Sciences et Fictions |  Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique | Session 4 

Jean-Luc Gautero  : 

La technologie contre l’impérialisme – Paul d’Ivoi contre Rudyard Kipling

p. 113-125

Index

Thématique : animaux , Bacon (Francis), Bacon (Roger), Brahma, brahmanisme, Chesneaux (Jean), d'Ivoi (Paul), démocratie, destinée, dynamite, Empire (britannique), esclavage, guerre, Habermas (Jürgen), héros, Inde, ingénieur, intuitionniste, jeu, Kim, L'OEil d'Allah, La Capitaine Nilia, La Fille du régiment, La Légion disparue, Le Docteur Mystère, Le Fardeau de l'homme blanc, Le Livre de la Jungle, Le Miracle de Purun Bhagat, Le Sergent Simplet, Les Bâtisseurs de ponts, liberté, Lumières (XVIIIe), merveilleux scientifique, Nobel (prix), Occident, patriotes, race, Sans fil, savant, science indienne, Simple sous-lieutenant, Simples contes des collines, sophisme, théories scientifiques, Un point de vue sur la question, Unabomber, Verne (Jules), Wee Willie Winkie

Texte intégral

Il est un produit merveilleux

Expérimenté par la science

Et qui pour nous les miséreux

Fera naître l’indépendance

Martenot, 1893

1«La technologie est-elle impérialiste?» Posée en relation avec Rudyard Kipling, la question semble suggérée par un sophisme :

Kipling est un partisan de l’impérialisme
[C’est bien connu; le titre de l’un de ses poèmes est à lui seul un symbole de la mauvaise foi impérialiste: «Le Fardeau de l’homme blanc» (1899)] ;
Kipling a une haute idée de la technologie
[C’est moins connu; mais il suffit de lire son œuvre pour en être convaincu].
Donc…

2La façon la plus rigoureuse de la traiter serait beaucoup trop austère, et nous emmènerait bien loin de Kipling, pour nous conduire peut-être vers Theodore Kaczynski1, artificier de talent mais piètre penseur, ou vers Jürgen Habermas2, théoricien certes brillant, mais au style pesant: la technologie a-t-elle une essence? Quelle est-elle? La discussion serait fort abstraite, et au demeurant pas forcément très convaincante, si l’on se propose de soutenir qu’il n’y a pas de lien nécessaire entre technologie et impérialisme.

3Car à tous les raisonnements avancés, il serait toujours possible d’objecter, à la manière des intuitionnistes en mathématiques: «Montrez-moi donc un exemple où la technologie n’a pas partie liée avec l’impérialisme ! » Force est bien de constater qu’à ce jour, dans l’histoire humaine, la technologie la plus avancée a toujours été détenue par les puissances impérialistes. La fiction, heureusement, va permettre de donner cet exemple, en allant voir, à défaut du monde réel, dans les mondes possibles ; en confrontant à Kipling un autre auteur qui, comme lui a une haute idée de la technologie, mais contrairement à lui est un adversaire résolu de l’impérialisme3 : Paul d’Ivoi.

4Paul d’Ivoi, bien sûr, n’est pas un cas isolé, et l’on aurait pu prendre d’autres écrivains. Les lecteurs de Jean Chesneaux4 demanderaient sans doute : « Pourquoi pas Jules Verne? S’il n’a pas eu le prix Nobel, c’est néanmoins un auteur de la stature de Kipling, alors que Paul d’Ivoi… ». Le choix de Paul d’Ivoi n’est pas dû au hasard: il est de la même génération que Kipling, n’étant que de neuf ans son aîné, et son roman sans doute le plus nettement anti-impérialiste, Le Docteur Mystère (1900), se passe en Inde, là où Kipling est né, a commencé sa carrière et situe nombre de ses textes les plus célèbres. L’opposition entre les deux hommes se place donc sur un terrain commun. Leur regard sur ce terrain est cependant très différent, et là commence cette opposition, même s’il ne s’agit pas de prime abord d’un antagonisme.

