Sciences et Fictions |  Robert A. Heinlein et la pédagogie du réel |  Heinlein est-il scientiste, rationaliste ou humaniste ? 

Claude Ecken  : 

Heinlein est-il scientiste, rationaliste ou humaniste ?

Index

Thématique : aphorisme , humanisme, Klein (Gérard), mystificateur, philosophie, scientisme, Vancompernolle (Jean), Viêt-Nam

Texte intégral

1portraitminiature

Claude Ecken

Photo A. Arnal

1Vaste interrogation. Voilà longtemps que je n’avais plus lu Heinlein, à l’exception, lors de rééditions, de ses trois principaux romans, ses plus connus en tout cas : Starship Troopers, Révolte sur la Lune et En Terre étrangère. Ces relectures ne rafraîchissent pas seulement la mémoire concernant l’intrigue, mais remettent en perspective les propos d’un auteur, permettent de juger de la résistance au temps de son œuvre. J’ai toujours été surpris de constater combien Heinlein avait vu juste sur un nombre considérable de points.

2Bien des auteurs de science-fiction se contentent de surfer sur l’air du temps en décrivant des futurs reflétant les préoccupations de leur époque, sans distance critique ni mise en forme. Ce sont des avenirs assez consensuels, qui prophétisent moins qu’ils n’exorcisent des craintes, et sont souvent vite datés, à mesure que le problème est réglé ou évacué par la société.

3Ce n’est pas le cas de ceux d’Heinlein, qui a su prendre de la distance.

4Reste que je me sentais peu à l’aise pour animer un tel débat : quand bien même le modérateur n’est pas tenu d’avoir les réponses (il ne le doit pas, en fait, pour ne pas influencer le débat), il lui faut quand même avoir circonscrit un tant soit peu la question et délimité le territoire. Or, je n’étais pas certain de maîtriser tous les pans du débat. Il serait léger de ranger Heinlein parmi les humanistes juste parce qu’il a de l’humour, ce dont un rationaliste ou un scientiste semble a priori incapable. Le sujet demandait davantage de préparation.

5Les souvenirs que j’avais conservés de l’auteur et de ses livres me laissaient dubitatifs. Comment ne pas voir en lui un scientiste sachant que sa femme et lui ont créé la Patrick Henry League pour soutenir les essais nucléaires aux États-Unis ? La recherche semblait primer sur la dangerosité des tests. Scientiste encore, l’homme qui milite pour la recherche spatiale et la conquête de l’espace ? Et peut-on considérer comme humaniste un militaire de carrière soutenant publiquement, dans les pages de Galaxy, la poursuite de la guerre au Viêt-nam ? Ne fait-il pas preuve de rationalisme quand il préconise des solutions radicales dans certaines intrigues, lesquelles sont appliquées impitoyablement, les personnages hésitant à les mettre en pratique étant traités de faibles ou de lâches, accusés en tout cas de compromettre les chances de succès par leur hésitation et leur lenteur à prendre une décision inévitable ? J’avais toujours trouvé certains passages de ses romans d’une dureté que le contexte justifiait bien évidemment, violence que l’auteur commentait aussitôt, ce qui me faisait dire que Heinlein avait conscience de cette violence et qu’il désirait, peut-être, simplement débattre de sa nécessité dans certaines occasions. À l’inverse, peut-on refuser le qualificatif d’humaniste à l’auteur de En Terre étrangère prônant l’amour libre, au libertaire de Révolte sur la Lune, roman dans lequel, précisément, un personnage se définissait comme un anarchiste rationnel, tentative de synthèse dans laquelle Heinlein pourrait se reconnaître ? Bref, il m’était difficile de me faire une opinion.

6D’où une relecture parcellaire et hâtive de l’œuvre afin d’y repérer des passages susceptibles d’alimenter la discussion. Laquelle acheva de brouiller mes repères et de m’amener à me demander si Heinlein n’était pas, comme certains le prétendaient avant moi, un équilibriste capable d’affirmer tout et son contraire à l’aide d’aphorismes, de satisfaire son public par de démagogiques sentences, un mystificateur davantage qu’un véritable penseur ? Dans une préface, Klein voit en lui roublard « qui, en bon professionnel, sait parfaitement faire se rejoindre les attentes de son public et ses positions personnelles ». Bien des analyses brillantes et des passages inspirés me soufflaient le contraire, mais il m’arrivait, parfois, de douter, en rapprochant quelques avis contradictoires.

7Quelques recherches plus tard, je me retrouvais avec un corpus de citations apparemment inconciliables et des anecdotes biographiques tout aussi contradictoires. J’avais aussi relevé quelques aphorismes et définitions des trois opinions philosophiques qui, éventuellement, serviraient à alimenter le débat s’il s’avérait nécessaire de le relancer. Et dressé un historique observant l’évolution de ces idées à travers le temps : ces précautions servent probablement à me rassurer. Mais je ne disposais pas d’amorce.

