Sciences et Fictions |  Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique | Session 4 

La technologie est-elle impérialiste ?

p. 106-112

Index

Thématique : A.B.C. , Actions & Reactions, Brahma, concurrence, consommateur, créateur d'empire, Debits & Credits, démesure, dialogues, DVD, dystopie, Ellul (Jacques), Empire (britannique), espace composite, fiction spéculative, guerre, Habermas (Jürgen), héros, imaginaire scientifique et technique, Inde, L'Enfance de l'air, L'Homme qui voulut être roi, Le Navire qui trouva sa voix, Les Bâtisseurs de ponts, Lumières (XVIIIe), Mercier (Louis-Sébastien), métaphore, métatextualité, monopole, objet technique, Occident, Orient, passage de témoin, prototype, race, rationalité, Souvestre (Emile), utopie

Plan

Texte intégral

1Le modérateur souhaite illustrer le thème de la session par un exemple concret : l’évolution des technologies de reproduction audiovisuelle. Depuis le disque vinyle jusqu’au dvdBlu-ray”, Roland Wagner se propose de montrer comment l’évolution technologique accompagne, en réalité, une volonté impérialiste sur le plan industriel. Ainsi, son “inventeur”1, le géant industriel Philips a présenté aux consommateurs l’arrivée du cd, en 1983-84, comme une révolution technique, un progrès décisif dans la qualité de l’écoute. Or cette revendication a poussé les mélomanes à racheter l’intégralité de leur audiothèque. En somme, les consommateurs ont été sommés de payer pour ce qu’ils avaient déjà. Certains albums ont été rachetés jusqu’à cinq fois sur une trentaine d’années! En 1995, alors que le cd, remplaçant la cassette magnétique analogique (K7), était devenu le support le plus courant, Philips tente de renouveler le saut avec un nouveau support : le dcc (cassette numérique). Échouant à conquérir le public, le géant industriel revend son catalogue musical pour lancer, à grand renfort de publicité, le premier graveur de cd de salon. Aujourd’hui, le nombre de cd domestiques est largement supérieur à celui du nombre de cd préenregistrés. Il en va de même pour les supports audiovisuels, comme l’atteste le passage du Bétamax à la vhs, puis au dvd. Plus récemment, la “guerre des formats” de la haute définition numérique s’est (provisoirement) soldée par la victoire du “Blu-ray” de Sony sur le “hd-dvd” de Microsoft, Intel, NEC et consorts.

2Les caractéristiques principales de l’impérialisme étant, selon Roland Wagner, la conquête de nouveaux territoires et une volonté d’expansion et de contrôle, il ne voit guère de différence entre l’impérialisme politique, qui concerne des peuples, et l’impérialisme industriel, illustré par ce jeu concurrentiel, qui porte sur des brevets. Dans les deux cas, la technologie est aujourd’hui utilisée comme un instrument de domination. Qu’elles soient commerciales ou territoriales, les guerres  ont les mêmes visées, impérialistes en essence. Le modérateur évoque toutefois un aspect complémentaire : pour la première fois, grâce à l’internet et aux réseaux “peer to peer”, la technologie fait par ailleurs en sorte que la diffusion soit libre, dans une évolution totalement non-impérialiste qui s’appuie sur le succès de la diffusion musicale entre internautes.

De l’abus de technologie dominante ?

3Yannick Rumpala est l’un des premiers à réagir : il est difficile de dissocier l’industrie et la politique. C’est en réalité la notion de monopole qui lui paraît centrale dans l’œuvre de Kipling, la place de la technologie dans un contexte politique impérial et dans une contexte économique capitaliste. Il évoque Le Système technicien (1977) de Jacques Ellul, ainsi que l’œuvre maîtresse de Jürgen Habermas, en évoquant la diffusion contemporaine d’une idéologie techniciste censée non seulement justifier, mais pérenniser le système capitaliste, afin d’écouler la production technique dans un monde où celle-ci est devenue une banalité. Mais Éric Picholle rappelle que ce n’est pas le contexte dans lequel s’inscrit Kipling : ce dernier écrit précisément au moment où la technique explose et où la valeur d’un objet technique, un pont par exemple, est telle que, même si elle provoque des pertes humaines, sa fabrication est assurée. Aujourd’hui, nous ne sommes plus dans une logique de fabrication mais de productivité : une seule heure de travail facturée par un réparateur excède la valeur propre de nombreux objets qui, de préférence, seront remplacés.