5L’Inde de Kipling est vue dans sa vie quotidienne par des gens qui en sont des habitués. Des Anglais y arrivent souvent d’Europe, mais ce n’est jamais leur point de vue qui est adopté, tout au plus nous est-il présenté, de façon très extérieure, par des Anglais des Indes, Kipling en personne, même s’il ne s’identifie pas toujours explicitement, ou l’un de ses amis soldats. Dans Le Docteur Mystère, en revanche, le narrateur impersonnel suit ses personnages, d’Aurangabab à l’Afghanistan, et sa vision est celle d’un guide touristique; à la recherche dans la vallée du Gange d’un fakir qui pourrait les éclairer sur l’origine précise d’Anoor, qui née en Inde l’a quittée trop jeune pour en avoir plus que de très vagues souvenirs, les héros sont d’ailleurs désignés par l’expression « les touristes »5,a. Anoor n’est pourtant pas la seule Indienne parmi eux: le héros éponyme, le docteur Mystère, est « le dernier des princes de Rundjee »b, lesquels « sont célèbres dans le Pendjah, le Sindhi, le Radjpoutana. Leur histoire est celle de la patrie hindoue elle-même. Partout où l’on combattit les Anglais, les Afghans, les Persans, les brahmes, cette race illustre fut à la bataille, répandant sans compter son sang et son or »c. Mais Mystère mérite bien son (sur)nom: ce qu’on apprend de lui, on ne l’apprend qu’à la fin, en deux chapitres où l’on ne suit pas la vie quotidienne de sa famille (celle d’une famille de princes serait-elle d’ailleurs très caractéristique?), mais la succession des assassinats dont elle fut victime, et auxquels lui-même échappa de justesse.

6Rien donc dans Le Docteur Mystère sur les épidémies de choléra si présentes dans l’Inde de Kipling6, sur les fièvres qui ravagent les régiments7, sur la mortalité infantile8. Les seuls habitants des Indes dont la vie quotidienne nous est un tant soit peu présentée sont des représentants de l’administration britannique, et ce qui en est dit, au-delà de généralités vagues auxquelles l’œuvre de Kipling donne chair (« la monotonie habituelle de la vie de garnison à Aurangabad »d), relève manifestement de la caricature. Nous rencontrons tout d’abord les « époux Ellick Glass, commissaires spéciaux assermentés du gouvernement britannique à Cheïrah », qui, en raison de la chaleur du climat, « se déplaçaient le moins possible, par hygiène, mangeaient énormément, par prudence, et ne fréquentant qu’eux-mêmes, se déclaraient les plus admirables représentants de l’espèce humaine. À ce jeu-là, ils avaient engraissé comme volailles traitées par les gaveuses mécaniques ; leurs mentons triples, leurs joues bouffies, leurs mains épaisses, leurs torses ramassés formaient un grotesque assemblage, et, selon l’expression hardie mais juste du critique, ils n’étaient plus des gens, mais des ventres »e. Plus loin, nous pouvons observer lord Fathen, gouverneur du Pendjah, et son fils Téobald (à l’âge de cinq ans, il se prénommait Claudius f. Mais pour quelque obscure raison, il a changé de prénom en vieillissant). Lord Fathen se plaint certes de ce que « en vérité, le climat hindou est bien le plus débilitant qui se puisse rêver »g ; mais avec sans doute une part d’inconscience, Téobald constate que les Indiens « se rient de la chaleur, et ils bavardent aussi tranquillement que s’ils jouissaient du climat tempéré des bords de la Tamise »h. Les deux hommes eux-mêmes ne souffrent pas trop de cette chaleur, « paresseusement » installés dans un « somptueux bureau », « vautrés dans des fauteuils d’osier », « tandis qu’un panka de toile actionné par un fil électrique se balan[ce] incessamment au-dessus de leurs têtes »i. Même s’ils ne sont pas dépeints comme aussi volumineux que les époux Ellick (le jeune français Cigale s’adresse néanmoins à lord Fathen en l’appelant : « mon gros Anglais »j), comme eux ils semblent ne penser qu’à manger ; dans leur conversation d’oisifs, c’est tout naturellement que le fils propose: «Ne croyez-vous pas, cher père, qu’un refreshment nous ferait grand bien ? », et que le père l’approuve avec enthousiasme. Or il faut savoir que « un refreshment n’est pas ce que nous appelons un rafraîchissement. Il se compose en général de roast-beef, d’œufs, de poisson fumé, le tout abondamment arrosé de bière et de porto »k.

7L’opposition, entre les détails précis d’une peinture réaliste et les gros traits d’une caricature simpliste, peut pour l’instant sembler à l’avantage de Kipling. Mais un guide touristique a aussi ses qualités. La lecture du Nobel britannique ne nous apprend rien sur l’histoire de l’Inde avant la révolte des Cipayes, dont la date n’est d’ailleurs pas précisée (1857, nous informe Paul d’Ivoi); celle du feuilletoniste français nous en dresse un panoramique, certes rapide, mais vaste, puisqu’il remonte à « l’année même où Socrate buvait la ciguë »l. Cet historique n’est pas vain: il nous montre que l’Inde n’a pas attendu « l’année 1806 [qui] ouvre Delhi aux Anglais »m pour être un pays de haute civilisation. Chez Kipling, en revanche, les Indiens apparaissent tous comme des sauvages, ce qui ne les empêche pas d’être souvent sympathiques. Même ceux qui donnent l’impression d’avoir adopté « sans réserves le progrès à l’Anglaise » gardent en eux quelque chose de primitif, qui finira par ressortir un jour ou l’autre. Purun Dass en est le meilleur exemple, qui, après avoir été « premier ministre d’un des États indigènes semi-indépendants du Nord-Ouest », « reçu docteur honoris causa d’universités savantes », « fait chevalier commandeur de l’ordre de l’Empire des Indes » et avoir prononcé « un discours que peu d’Anglais auraient pu surpasser », adopte du jour au lendemain « la sébile et la robe ocre du sunnyasi, ou saint homme »9.

