Loxias-Colloques |  6. Sociétés et académies savantes. Voyages et voyageurs, exploration et explorateurs, 1600-1900 

Marita Gilli  : 

Le récit du deuxième voyage autour du monde du capitaine Cook par Georg Forster vu par ses comptes rendus

Résumé

Les grands voyages d’exploration changent de nature à la fin du XVIIIe siècle, dans la mesure où on envisage qu’outre leur apport économique, ils peuvent enrichir les connaissances. Ainsi, Cook emmène des savants à bord lors de ses voyages et son deuxième voyage autour du monde a un but clairement scientifique, à savoir vérifier l’existence d’un continent au pôle sud. Étant amené faire le récit de ce voyage, Georg Forster explique bien dans la préface que son père et lui ont été emmenés en tant qu’hommes de sciences, mais aussi en tant que philosophes capables de faire du voyage une relation dénuée de préjugés dans laquelle ils feraient part de leur découverte, aussi bien dans le domaine de l’histoire naturelle que de l’histoire humaine. Cette œuvre qui a rendu Forster célèbre a suscité un vif intérêt et a été suivie de nombreux comptes rendus anglais et allemands. Les comptes rendus que nous analyserons mettent en avant l’intérêt de cette œuvre pour la science, mais aussi, en particulier par la comparaison avec le récit de Cook, le fait que Forster ait écrit non pour un public marin, mais aussi pour un public philosophe et scientifique. (Il faut dire que cet aspect de la relation a aussi été parfois critiqué). L’apport que ce récit a pu avoir sur la pensée de son époque et des décennies suivantes se résume en trois champs principaux : l’anthropologie, les sciences et la nouvelle conception des récits de voyage. En particulier, ce récit a une grande influence sur celui de La Pérouse qui reprend la même méthode.

Index

Mots-clés : Cook , Forster

Géographique : Polynésie

Chronologique : XIXe , XVIIIe

Texte intégral

Si les grands voyages d’exploration commencent dès le XVIe siècle, on peut constater qu’ils changent de nature au XVIIIe siècle. Les philosophes espèrent qu’ils leur apporteront un grand nombre de faits concrets susceptibles d’appuyer leurs théories. Les savants ont vu là un moyen de développer la science. Certes, les gouvernements qui financent les expéditions y trouvent toujours un intérêt matériel, mais les vaisseaux qui partent à la découverte de nouvelles terres prennent à bord des naturalistes. C’est ainsi que deux savants célèbres, Joseph Banks et Solander, élève de Linné, prennent part au premier voyage autour du monde de Cook. Le deuxième voyage de Cook avait un but scientifique, celui de vérifier l’existence d’un continent au pôle sud et les trois expéditions qui ont lieu au delà du cercle antarctique sont uniquement consacrées à cette recherche. Cook désire à nouveau emmener avec lui des savants, mais, comme Banks et Solander qui avaient fait le premier voyage devenaient trop exigeants, le ministère refuse leur participation et on fait alors appel à Johann Reinhold Forster, un savant ami de Linné qui avait émigré en Angleterre. Celui-ci accepte à condition de pouvoir emmener son fils Georg alors âgé de 17 ans. C’était pour eux une occasion très favorable, car les savants explorateurs jouissaient d’un grand prestige1. Ce voyage nous est raconté dans ses moindres détails par le récit qu’en publiera Georg Forster à son retour, d’abord en anglais, puis en allemand. Il apporte une contribution importante à l’étude de ces grands problèmes du XVIIIe siècle que posent le conflit entre nature et civilisation et la diversité du genre humain.

La préface du récit est un document intéressant qui nous apprend dans quel état d’esprit les deux Forster avaient entrepris le voyage. Forster explique dans quel but on avait demandé à son père de faire partie de l’expédition

non pas seulement pour qu’il fasse sécher des mauvaises herbes et qu’il attrape des papillons, mais pour qu’il utilise tous ses talents dans ce domaine et ne laisse de côté aucun sujet important. En un mot, on attendait de lui un récit philosophique du voyage libre de tous préjugés et de tous sophismes, dans lequel il devait représenter ses découvertes dans l’histoire des hommes et dans l’histoire naturelle en général sans tenir compte de systèmes arbitraires, simplement d’après les principes généraux humains ; ce qui veut dire, un récit de voyage tel qu’on n’en a présenté aucun jusqu’ici au monde des Lettres2.

