.
Alors, mon collègue et ami Michel Demazure peut bien demander encore plus de moyens pour sa Cité. Certes, mais… pour quoi faire ?
Mon collègue et ami Guy Ciampini peut bien demander la création de quarante postes Éducation nationale pour sortir la tête de l’eau de son Forum des sciences lillois. Certes, mais il faut bien savoir que s’il les obtient, à l’évidence et tout à fait légitimement, la même demande sera présentée par toutes les régions.

10En matière de culture scientifique, l’heure des bilans a sonné.

Notes de bas de page numériques

1 1. Sur ce point, nous avons eu l’échange suivant :
JMLL : La mise en culture de la science n’a jamais été une formule à la mode ; je l’ai lancée sans guère de succès, institutionnellement au moins.  Le colloque Chevènement (et la loi d’orientation qui suivit) utilisait la formule  banale (et fausse) de “ diffusion de la culture scientifique ”.
MB : Ne me chipote pas sur  des expressions dont tu sais mieux que moi combien elles ont finalement fait florès...
JMLL : Mais non, justement ! Cette formule, si certains l’ont parfois employée comme un poncif, a été en général récusée, et même  assez violemment, tant par des institutionnels (tu n’en trouveras pas trace — je crois — dans les documents  ministériels), que par les acteurs de terrain (je me souviens d’un certain débat à l’AMCSTI), preuve qu’elle touche au nœud de l’affaire.

2 2. Un autre échange sur ce point :
JMLL : Ta critique de la médiation est tout à fait justifiée, mais remplacer les médiateurs autonomes par des scientifiques-médiateurs ne règle en rien le problème, tant une telle posture reste essentiellement hypothétique et instable. La question à affronter est celle de modes (originaux) de travail en commun entre les professionnels  de la science et ceux de la culture. De façon plus générale d’ailleurs, c’est justement l’illusion de l’existence d’un champ spécifique de la CST qui est en partie responsable de ses déboires : elle est restée le cul(…ture ?) entre deux chaises (la science et la culture proprio motu), et n’a été reconnue ni par les chercheurs, ni par les artistes, théâtreux, etc. C’était bien pour éviter ce ghetto que j’avais proposé le mot d’ordre “ mettre la science en culture ” (auquel j’avais ajouté “ mettre la culture en science ”).
MB : Là, tu touches à quelque chose d’essentiel, tu ouvres un vrai débat et, personnellement, je ne détiens aucune vérité en la matière. Je pense qu’il est temps maintenant d’essayer de faire un point. L’une de mes propositions, dans le cadre de la mission que m’a confiée le Conseil régional PACA, sera sûrement d’organiser fin 2002 ou début 2003 (avant les régionales...) un grand colloque euro-méditerranéen,  de Marseille à Naples, Valence, Tunis, Rabat et Alger (?) sur la CSTI...
JMLL : Excellente idée, sans oublier Barcelone ! Mais ça ne règle en rien la question franco-française du rôle des pouvoirs publics, et spécifiquement des ministères respectifs de la Recherche et de la Culture.
MB : À ce propos, dans le cadre de ma mission, je rencontre beaucoup de monde et le directeur régional des affaires culturelles adjoint m’a déclaré hier (et autorisé à en faire état) que “ la CSTI est extérieure à l’action culturelle ”... Intéressant, non ?

Pour citer cet article

Marcel Benarroche, « Développer la culture scientifique… Pourquoi ? Et comment ? », paru dans Alliage, n°44 - Septembre 2000, Développer la culture scientifique… Pourquoi ? Et comment ?, mis en ligne le 03 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3858.


Auteurs

Marcel Benarroche

1934, Palikao (Algérie) – 2001, Marseille ; physicien, fondateur du CCSTI de Marseille.