8L’histoire n’est pas le seul domaine dans lequel le romancier français est plus instructif que l’écrivain anglais. Ainsi voit-on bien, quand on lit Kipling, que de nombreuses religions coexistent en Inde; mais elles font partie de la toile de fond, une toile de fond qui n’a pas besoin d’être explicitée. Paul d’Ivoi est beaucoup plus pédagogique :

Au milieu de l’inextricable confusion des sectes religieuses qui se partagent la grande péninsule asiatique, trois religions surtout ont rallié un nombre considérable d’adhérents :
Le brahmanisme, avec sa trinité védique: Brahma, créateur du monde; Vishnou, conservateur des choses, et Siva ou Çiva, destructeur. Le bouddhisme, ou doctrine de Cakiamouni, surnommé Bouddha, c’est-à-dire “l’Éclairé”, dont le dogme capital est l’affirmation du libre arbitre de l’homme.
Le mahométisme sunnite, religion réformée de Mahomet.
Sur les 272 000 000 d’habitants que compte l’Inde, 189 000 000 sont brahmanistes, 55 000 000 musulmans, 12 000 000 environ bouddhistes ; les 16 000 000 restants se subdivisent en une infinité de petites Églisesn.

9J’interromps provisoirement cette longue citation pour attirer l’attention sur sa suite, qui va nous conduire à l’un des cœurs10 de notre propos, l’anti-impérialisme de Paul d’Ivoi :

On voit l’importance capitale du brahmanisme.
Or cette religion est celle qui convient le mieux à des conquérants, car elle est la religion de la lâcheté. Elle interdit à ses adeptes de verser le sang, même pour se défendre; elle proscrit toute idée militaire. Aussi l’immense majorité du peuple hindou forme-t-elle un troupeau d’esclaves, prêt à subir la domination de la première nation guerrière venue.
Les musulmans ou mahométans, au contraire, sont toujours disposés à prendre les armes pour reconquérir leur indépendanceo.

10Remarquons au passage une certaine convergence, en ce qui concerne les faits bruts, entre Paul d’Ivoi et Kipling. Les musulmans, indique le premier, sont toujours (et tous, peut-on supposer) disposés à prendre les armes pour leur indépendance. Le second ne va certes pas si loin. Pour lui, tous les musulmans ne sont pas tous des ennemis des Anglais: on en rencontre qui travaillent pour eux dans Kim11. Mais il semblerait du moins que tous les ennemis indiens qu’ont à craindre les Anglais soient musulmans. Kipling en effet ne nous présente que deux exemples d’hostilité indienne à la présence anglaise en Inde, ce qui est maigre: marque que pour lui cette hostilité est peu répandue. Si l’un de ces deux exemples, Khem Singh, n’est pas musulman, alors qu’il a combattu les Anglais « en ’46, quand il était tout jeune guerrier; [qu’]il a recommencé en ’57, et [qu’]il a encore fait une tentative en ’71 » et, qu’en « homme qui a de la suite dans les idées », il ne demande qu’à recommencer, c’est que son combat appartient au passé12. L’histoire de ses luttes suffit à l’indiquer, c’est maintenant (vers 1888) un vieillard, qui a certes encore suffisamment de contacts pour s’évader du Fort Amara, où les Anglais le retiennent prisonnier, mais ne parvient pas une fois libre à trouver des hommes prêts à le suivre, au point qu’il finit par réintégrer de lui-même son lieu de détention. Les musulmans, eux, sont toujours redoutables, et on frémit en lisant la lettre que l’un d’entre eux, Shafiz Ullah Kahn, écrit à son « frère » Kazi Jamal-ud-Din, tant elle manifeste de haine et de mépris pour qui n’adore pas le Prophète, de désir de domination, de froid calcul mis au service de ce désir, de ce mépris et de cette haine13. Sans doute Kipling frémit-il moins que son lecteur: car s’il ne saurait approuver la haine de la Grande-Bretagne, il partage avec Shafiz Ullah Kahn la haine de la démocratie et du libéralisme politique. Il n’en reste pas moins que, pour lui, l’hostilité à l’Angleterre ne peut être le fruit d’une noble aspiration à la liberté, à l’émancipation des peuples et à la reconquête de l’indépendance.