Cela explique la diversité des centres d’intérêt des deux Forster qui n’ont laissé dans l’ombre aucun aspect de ce qu’ils ont vu. Ce qui caractérise cette relation est la recherche de la vérité : « Toute réfutation d’un préjugé est un gain pour la science ; et toute preuve qu’une opinion dominante de l’homme du commun est fausse est un pas vers la vérité qui seule mérite d’être notée et gardée pour le plus grand bien de l’humanité3. » Il faut dire que cette honnêteté intellectuelle s’est manifestée à tout moment. En particulier, Forster se félicite de pouvoir récuser les dires d’autres voyageurs : « Dans ce siècle éclairé, on ne croit plus à des contes qui plaisaient à l’imagination romantique de nos ancêtres4 », en particulier au sujet de la psychologie des insulaires, comme il le dira encore plus tard. Lui-même s’est toujours efforcé d’avoir une attitude scientifique et de projeter les lumières les plus différentes possible sur la nature humaine qu’il respecte sous tous les climats : « Tous les peuples de la terre ont également droit à ma considération5. » Il a une haute opinion de l’intérêt que peut susciter un récit de voyage, comme en témoigne un prospectus transmis à Spener, « Avis au public » :

De tous temps les voyages ont été considérés à juste titre comme des entreprises qui éclairent l’esprit, précisent et enrichissent les connaissances dans toutes les branches des sciences, accroissent la totalité des expériences, améliorent les mœurs, donnent au sentiment un nouvel aliment, affinent le goût, forment l’homme pour la vie en société et toutes les vertus du citoyen, le libèrent de ses préjugés et, tout bien considéré, le rendent plus parfait6.

Pour lui, le voyageur doit avoir un don d’observation réel, voir plus vite que les autres ce qui est important, ce qui est nouveau et savoir comparer. De plus, après Pallas et la relation du premier voyage de Cook qui se présentent comme les premiers récits de voyage « scientifiques », mais restent assez secs, Forster inaugure un récit de voyage d’un genre tout à fait nouveau, à la limite entre l’exaltation sentimentale d’un Rousseau et la recherche exclusivement scientifique. Cette œuvre qui a rendu Forster célèbre a suscité un vif intérêt et a été suivie de nombreux comptes rendus anglais et allemands.

Les comptes rendus anglais sont en général favorables à Georg Forster7. La Critical Review présente un résumé de l’ouvrage de Forster, de celui de Cook et souligne que ce dernier est plein d’erreurs. On trouve la même comparaison des deux récits dans The Town and Country Magazine et toujours au détriment du récit de Cook, jugé trop narratif et adapté à un public de marins, alors que celui de Forster est plein de vie et de caractère, présente de magnifiques descriptions de paysages conjuguant force du langage et réalité du vécu. Sans vouloir entrer dans la polémique Cook/Forster The Scots Magazine n’émet aucune critique du récit de Forster. Tout en estimant qu’il était bon d’avoir deux récits du voyage, The London Magazine pense que les lecteurs donneront la préférence à celui de Forster. La Monthly Review reprend surtout la préface de Forster et loue l’ouvrage dans son ensemble, car il procure beaucoup de plaisir, les descriptions étant très belles, le journal amusant et bien écrit, l’ensemble de qualité. Le chroniqueur du Lady’s Magazine enfin souligne l’aspect novateur de ce récit et est persuadé qu’il plaira à ses lecteurs.

On peut déplorer qu’en Allemagne il y ait eu peu de critiques compétents pour pouvoir juger impartialement les résultats ethnographiques et géographiques de ce voyage8. Il faut dire que les Forster ont été les premiers Allemands à participer à un tel voyage autour du monde. On peut toutefois distinguer dans les comptes rendus trois centres d’intérêt. Six d’entre eux sont très exhaustifs et, aussi bien dans la Nürnbergische Gelehrte Zeitung que dans les Erlangische gelehrte Anmerkungen, le contenu scientifique est mis en avant à un certain niveau. Le deuxième point traité concerne les différends entre Johann Reinhold Forster et l’Amirauté anglaise9. Enfin, le troisième centre d’intérêt consiste dans la comparaison entre le récit de Forster et celui de Cook. La Nürnbergische Gelehrte Zeitung constate que le récit de Cook intéresse surtout les marins alors que Forster écrit pour les humanistes et les scientifiques. Chez Cook, il y a trop de détails techniques, alors que Forster ne note que ce qui peut avoir une incidence sur le voyage10.