4La technologie n’est jamais en soi impérialiste : c’est la façon dont elle est employée qui peut l’être. Le lien entre impérialisme et technique ne peut donc être analysé qu’au vu d’ordres de grandeur économiques : une production de masse, à l’échelle globale, induit des effets dans le champ de la communication, culturelle, civile et/ou militaire. Elle implique de nombreux acteurs concurrents, et donc des stratégies industrielles qui font de l’objet technique un instrument de domination. En revanche, le même objet, au stade du prototype ou de la production locale, n’induit sauf exception aucun comportement de type impérialiste.

La technique civilisatrice

5Roger Bozzetto évoque la figure du “créateur d’empire” chez Kipling et rappelle que ce dernier associe fréquemment l’emploi de la technique à une mission civilisatrice. Aux Indes, les Anglais transmettent, rénovent, créent de nouvelles infrastructures, etc. Kipling joue largement sur ce ressenti des Anglo-indiens. Ses héros se perçoivent comme des civilisateurs. À ce titre, L’Homme qui voulut être roi constitue un magnifique contre-exemple : s’il entreprend bien de fédérer certains peuples autochtones, Daniel Dravot cherche seulement à les exploiter.

6À travers la mise en avant de la technique, il y a également chez Kipling, rappelle Daniel Tron, une théorisation sous couvert de fiction de la supériorité intrinsèque des Anglo-saxons. La qualité du système politique anglais et leur impressionnante maîtrise technique reposent sur une prédisposition d’ordre génétique : Kipling fusionne race et culture. Sa peur viscérale du “mélange des races” est aussi une peur de l’altération de la noblesse de l’esprit anglais : l’apport d’éléments extérieurs pourrait, à lui seul, provoquer l’effondrement de l’Empire britannique. La question qu’il retient de l’œuvre de Kipling n’est donc pas de savoir si la technique peut sauvegarder l’Empire britannique, mais bien de comprendre comment elle l’a rendu possible. La technique, militaire en particulier, est consubstantielle à l’impérialisme anglais. «Le Navire qui trouva sa voix»en est une métaphore: les plaques, les boulons, les moteurs ne nous parlent pas seulement de la technique de construction d’un bateau à vapeur, mais aussi de la structure complexe de l’Empire britannique, dans lequel les éléments, aussi insignifiants soient-ils, ne doivent jamais céder, car ils ont la responsabilité de la rigidité de l’ensemble, de la pérennité de l’Empire.

7Cette technique de “passage de témoin” se retrouve dans de très nombreux textes de Kipling. Élodie Raimbault évoque la récurrence des “espaces composites” jusque dans la structure de ses recueils de nouvelles, aux titres évocateurs : Actions & Reactions (1909), Debits & Credits (1926). Il s’agit là de “métatextualité”. Simon Bréan propose toutefois une justification sans connotation impérialiste de ce glissement d’un narrateur à l’autre : il n’est pas possible de personnifier une pièce technique de façon trop complexe et l’auteur ne peut donc lui attribuer qu’un nombre limité de déclarations. Le dialogue entre les pièces du navire dynamise son récit et en prépare l’envolée conclusive.  

8Katariina Roubier se demande, à partir de la réflexion de Daniel Tron, si l’œuvre de Kipling ne constitue pas justement une forme de “roman national”, c’est-à-dire une reconstruction romancée, voire magnifiée, de l’histoire d’une nation qui aurait, en étendant ses possessions sur le monde, rempli une fonction civilisatrice, porteuse de progrès. Le roman national, loin de toute érudition, est une construction populaire, qui repose largement sur une confusion entre la légende et les faits historiques.

9« Les Bâtisseurs de ponts » pourrait en fournir un exemple évocateur en ce qui concerne l’Inde impériale : Roland Wagner se demande s’il faut voir dans la confrontation entre le pont et les dieux de l’Inde une sorte d’opposition entre l’Occident (le pont) et l’Orient (les dieux), entre technique triomphante et mystique traditionnelle. Élodie Raimbault s’inscrit en faux : lors de la discussion entre les dieux, la déesse Indra rappelle que le pont fait partie du rêve de Brahma; il n’y a donc pas de réelle différence entre le traitement narratif des dieux et celui du pont. Louis Butin montre que ce n’est pas la démesure des projets humains, ni même l’arrogance de l’impérialisme anglais qui est sanctionnée, mais bien les dieux eux-mêmes qui se désintéressent d’un pont qu’ils auraient pu aisément détruire. Il ne s’agit pas là d’une leçon de morale ou d’une apologie de la puissance de l’Empire qui se fonde sur la rationalité.