De là, pour les Anglais, une politique simple: favoriser les brahmes, leur donner toutes facilités pour exploiter la crédulité populaire, et affaiblir autant que possible la puissance des États musulmans.

Conséquence : les brahmes sont les protégés du vice-roi de l’Inde p.

11Le texte est sévère pour les adorateurs de Brahma, et plus encore pour leurs prêtres: car si leur religion encourage la lâcheté, interdisant aux fidèles de « verser le sang, même pour se défendre », les brahmes (ou tout au moins l’un d’entre eux, mais il est particulièrement influent, Arkabad, « l’élu des brahmes »q) ne reculent devant aucun assassinat pour affermir leur pouvoir et accroître leur fortune (« Les brahmines reçoivent volontiers les présents, mais ils sont peu disposés à en faire »r). Ce sont eux qui ont exterminé la famille de Mystère et celle d’Anoor. Les coutumes les plus barbares, auxquelles « les Anglais [font] de louables efforts » pour s’opposer s (il faut leur en donner crédit), celles qui consistent à dresser les bûchers pour les veuves à la mort des époux, à égorger les filles qui ne « peuvent augmenter la richesse de la famille », ces coutumes n’existaient pas « aux temps lointains, où les brahmes n’étaient pas les maîtres »t. Aussi n’est-ce que « au jour où le brahmanisme [sera] vaincu par l’idée de patrie, la conscience nationale éveillée dans le cœur des Hindous » que « l’immense presqu’île asiatique [deviendra] libre et [reprendra] son essor vers les glorieuses destinées annoncées au début de son histoire »u.

12Au regard de cette sévérité à l’égard des brahmes, on serait presque tenté de minorer le rôle des Anglais, voire de le considérer comme bienfaisant. Ne combattent-ils pas après tout, on vient de le voir, les traditions les plus sanglantes, étrangères à l’esprit indien véritable? Cette indulgence serait une erreur car, fondamentalement, ils s’entendent main dans la main avec les brahmes pour maintenir les hindous dans l’ignorance, meilleure alliée de l’oppression: «prêtres de Brahma et soldats de l’Angleterre sont associés pour pressurer l’infortunée nation hindoue »v. Les Anglais peuvent apparaître comme les « domestiques »w des brahmes, mais il n’en est rien: les uns et les autres sont au même niveau. C’est pourquoi le docteur Mystère annonce à un fakir qui lutte à ses côtés: «L’heure est proche où les brahmes, ces tyrans complices des oppresseurs de l’Inde, seront abattus »x. Le rapport des brahmes aux Anglais est donc bien un rapport de complice à complice, d’égal à égal.

13Paul d’Ivoi, d’ailleurs, n’est pas constant dans la dénonciation des méfaits des brahmes: dans Le Sergent Simplet (1895), dont une petite partie se passe en Inde, on apprend bien que c’est « le brahmanisme, la croyance en la métempsychose [qui] rendent [les Hindous] respectueux de la vie des moindres animaux » et les empêchent « d’exterminer les cent mille Anglais qui détiennent la fortune de l’Inde »14, mais les brahmes n’y apparaissent pas pour autant comme des tyrans cyniques. Les Anglais seuls y suffisent au malheur de l’Inde, ce sont eux les responsables des famines qui « chaque année où la récolte n’est pas superbe » détruisent « un tiers de la population », famines qu’ils cachent, car « ils ne disent pas que lorsque des millions d’hommes râlent d’inanition, ils exportent les mêmes quantités de céréales. Il ne faut pas que leur commerce souffre »15. Tout ce qu’ils cherchent, en Inde comme ailleurs, c’est à « confisquer commercialement »16 les peuples.

