Alliage | n°66 - Avril 2010 Varia 

Pierre Laszlo  : 

Brève préhistoire littéraire du trou noir

p. 79-83

Plan

Texte intégral

1Dans le numéro 63 d’Alliage, une incise porte sur le trou noir.1 Émanant du Savant flou et, de surcroît, se référant à l’un des sonnets des Chimères de Gérard de Nerval, dont j’ai commis il y a quelque temps l’analyse du plus célèbre du recueil,2 elle avait tout pour retenir mon attention. Les « trous noirs », tels que les connaît l’astrophysique moderne, naquirent de la théorie de la relativité.3 Leur appellation (en anglais) est généralement créditée à John Wheeler, lors d’une conférence que le physicien de Princeton donna en 1967.

2Mais le sens de l’histoire et de ses continuités, surtout lorsqu’elles sont devenues implicites, nous incitent à ne pas en rester là. Je m’intéresse donc ici à la préhistoire du trou noir, tant pour l’expression que pour le concept, et à des occurrences littéraires antérieures au vingtième siècle. Pour rester concis, la période 1830-1880 nous retiendra plus particulièrement.

Jules Verne, …

3La terminologie, d’abord. Prenons Jules Verne pour guide. La leçon d’astronomie des Enfants du Capitaine Grant (1868), prononcée par Paganel, le savant homme un rien distrait, inclut un « trou noir ».4 Improvisant son exposé, devant le spectacle grandiose du ciel austral, il applique cette expression à une portion de la voûte céleste. Il s’agit d’une région vide d’étoiles, au sud de la Croix du même nom, un sac à charbon comme le qualifièrent familièrement astronomes et voyageurs, depuis Améric Vespuce.5 Comme bien d’autres locutions de l’écrivain d’Amiens — ainsi, dans le Voyage au centre de la terre, le mot galerie est bivalent, à la fois galerie de mine et de musée — le trou noir de Paganel a valeur germinative. Il suscite l’épisode qui suit, où du noir barre soudain le ciel, ce qui annonce un violent orage. D’où Verne, dont on connaît les nombreuses fiches de lecture qui lui servait à ourdir ses romans, a-t-il donc tiré ce trou noir ? Le personnage de Paganel avait François Arago pour modèle, la distraction y compris. Jules Verne — comme à présent le signataire de ces lignes — avait une admiration immodérée pour Arago. Cet astronome usa effectivement de l’expression trou noir dans son ouvrage de vulgarisation — à la publication posthume (1864), une décennie après son décès (1853) — Astronomie populaire, au début d’un chapitre sur les nébuleuses.6

…Hugo, Baudelaire et Flaubert, …

4Si Jules Verne renvoie à Arago, ce dernier renvoie à son tour à Victor Hugo.7 Une nuit de 1834, l’astronome (et homme politique) convia le poète (et homme politique) à l’accompagner dans l’une des deux coupoles qui surmontaient alors l’Observatoire de Paris. Il lui fit voir la Lune, au travers d’une lunette grossissant quatre cents fois. Victor Hugo en tira un poème en prose, destiné à son Shakespeare (1864) mais qu’il garda inédit : publié en 1930 seulement, il s’intitule Promontoire du songe d’après le nom latin d’un accident lunaire sur la carte de Cassini. Certes, Hugo y fait état, non d’un trou noir mais d’un « trou dans l’obscur ».8 Ajoutons que le trou noir est fréquemment nommé ainsi dans l’œuvre de Hugo, avec une connotation, voire un contexte astronomique. C’est ainsi que, dans les Contemplations (1855),

« Ce que dit la bouche d’ombre »9 comporte le vers, « Des étoiles éclore aux trous noirs de leurs crânes ».

5« Les fenêtres », poème en prose de Baudelaire (1869),10 décrit l’une d’elles, éclairée par une chandelle ou avec par derrière un local obscur, « un trou noir ». Ce texte s’ouvre en effet par un souvenir de promeneur dans Paris, la nuit, l’un de ces paysages urbains qu’admira Walter Benjamin chez Baudelaire. Le trou noir y reste très hugolien, car y grouille la vie.

6Cela m’amène à la polysémie du trou noir au dix-neuvième siècle. C’est alors un lieu commun littéraire. Outre l’astronomie, les deux sens majeurs de l’expression sont d’une extrême banalité. Elle désigne, soit une grotte, soit une tombe. Un exemple du second se trouve dans le sermon d’un pasteur protestant, consécutif à la défaite de la France à Sedan :

« (…) voir clair dans cet épouvantable trou noir où nos milliards se sont engouffrés ? Qui ne pense avec effroi à tout ce qu’il a fallu d’injustices et d’abus pour le creuser ? »11
Ou encore, sous la plume de Flaubert, dans La Tentation de Saint-Antoine (dans la seule version de 1870, la troisième et dernière) :« Que crains-tu ? un large trou noir ! Il est vide, peut-être ? »12

…Maupassant et Nerval

7Une troisième acception, moins fréquente, est plus intéressante pour notre propos. Comme le suggère ci-dessus la citation des Contemplations, la pupille de l’œil est aussi qualifiée de la sorte, surtout dans des textes de vulgarisation émanant de médecins ou de chirurgiens. Plus rares, des expressions hybrides, œil plus tombe, qu’affectionnent les romanciers naturalistes. Ainsi, de Maupassant, cette description aguichante, un mixte d’œil et de tombe, influencée par La légende des siècles et préfigurant le Georges Bataille d’Histoire de l’œil:

« Elle avait la taille très cambrée, la poitrine très saillante, présentée comme un défi,offerte comme une tentation. L’œil était pareil à une tache d’encre sur de l’émail blanc. Ce n’était pas un œil, mais un trou noir, un trou profond ouvert dans sa tête, dans cette femme, par où on voyait en elle, on entrait en elle. »13

8Le trope (œil-trou noir) est celui d’une vanité en peinture, d’un memento mori incitant à imaginer, sous les traits amènes d’une jolie femme, sa tête de morte. L’une des expressions les plus accomplies, les plus riches aussi, de cette figure de style est de Gérard de Nerval, dans l’un des sonnets des Chimères (1854)14 que Zéphyrin Xirdal épingla, à juste titre, comme préfiguration du trou noir de la relativité :

« En cherchant l’œil de Dieu, je n’ai vu qu’une orbite
Vaste, noir, et sans fond, d’où la nuit qui l’habite
Rayonne sur le monde et s’épaissit toujours.
Un arc-en-ciel étrange entoure ce puits sombre,
Seuil de l’ancien chaos dont le néant est l’ombre,
Spirale engloutissant les Mondes et les Jours. »15

9Dans ces deux tercets, la kyrielle des termes nocturnes, noir-nuit-sombre-ombre, est secondaire vis-à-vis de l’élaboration du double sens du mot orbite : d’une part, trajectoire d’un astre (orbite / arc-en-ciel, au sens premier / spirale); cavité oculaire, réceptrice de lumière d’autre part (œil / orbite / rayonne / arc-en-ciel / Jours).

10*

11Quant au concept scientifique de trou noir, la paternité en revient au pasteur John Michell, dans les années 1770. Laplace leur donna écho dans son Exposition du système du monde.16 Je suggère que maint concept scientifique — le trou noir me sert d’exemple — véhicule tout un cortège d’allusions et de significations littéraires et artistiques. Cela lui vient du lexique, ce qui est banal. Mais aussi de ce qu’arts et lettres servent de conservatoires. Les concepts scientifiques, hors de leurs périodes de vie active, y prennent retraite ; mis à l’abri, préservés pour de possibles utilisations ultérieures — telle est ma conjecture.

Notes de bas de page numériques

1  Zéphyrin Xirdal, « Chronique du savant flou », Alliage 63, 2008, p. 11.

2  Pierre Laszlo , « El Desdichado -38 », Romantisme 11, n° 33,1981, pp. 35-58.

3  Voir Jean-Pierre Luminet, Les trous noirs, Seuil (Points-Sciences), 1992.

4  Jules Verne, Les Enfants du capitaine Grant : Voyage autour du monde (deux volumes), vol. 1, J. Hetzel, 1877, pp. 294-296.

5  Jacques Babinet, « Voyage dans le ciel », La Revue des Deux Mondes, 1853, pp. 507-531.

6  François Arago. Astronomie populaire : Œuvre posthume. Jean-Augustin Barral éd. quatre vols. Vol. 1. Paris: L. Guérin & T. Morgand, 1864, p. 509.

7  Voir Muriel Toulotte, « De Géo à Démos, Victor Hugo et François Arago », Alliage n° 26 (printemps 1996), pp. 27-34.

8  Victor Hugo, Le Promontoire du songe (Michel Crouzet, éd.). Les Belles Lettres, 1993.

9  Victor Hugo, « Ce que dit la bouche d'ombre », Les Contemplations, Livre vi, xxvi, J. Hetzel, Michel Lévy, Pagnerre, 1856.

10  Charles Baudelaire, « Le Spleen de Paris, Petits poèmes en prose », Œuvres complètes, editées par Charles Asselineau et Théodore de Banville, poème xxxv, Michel Lévy,  1869.

11  Arbousse-Bastide, Antoine-François, Le relèvement de la France, Discours prononcé à Versailles. Paris, Sandoz et Fischbacher, 1872.

12  Flaubert, Gustave. La Tentation de Saint Antoine Paris, G. Charpentier, 1890, vii, p. 138.

13  Maupassant, Guy de. Monsieur Parent. Paris, P. Ollendorff, 1886. p. 134.

14  Nerval, Gérard de. « Les Chimères. », in Les Filles du feu. Paris, Michel Lévy, 1856.

15  Op. cit., réf. 1.

16  Simon Schaffer, « John Michell and Black Holes », Journal for the History of Astronomy 10, 1979, 42-43.

Pour citer cet article

Pierre Laszlo, « Brève préhistoire littéraire du trou noir », paru dans Alliage, n°66 - Avril 2010, Brève préhistoire littéraire du trou noir, mis en ligne le 18 juillet 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3347.


Auteurs

Pierre Laszlo

Chimiste, enseignant-chercheur, près de quarante ans durant, dans de grands centres américains (Princeton, Cornell, …) et européens (Ecole polytechnique, université de Liège, …), s’est donné une seconde carrière d’écrivain. Lançant des passerelles entre la science et les humanités, il œuvre à la constitution d’une culture scientifique. Ses derniers livres publiés sont Terre & eau, air & feu (Le Pommier, 2009) et Citrus: A History (University of Chicago Press, 2007).