Son récit se limite principalement à ce qui est intéressant et remarquable pour l’homme. Il décrit les merveilles et les nouveautés de la nature inanimée (peut-être pas assez précisément et minutieusement pour le scientifique rigoureux), les mœurs, les différents degrés de culture et la religion des peuples du sud qui sont restés encore très proches de la nature, jette toujours ce faisant des coups d’œil sur l’histoire de l’homme et de son cœur et philosophe plus ou moins longuement sur tout événement remarquable11.

La Erfurtische gelehrte Zeitung insiste également sur l’aspect philosophique de l’ouvrage :

L’excellent esprit d’observation de Mr Forster, sa bonne méthode pour relier les idées entre elles et les présenter, sa propre expérience et la façon intelligente qu’il a d’utiliser les expériences et les leçons de son digne père, tout cela contribue à recommander expressément cette relation de voyage et à la considérer comme bien au-dessus de ses sœurs. Si nous devions lui donner un nom, nous l’appellerions une relation philosophique. On attendait du père une telle histoire du voyage dénuée de tous préjugés et de tous sophismes dans laquelle les découvertes dans l’histoire humaine et dans les sciences seraient présentées sans tenir compte de systèmes arbitraires et uniquement selon des principes généraux bienveillants ; le fils s’efforce de nous la livrer après qu’on a empêché le père de le faire12.

Le compte rendu de la Erlangische Zeitung insiste sur l’aspect humaniste de la relation et estime que les réflexions que fait Forster sur l’officier qui a tué un indigène « lui font honneur et sont un monument de son époque13 ». Il loue aussi la façon de décrire qui suscite l’enthousiasme lequel, même si c’est parfois au détriment de la fidélité historique, a l’avantage de préserver de la monotonie.

En 1785, les Frankfurter gelehrten Anzeigen louent la deuxième édition du Voyage. On y salue le fait que, en tant qu’Allemands, les deux Forster livrent une œuvre originale et que, tout en philosophant pour accroître les connaissances humaines, ils ont approfondi la connaissance des pays. Ainsi, à Madère, non seulement ils font connaître les diverses sortes de vin, mais aussi le triste sort des vignerons qui s’occupent des vignes, mais n’ont pas le droit de le boire. Dans un petit article du Deutsches Museum, Lichtenberg souligne quant à lui la justesse des documents ethnographiques de l’œuvre14.

Le compte rendu le plus important est celui de Wieland dans le Teutscher Merkur de 1778. Celui-ci considère l’ouvrage comme un des meilleurs livres de son temps bien qu’il pense que Forster ne soit pas tout à fait arrivé à produire le récit philosophique dont il parle dans la préface, ce qui était une tâche impossible. Le récit de voyage est selon lui déjà une lecture intéressante en soi ; mais ici il est narré par un homme aux grandes capacités, à l’esprit éclairé, aux connaissances telles qu’il a pu tirer des conclusions plus justes que la plupart des navigateurs. De plus, l’auteur est un homme jeune dont le cœur chaud ressent plus profondément les impressions produites par la nature et qui parle avec feu et enthousiasme de ce qu’il a vu et de ce dont il a joui. Wieland est le premier à souligner ce qui caractérise l’écrivain Forster, à savoir la représentation enthousiaste de ses propres expériences et de ses propres idées dans le but du progrès de l’humanité. Wieland voit dans ce récit un paradigme en ce qui concerne les relations entre l’intensité du vécu, la réceptivité de l’écrivain et l’émotivité avec laquelle il raconte. Forster relate non pas en marin, mais en scientifique et en homme. Il cite en particulier les pages sur Tahiti dans lesquelles, par le récit de toutes sortes de petites anecdotes, Forster nous rend ces insulaires très proches. Il est surtout intéressé par la description des hommes. Il regrette seulement que Forster ait parfois jugé les Tahitiens avec ses principes moraux d’Européen. En effet, il n’aurait pas dû excuser Cook d’avoir puni ces gens encore si proches de l’enfance d’avoir volé. Il pense que, comme les enfants, les Tahitiens sont attirés par des choses qu’ils ne connaissent pas et tentés de s’en emparer. C’est dans nos sociétés que l’on a déclaré qu’il ne fallait pas voler. Et si, pour des raisons de sécurité, il fallait réagir contre ces vols, on aurait pu le faire de façon plus aimable. Non seulement Wieland met en cause le fait de juger les insulaires comme s’ils étaient des Européens, mais il s’insurge aussi contre le fait de prendre possession de ces terres sans même demander leur avis aux indigènes15. Ce compte rendu de Wieland qui met l’accent sur la connaissance des hommes que peut procurer un tel récit a eu une grande influence sur les jugements ultérieurs. Dans une lettre à Sophie de la Roche, Jacobi fait remarquer à quel point Forster touche le cœur de ses lecteurs : « C’est un jeune homme merveilleux. Vous avez certainement lu dans le Mercure des extraits de son récit de voyage. Essayez de vous procurer l’œuvre elle-même. Depuis longtemps on n’avait su gagner mon cœur comme ce Forster. Et il a fait la même impression sur tous ceux qui l’ont fréquenté ici16. »