14Aussi les Afghans (au nord-ouest de l’Inde), qui leur ont infligé une sanglante défaite en 1842, vouent-ils aux Anglais « une haine incoercible »y, et jouent-ils dans tous leurs villages une pièce17 qui nous apprend que ces derniers avaient commencé par envahir leur pays, détruire leurs récoltes, leur imposer, à la place de leur dirigeant légitime, un prince à la solde de l’Angleterre… Dira-t-on que l’Afghanistan est trop proche de l’Inde (chez nos deux auteurs de référence, les aventures indiennes se poursuivent naturellement en Afghanistan), qu’il ne faut pas généraliser du comportement des Anglais dans une partie de la planète à leur comportement sur l’ensemble du globe? Mais la présence d’une famille recomposée anglo-hollandaise fournit à Paul d’Ivoi l’occasion d’exalter « le fier courage avec lequel le petit peuple boer, à peine de 300 000 âmes, se leva sous la conduite de son vieux président Kruger, en jurant de mourir plutôt que de subir la domination britannique »z. Non, les Anglais sont les mêmes partout. Aussi suffisait-il, dans La Capitaine Nilia (1898) qu’ils subissent une défaite retentissante en Égypte pour que fût « marquée la fin du cauchemar que l’Angleterre, colosse aux pieds d’argile, avait si longtemps imposé au monde. […] Une formidable révolte avait soulevé l’Inde. En huit jours, tous les Anglais avaient été massacrés. L’Australie, le Cap, le Canada, déclinant les traités de fédération qui les unissaient à la Grande-Bretagne, s’étaient déclarés indépendants. Les Noirs des territoires du Niger, de Sierra Leone, s’étaient soulevés, avaient incendié les comptoirs des marchands anglais »18. Remarquons qu’en ce qui concerne l’Inde, les brahmes ne sont pas mentionnés: même s’ils s’appuient sur eux, les Anglais sont bien l’élément déterminant de l’oppression, puisque leur affaiblissement en Égypte suffit à leur faire perdre l’Inde. Mais laissons là La Capitaine Nilia, car les attaques à l’égard de l’impérialisme britannique y sont si nombreuses que la place manquerait pour les mentionner toutes.

15Continuons notre route en revenant à cette pièce que jouent les Afghans pour relater « les fastes de leur glorieuse campagne de 1842 »aa. On y voit les Anglais traiter de “bandits”, comme le font tous les envahisseurs, les combattants afghans qui luttent pour libérer la terre de leurs pères. C’est cette même attitude qu’observe Paul d’Ivoi pour les Anglais en Inde. Il prend en effet la défense des Thugs, et des Compagnons de Siva-Kâli :

En Europe, on a vu, en ces groupes, des associations de bandits, et les Anglais ont soigneusement entretenu cette croyance, qui justifiait la cruauté des représailles exercées par eux.

16Observons au passage qu’ici il n’est bien question que de la cruauté des seuls Anglais, et pas de celle des brahmes.

En réalité Thugs ou Compagnons formaient des sociétés secrètes d’hommes énergiques, qui aspiraient à la liberté et cherchaient à galvaniser l’Inde brahmanique, en lui montrant que l’on pouvait se venger des Anglais sans livrer des batailles rangées perdues d’avance.
À l’époque où les sujets britanniques et leurs partisans étaient immolés par centaines, des Français: Bouvel, Vézille, Arlent, parcoururent l’Inde, sans escorte, sans armes. Arrêtés parfois par des bandes Thugs ou des détachements de Compagnons de Siva-Kâli, ils furent toujours remis en liberté après une rapide enquête, au cours de laquelle on les traitait au mieux.
Leur témoignage démontre que les “bandits” étaient simplement des hommes de liberté, réduits à la guerre de ruses, d’embûches, par l’impossibilité de lutter au grand jour contre les troupes britanniques ayant la double supériorité de l’armement et de la discipline.
Patriotes de France, soyons cléments à ces égarés du patriotisme hindou bb

17En somme, pour Paul d’Ivoi, il n’y a pas en Inde de bandits, seulement des patriotes combattants de la liberté. L’opposition est ici frontale par rapport à Kipling, qui nous présente non pas même les Thugs mais les tribus qui guerroient contre les Anglais comme de vulgaires brigands, intéressés surtout par les bénéfices qu’ils peuvent tirer de leurs actions19. Qualifier les rebelles de bandits est, c’est bien connu, une habitude des puissances impérialistes : on en trouve un autre exemple chez le romancier français en la personne du capitaine Stiggs, des forces d’occupation américaines aux Philippines, qui traite les rebelles philippins de « bandits qui se décorent du titre d’insurgés »20, alors que l’auteur lui-même est lyrique pour nous présenter leur combat: «C’est la protestation incessante d’un peuple esclave qui veut être libre. Ce cri, que rien ne saurait étouffer, soufflette la face de l’univers égoïste qui ne veut pas entendre; ce cri accumule les colères de l’Infini »21. On sait que c’est justement pour soutenir la colonisation des Philippines par les Américains que Kipling a écrit « Le Fardeau de l’homme blanc ».