Progrès technique et socialisme

10Le débat se porte sur la place de la technique dans les romans du XIXe siècle en général et sur la recherche d’une spécificité kiplingienne dans le traitement même de cette technique dans le récit de fiction. Au XIXe siècle, rappelle Ugo Bellagamba, il y a toute une famille d’auteurs et de penseurs qui ont clairement intégré la science, et par ricochet la technique, comme clef de leur construction imaginaire : les utopistes scientistes, tels que Saint-Simon, Fourier, Cabet, etc. Tous échafaudent des programmes sociaux sous couvert de fiction. Pourtant, il faut bien reconnaître que chez ces auteurs, au contraire de Kipling, le discours prime largement la fiction. Leurs utopies sont à peine voilées d’imaginaire. Si Kipling se distingue d’eux en donnant le primat à la fiction, il les rejoint par une ambition finalement plus politique que réellement technique : ainsi, fait remarquer Aurélie Villers, « L’Enfance de l’air », l’un de ses rares textes spéculatifs, se concentre exclusivement sur l’aspect dystopique de son monde futuriste, contrôlé par l’Aerian Board of Control.

11La première utopie où la technique tient une place essentielle tout en restant inféodée à une véritable spéculation, est L’An 2440 ou Rêve s’il en fut jamais de Louis-Sébastien Mercier, paru en 1771. Toutefois, si Éric Picholle estime que, avec l’Encyclopédie de Diderot et les Lumières en général, la littérature du XVIIIe était plus attentive à la science que toutes celles qui l’ont suivie, Simon Bréan considère au contraire qu’il y a un refus total de la technique au XVIIIe siècle. Roger Bozzetto, enfin, rappelle que la première véritable dystopie date de 1846 : c’est Le Monde tel qu’il sera d’Émile Souvestre.

12Au final, il semble bien que l’articulation entre l’avènement de la technique et le contexte politique se cristallise au XIXe siècle, après 1848 et le “Printemps des Peuples”, lorsque la question industrielle est devenue indissociable de la question sociale. C’est probablement là, avec cette capacité de critique sociale qui n’exclut pas la fascination pour la technique que naît véritablement la science-fiction. La technique se présente alors autant comme un moyen de résoudre cette question sociale, que de la provoquer. Il suffit, pour le comprendre de se référer à deux oeuvres majeures de la deuxième partie du XIXe siècle : Erewhon de Samuel Butler (1872) et Looking Backward d’Edward Bellamy (1888).

Synthèse

13Cette session a permis d’identifier dans les grandes lignes certains rapports que technique et impérialisme entretiennent entre eux, depuis l’époque de Kipling jusqu’à nos jours :

141) La technique se retrouve, tout au long du XIXe siècle, dans des œuvres qui n’ont aucun lien avec l’impérialisme, notamment celles des socialistes utopistes qui lient question sociale et développement industriel.

152) Toutefois, après que le stade du prototype a été franchi et avant que celui de la production ne soit atteint, elle peut devenir un instrument impérialiste, comme en témoigne l’œuvre de Kipling.

Roland C. Wagner

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Notes de bas de page numériques

1  Philips n’hésitait pas à se présenter, dans des publicités de l’époque, comme « l’inventeur du laser ». Les brevets du procédé de lecture laser d’un cd appartenaient en fait au français Thomson.

Annexes

Liste des participants

Yannick Rumpala

Eric Picholle

Roger Bozzetto

Daniel Tron

Elodie Raimbault

Katariina Roubier

Ugo Bellagamba

Aurélie Villers

Simon Bréan

Roger Bozzetto

Timothée et Philémon Rey

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Louis Butin

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Frédérique Chauvin Rey

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Yannick Rumpala

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Pour citer cet article

« La technologie est-elle impérialiste ? », paru dans Sciences et Fictions, Rudyard Kipling et l'enchantement de la technique, Session 4, La technologie est-elle impérialiste ?, mis en ligne le 21 avril 2010, URL : http://revel.unice.fr/symposia/scetfictions/index.html?id=530.


Modérateurs

Roland C. Wagner

Écrivain, Cognac, brain.damage@nerim.net