En revanche, dans Zugabe zu den Göttingischen Anzeigen von gelehrten Sachen, on déplore que Forster ait surtout rajouté au récit de Cook des épanchements de sentimentalité répétitifs et qu’il ait trop critiqué la cruauté et la dureté des Européens et de ses compagnons de voyage17. Dans le même sens, la Allgemeine deutsche Bibliothek est assez hostile au récit de Forster jugé trop sentimental et ne répondant pas aux exigences posées dans la préface. Les épanchements de Forster sont souvent critiqués et dans plusieurs revues on estime qu’il aurait pu s’en dispenser, tout en louant toutes les descriptions qui enrichissent l’histoire des hommes et de la nature. Trois ans plus tard, la Auserlesene Bibliothek sépare aussi la représentation de ce que Forster a observé des réflexions philosophiques qu’on juge peu intéressantes.

Par la suite, on peut dire que l’impact de ce récit dans les différents comptes rendus se résume à trois champs principaux : d’abord l’intérêt anthropologique suscité par les descriptions des populations, ensuite les problèmes scientifiques que pouvaient poser de nombreuses hypothèses émises dans l’œuvre, enfin l’influence de ce récit sur toutes les relations ultérieures de voyages.

Il est certain que Forster a beaucoup contribué à l’intérêt pour Tahiti que l’on va trouver dans la littérature allemande. En cela, il appartient bien au siècle des Lumières dans lequel on a cherché à redonner au réel sa valeur, à analyser, à comparer pour dégager des lois. Lors de son voyage, il est grandement favorisé, car le réel, il l’a vu de ses propres yeux et l’expérience, il l’a vécue. Ainsi comprise, l’étude des « sauvages » devait susciter un regain d’intérêt. Car, plutôt que de contribuer au mythe de Tahiti, Forster a bien fait comprendre qu’il n’y a pas un stade de développement uniforme chez les peuples de la mer du Sud, mais que partout les situations sont spécifiques et différentes. Il a montré que les conditions très primitives des Pesserähs à Tierra del Fuego rendent leur vie rien moins qu’agréable, car ils sont livrés sans défense aux intempéries et vivent comme des bêtes18. En revanche, c’est aux Marquises qu’il trouve le plus haut degré de civilisation. La richesse de leur pays fait que les habitants sont parvenus à une certaine égalité naturelle. À Tahiti en revanche, il constate de nombreux signes d’inégalité et pense que, par là même, les Tahitiens seront moins heureux. Il estime que le fossé se creusera entre les plus riches et les plus pauvres et prévoit même que cette situation pourrait aboutir à une révolution, car c’est là le cycle habituel des États. Son œuvre n’est donc pas une thèse en faveur du primitivisme ou de la civilisation dans la mesure où il les relativise tous deux.

Bien que ce ne fût donc pas du tout son but, Forster a beaucoup contribué au thème du « bon sauvage » et au mythe de Tahiti, car on a surtout retenu de ses descriptions la vie simple et heureuse des Tahitiens. Il faut dire que depuis Bougainville qui s’était cru transféré au paradis terrestre et avait vu dans Tahiti une nouvelle Cythère, cette île était devenue le symbole de l’état primitif et heureux de l’humanité au sens rousseauiste. Des représentations utopistes étaient nées de la critique de la société existante et du désir de conditions éloignées de la convention rigide et de la féodalité qui entravait la personnalité. Ainsi, Heinrich Wilhelm Gerstenberg avait conçu un plan en 1777 qui consistait à créer avec d’autres écrivains un État patriarcal proche de la nature à Tahiti qu’il considérait comme un second paradis. Il voulait s’adresser à Forster pour qu’il les aide dans ce projet. Plusieurs poètes du « Göttinger Hain » et même Klopstock étaient prêts à tenter l’aventure. Mais ce pas était difficile à franchir et ils ont préféré combattre sur place l’ordre féodal. Plus tard, en 1808, une société secrète fondée par Karl Reichenbach milite, se fondant aussi sur l’œuvre de Forster, pour une émigration à Tahiti en raison des conditions sociales qui sévissaient dans le Würtemberg. Comme la situation ne leur paraissait pas mûre pour une révolution, ils se réfugient dans l’utopie de l’île bienheureuse. Ils ont été très réprimés par les autorités et n’ont donc pas pu mettre leur programme à exécution. L’existence de tels projets nous montre que le récit de Forster apparaissait comme une confirmation supplémentaire de ce qu’on croyait déjà et on n’a pas vu qu’il apportait une vision très différenciée. Pour ces auteurs, la vie sauvage représente une fuite hors de la réalité et le sauvage reste un mythe.