18Les analyses géopolitiques des deux écrivains se rejoignent pourtant : les espions qu’affrontent Kim, qui dressent des relevés topographiques pour préparer l’entrée en Inde de troupes russes hostiles à l’Angleterre, sont un Français et un Russe; le docteur Mystère a sous ses ordres des Français — un titi parisien et des matelots bretons — et livre pour finir à un général russe « les photographies topographiques qu’un dispositif de [s]on invention prenait automatiquement pendant que [s]a machine parcourait le trajet de Quettah-Kandahar », lui-même ayant « levé la ligne de Caboul ». Il a en effet « préparé l’invasion de l’Inde par les Russes »cc. Mais il n’est pas pour autant au service des Russes, ce sont les Russes qui sans le savoir préparent l’avenir qu’il annonce et auquel il travaille: «les armées russes inondant à leur tour l’Inde brahmanique par les gorges de Caboul, les envahisseurs se succédant » doivent précéder le réveil national indien et la libération de l’Inde dd.

19Nous en arrivons là au deuxième cœur de notre propos: si le docteur Mystère peut commander à des Français, s’il se sert des Russes plus qu’ils ne se servent de lui, c’est qu’il leur est supérieur par sa science. Le lecteur attendait peut-être le mot technologie. On a préféré utiliser “science” qu’emploie Paul d’Ivoi, mais il n’y a pas de différence chez lui entre science et technologie22. (On peut du reste soutenir que c’est le propre de la science moderne telle qu’elle s’est développée depuis Galilée et a été théorisée par Bacon23.que cette alliance du savoir et du savoir-faire, de la science et de la technologie, dont l’aboutissement naturel est la technoscience du XXe siècle).

20Le docteur Mystère maîtrise parfaitement la science, et Paul d’Ivoi peut à l’occasion le désigner par le nom: « le savant »ee. D’une part, apparemment, il connaît mieux que les brahmes eux-mêmes la science indienne, qui est une science véritable: « Le magnétisme, cette science qui balbutie encore dans nos pays d’Occident, fut connue dès la plus haute Antiquité par les castes sacerdotales. C’est grâce à lui qu’ils simulèrent ces prodiges inexplicables qui aujourd’hui encore, déroutent nos savants »ff. En effet, c’est bien à elle qu’il semble faire appel dans l’une des épreuves qui l’oppose à un brahme: le brahme, «par l’effort de [sa] volonté magnétique »gg, fait dépérir un hortensia. Mystère rend la vie à la plante, et ni lui ni Paul d’Ivoi ne donnent à ce tour de force la moindre explication empruntée à la science occidentale. Pourtant, Mystère n’est habituellement pas chiche en de telles explications, il dispense par exemple au jeune Cigale des leçons sur les unités électriques hh et sur la propagation des rayons X ii. Car il a fait plus que suivre le conseil que sa mère donnait à ses frères: «Il est bon que vous appreniez les choses qui assurent la puissance des peuples d’Occident. Un jour, peut-être proche, vous aurez à lutter pour l’indépendance de votre pays. Pour vaincre, il vous faut devenir les égaux des oppresseurs »jj. Cette citation ne précise pas quelles sont ces choses à apprendre. Mais on peut comprendre que la technologie fait partie de ce qui assure la puissance des peuples d’Occident (c’est elle qui permet de fabriquer ces armes qui manquent aux rebelles philippins comme aux nationalistes de l’Inde), même si elle n’y suffit pas: manquent aussi, on l’a vu, la discipline, et la fortune, qui permet de fabriquer ou d’acheter les armes. En tout cas, la mère de Mystère ne considérait pas que la technologie ne pouvait servir que les oppresseurs.

21Son fils prouve qu’elle avait raison; il n’a pas renoncé à la lutte pour la Liberté, et il a pourtant bien dû étudier la science de l’Occident (même si on ne sait quand ont eu lieu ses études), au point que l’élève a dépassé ses maîtres: il a conçu une demeure-voiture électrique en aluminium (alors que la première usine productrice d’aluminium date seulement de 1887), bien plus perfectionnée que les rares automobiles qui existent alors, et sa connaissance des rayons X lui a permis de la doter d’armes qui suscitent la convoitise des Anglais, de sorte qu’ils tentent de s’en emparer kk. Mais ils peuvent bien la saisir administrativement, ils sont incapables d’en utiliser même les dispositifs les plus simples, comme un distributeur électrique de boissons, « simple perfectionnement des distributeurs automatiques que l’on rencontre à chaque pas en Europe » ll : quand Ellick Glass appuie sur le bouton, au lieu de recevoir dans son verre la boisson fraîche souhaitée, il reçoit un seau d’eau sur le crâne mm (l’honnêteté oblige à reconnaître que Mystère a préalablement trafiqué les commandes). Un lieutenant du génie, ingénieur anglais qui serait pour Kipling un héros technicien24, est incapable d’actionner l’automobile et d’en trouver les moteurs. Et son incapacité n’est pas due à sa nationalité anglaise; c’est un véritable ingénieur : « Comme tout ingénieur véritable, l’officier du génie enrageait de ne pas trouver la formule de mise en marche de la maison ». Paul d’Ivoi nous suggère même par une comparaison qu’un polytechnicien n’aurait pas fait mieux : « s’il avait eu à s’expliquer sur cet objet devant une assemblée savante, il eût déclaré avec l’aimable désinvolture d’un fils de l’X en défaut que cela ne pouvait pas marcher » nn. Ce qui pour le romancier français sépare un savant d’un ingénieur, ce n’est pas que le premier fait du travail théorique là où le second fait du travail pratique, c’est que le premier, grâce à sa théorie supérieure, est capable d’innover, là où le second ne fait qu’appliquer ce qui est déjà connu.