8Après avoir tergiversé sur la conduite à tenir, j’ai in fine décidé de lire trois extraits contrastés le rangeant dans l’une ou l’autre catégorie. Éric Picholle a fait remarquer mes choix tendancieux, en ce qui concernait le premier extrait, tiré d’une nouvelle où Heinlein s’amusait : le machisme du personnage principal, entièrement tourné vers la science, était mis en avant d’une façon volontairement provocante. Il avait raison : j’avais choisi ce passage car il m’apparaissait condenser un certain nombre d’idées, mais j’aurais dû sinon me contenter de citer des phrases relevées ici ou là, ce qui était moins intéressant, en termes de présentation.

9Il n’empêche : ces quelques passages ont suffi pour lancer le débat et je m’en suis trouvé grandement soulagé, ainsi que ravi par la qualité des interventions. J’avais cependant du mal à participer pleinement à l’échange d’idées : à vouloir bien modérer, j’étais plus attentif à distribuer équitablement la parole sans pour autant couper court à des développements intéressants qu’à m’immerger dans la discussion, à veiller à ce qu’on ne déborde pas trop du sujet qu’à réagir à ce qui se disait. Difficile d’être dedans et dehors à la fois, et j’ai bien souvent regretté de ne pouvoir prendre la parole pour ne pas empêcher les autres. De même, je n’ai pas utilisé toutes les citations ou réflexions que je gardais par-devers moi au cas où : les interventions s’enchaînent sans parvenir à épuiser le sujet.

10On en trouvera ici le compte-rendu exhaustif. Le Heinlein humaniste a progressivement pris le pas sur les autres, et j’en suis venu à penser que les prises de positions extrémistes qu’il a parfois adoptées étaient délibérées afin de préparer son lectorat à celles qu’il tiendrait par la suite, comme s’il voulait l’amener progressivement à changer sa façon de penser et de voir plutôt que de l’égarer en assenant trop radicalement des opinions déroutantes. Heinlein n’a-t-il pas affirmé que « avoir raison trop tôtest socialement inacceptable », lui qui a rédigé En Terre étrangère en même temps que Starship Troopers mais a fait paraître le second avant le premier ?

11Cependant, il ne fut pas uniquement question de Heinlein durant ces échanges, scientisme, rationalisme et humanisme ayant été abordés indépendamment de lui, à partir des questions que leur mise en perspective soulevait.

12Inutile de préciser que le modérateur un rien compassé que j’étais (mais je cachais bien mon jeu) s’est trouvé enchanté, sans parler du lecteur que je suis, qui a trouvé des raisons supplémentaires (après celles des débats précédents) de relire Heinlein de toute urgence.

13La conclusion de ce riche débat ne sera pas non plus celle à laquelle je m’attendais puisqu’il sera interrompu par “JVC”, un membre de l’association Peyresq, foyer d’humanisme, enchanté de nous entendre discourir de la sorte, et qui mettra un point final à ce brillant échange de la plus humaine des façons, par une chanson. On n’aurait su mieux finir.

“JVC” (Jean Vancompernolle), debout ; et de gauche à droite : Claude Ecken, Ugo Bellagamba, Daniel Tron, Roger Bozzetto, Yannick Rumpala, Jean-Luc Gautero, Roland Wagner et Simon Bréan

Photo : A.Arnal

2ecken

Bibliographie

Bibliographie des œuvres citées

Ouvrages de Robert Heinlein

« En terre étrangère », Stranger in a Strange Land, Putnam, 1961 Ailleurs & Demain, 1999 (première éd. 1970), trad. Frank Straschitz, illustration : Jürgen Ziewe. Prix Hugo 1962

« Étoiles, garde à vous ! », Starship Troopers, Putnam, 1959 (F&SF nov.-déc. 1959) J’ai Lu, 2003 (première éd. 1974), trad. Michel Demuth, illustration : Jean-Philippe Marie. Prix Hugo 1960

« Révolte sur la Lune », The Moon is a Harsh Mistress, Putnam, 1966 Terre de Brume, 2005 (première éd. 1971), trad. Jacques de Tersac (rév. Nadia Fisher), illustration de Éric Scala. Prix Hugo 1967

Pour citer cet article

Claude Ecken, « Heinlein est-il scientiste, rationaliste ou humaniste ? », paru dans Sciences et Fictions, Robert A. Heinlein et la pédagogie du réel, Heinlein est-il scientiste, rationaliste ou humaniste ?, Heinlein est-il scientiste, rationaliste ou humaniste ?, mis en ligne le 08 février 2010, URL : http://revel.unice.fr/symposia/scetfictions/index.html?id=324.


Auteurs

Claude Ecken

Ecrivain, Béziers. ecken@tiscali.fr