22Kipling est impressionné par la Télégraphie Sans Fil mais, grâce à sa maîtrise des ondes électriques, Mystère arrive à faire bien mieux que la dite TSF, puisque améliorant le téléphone, et même le téléphote qui n’existe pas encore de son temps (qui transmet les images comme le téléphone les sons), il n’a pas besoin d’émetteur pour tout capter d’une conversation qui se tient loin de lui, à 12 kilomètres 500 mètres (son appareil indique aussi la distance) oo. La technologie au service de la libération des peuples est donc supérieure à celle des oppresseurs. Si l’on voulait faire du marxisme sommaire, on dirait que l’impérialisme, stade suprême du capitalisme, entrave le bon développement des sciences et des techniques, et qu’une technologie au service de l’émancipation de l’humanité dépasse nécessairement une technologie au service de son asservissement. Mais ce serait aussi peu sérieux que le pseudo-syllogisme par lequel on a commencé. Que la technologie du docteur Mystère dépasse celle des impérialistes anglais ne prouve rien. En revanche, qu’elle lui serve dans sa lutte va permettre de conclure: on ne peut imaginer un roman qui nous présenterait un célibataire marié (qui resterait célibataire alors même qu’il est marié), parce que par essence un célibataire est un homme non marié. Même si le docteur Mystère est un personnage de fiction, qu’il mette la technologie au service de la libération de l’Inde montre bien qu’il est possible sans contradiction de concevoir une technologie libératrice (c’est après tout la vision qu’en avaient assez largement les philosophes des Lumières), que la technologie n’est pas impérialiste par essence. Ce qui n’interdit pas, bien sûr, de chercher s’il n’y aurait pas en elle certains éléments qui la rendraient naturellement complice de l’utilisation néfaste qui en a trop souvent été faite, pour l’en purger.

23Mais ceci est une autre histoire.

Jean-Luc Gautero

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Notes de bas de page numériques

1  Plus connu sous le nom d’Unabomber.

2  J. Habermas, La Science et la technique comme “idéologie”, Gallimard, 1973.

3  En tout cas, de l’impérialisme britannique, le plus cher au cœur de Kipling.

4  J. Chesneaux, Jules Verne. Une lecture politique, Maspero, 1971.

5  Les indications de page et de chapitre correspondant aux citations du Docteur Mystère sont regroupées à la fin de l’article, et appelées par une lettre.

6  Voir par exemple dans Simples contes des collines, « La Fille du régiment » (I 153-158) et « De vive voix » (I 235–239) ; dans Les Handicaps de la vie, « Faute de bénédiction nuptiale » (I 1157–1182). (Toutes les références de cet article à la prose de Kipling sont tirées de l’édition de la Pléiade. Le chiffre romain renvoie au volume, et les chiffres arabes aux pages). Du reste, Paul d’Ivoi, lui, ne semble pas prendre le choléra très au sérieux. Dans Les Cinq sous de Lavarède (1894), même s’il le qualifie de « terrible ennemi envoyé par l’Asie conquise à l’assaut de l’Europe victorieuse » (p. 452), il en tire plutôt un effet comique. Il est vrai que « personne n’a la maladie, mais que tout le monde en a peur » (Ch. XXIX, « France ! » ; J’ai Lu, 1983, p. 447).

7  Voir par exemple « Simple sous-lieutenant », in Wee Willie Winkie et autres récits (I 603–618).

8  « Quand y avait pas d’mioche qui naissait, y en avait un qui mourait, vu que si maint’nant les gosses meurent comme des moutons, en c’temps là, y tombaient comme des mouches » ; « La Fille du Régiment » (I 154).

9  « Le Miracle de Purun Bhagat », in Le Second Livre de la jungle (II 461–475).

10  À qui croirait voir là une négligence de style car, ayant la mauvaise habitude de fréquenter exclusivement des humains, il trouverait choquant de ne pas parler du cœur, rappelons que le docteur Who, qui comme le docteur Mystère tire son (sur)nom de l’ignorance dans laquelle ses interlocuteurs sont de son nom véritable, a deux cœurs.

11  Mahbub Ali, le premier contact de Kim avec le Grand Jeu, est « inscrit dans l’un des registres tenus sous clé du Service topographique de l’Inde sous le matricule C.25.1.B » ; Kim (III 25).

12  « Contre le rempart », in Trois hommes de troupe (I 500–524).

13  « Un point de vue sur la question », in Tours & détours (II 58–75).

14  Le Sergent Simplet, Combet (s.d.), p. 242, XX.

15  Ibid.

16  Par opposition aux Français. « Les colonies françaises deviennent françaises » parce que les Français entreprennent « la conquête morale des peuples » (id). On pourrait objecter que l’anti-impérialisme de Paul d’Ivoi est trop sélectif pour être honnête. Mais ceci est une autre histoire.

17  « La Grande victoire », pp. 280-288, 2 VIII.

18  La Capitaine Nilia, p. 443, 2 XI (J’ai Lu, 1982).

19  C’est particulièrement net dans «Le Chef du district», in Les Handicaps de la vie (I1132–1157), et dans «La Légion disparue», in Tours & détours (II141–153).

20  Le Serment de Daalia, Combet (s.d.) , p. 346, 2 VI.

21 Ibid., p. 320, 2 V.

22  J’ai ailleurs développé cette idée un peu plus qu’il n’est possible de le faire ici. Voir J.-L. Gautero, «De Jules Verne à Paul d’Ivoi», in Actes du 119e congrès des sociétés historiques et scientifiques, Amiens, 1994, pp. 153–158.

23  Francis Bacon (1561–1626), à ne pas confondre avec Roger Bacon (1214–1294), qui se trouve être le héros d’une nouvelle de Kipling, «L’Œil d’Allah ».

24  À vrai dire, il n’y a pas de lieutenant du génie, parmi les héros de Kipling, mais il y a un ingénieur des travaux publics, dans « Les Bâtisseurs de ponts ».

Annexes

Références au Docteur Mystère
Notes de fin littérales

La page indiquée correspond à l’édition J’ai Lu (1983) ; la partie et le chapitre sont également précisés pour qui disposerait d’une autre édition.

(a)

p. 93, 1 VI

(b)

p. 410, 2 X

(c)

p. 411, 2 X

(d)

p. 33, 1 III

(e)

pp. 161-162, 1 X

(f)

p. 108, 1 VII

(g)

p. 267, 2 III

(h)

p. 266, 2 III

(i)

p. 265, 2 II

(j)

p. 277, 2 III

(k)

pp. 266-267, 2 III

(l)

p. 91, 1 VI

(m)

p. 92, 1 VI

(n)

p. 34, 1 III

(o)

p. 34, 1 III

(p)

p. 34, 1 III

(q)

p. 135, 1 VIII

(r)

p. 428, 2 X

(s)

p. 427, 2 X

(t)

p. 117, 1 VIII

(u)

p. 116, 1 VIII

(v)

p. 88, 1 V

(w)

p. 268, 2 III

(x)

p. 72, II V

(y)

p. 378, 2 VIII

(z)

p. 109, 1 VIII

(aa)

p. 388, 2 VIII

(bb)

pp. 94-96, 1 VI

(cc)

pp. 470-471, 2 XII

(dd)

p. 116, 1 VIII

(ee)

par ex. : p. 60, 1 III

(ff)

p. 158, 1 IX

(gg)

id.

(hh)

p. 140, 1 VIII

(ii)

pp. 78-82, 1 V

(jj)

p. 433, 2 XI

(kk)

p. 100, 1 VI

(ll)

p. 49, 1 III

(mm)

p. 169, 1 IX

(nn)

p. 184, 1 XI

(oo)

pp. 131-133, 1 VIII

Pour citer cet article

Jean-Luc Gautero, « La technologie contre l’impérialisme – Paul d’Ivoi contre Rudyard Kipling », paru dans Sciences et Fictions, Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique, Session 4, La technologie contre l’impérialisme – Paul d’Ivoi contre Rudyard Kipling, mis en ligne le 22 avril 2010, URL : http://revel.unice.fr/symposia/scetfictions/index.html?id=532.


Auteurs

Jean-Luc Gautero

Logicien et épistémologue, CRHI, Université de Nice-Sophia Antipolis, jgautero@free.fr