En revanche, l’orientaliste et pédagogue Johann K. Nachtigall a mieux compris le sens des descriptions de Forster et insiste sur tout ce qu’il y avait d’inhumain dans la société tahitienne : les différences entre les nobles et les autres, les maltraitances envers les femmes, les sacrifices humains et il conclut après Forster que ces méfaits ne pourront que s’accentuer19. De même Friederike Brun qui compose une épitaphe pour le tombeau de Forster :

Navigateur, tu cherchas sur l’océan inaccessible des zones
Où l’innocence serait allée de pair avec la tranquillité –
Noble chercheur, qu’y trouvas-tu ? Les enfants de la terre
Sont tous aussi faibles, tous voués à la mort20.

L’œuvre n’a pas seulement eu des répercussions dans le domaine littéraire, mais aussi dans le domaine scientifique. En effet, elle apporte de nombreux éléments dans le domaine de l’anthropologie. Faire de l’homme un objet d’études était tout à fait nouveau dans les Lettres allemandes. Le monde moral et le monde physique étant présents dans son récit, l’espèce humaine pouvait devenir objet de sciences grâce à la méthode comparative. Il inaugure une nouvelle méthode qui consiste à s’intéresser à l’histoire humaine comme un Tout. Dans la préface, il dit que l’anthropologie ne peut être qu’une science du général et, à cette fin, il décrit les caractères nationaux des peuples sauvages et civilisés avec une grande précision. Cette idée est à l’origine de la méthode de Herder dans ses Idées pour une philosophie de l’histoire de l’humanité (1784) qui étudie la totalité du genre humain. De même Wilhelm von Humboldt dans son Plan d’une anthropologie comparée (1795) compare toutes les variétés humaines entre elles et fait de l’anthropologie comparée un objet de culture. Deux problèmes ont particulièrement intéressé Forster : celui de l’origine de l’homme et celui de la différence de couleur. Il hésite encore à se prononcer définitivement sur le rôle du climat et il approfondira ses idées plus tard dans sa Dissertatio contra Buffonem ainsi que dans son Essai sur les races humaines.

Par ailleurs, dans le récit du voyage et surtout dans de nombreuses œuvres qui ont suivi, les Forster ont apporté un matériel scientifique important, d’autant qu’on était en pleine querelle Linné/Buffon. Leurs recherches ont été fructueuses et ils ont enrichi les collections d’un très grand nombre d’espèces nouvelles. Leurs dessins sont d’ailleurs magnifiques. À cette époque, Forster est encore purement linnéiste. Dès son plus jeune âge, son père lui avait procuré son Systema Naturae et son admiration pour Linné s’est doublée d’une véritable amitié dont il reste un témoignage, à savoir l’échange de correspondance entre les deux Forster et Linné qui débute en 1772. On y voit que les deux Forster ont créé selon les principes de Linné et en accord avec lui toute une nomenclature. En employant la nomenclature binaire de Linné, ils font beaucoup progresser la science et s’opposent à Buffon qui s’intéresse plus aux rapports qui existent entre les choses qu’à leur description. Il faut dire que la classification des caractères extérieurs des êtres va permettre les progrès rapides de l’anatomie comparée. Un autre gage d’amitié est le fait qu’ils lui ont également envoyé les pièces les plus intéressantes de leur collection. Ces matériaux accumulés vont servir à élaborer l’idée future d’évolution formulée dans la deuxième moitié du XIXe siècle. Lord Monboddo se sert des relations de voyage dans le Pacifique pour établir une parenté entre l’homme et le singe dans son ouvrage sur l’origine du langage21. Ajoutons que l’étude des Îles de Corail permettra de suggérer la solution du problème des liens entre la nature organique et inorganique. En 1778 déjà, John Whitehurst publie dans Inquiry to the Origin and Formation of the Earth des idées qui seront reprises par Darwin quand il présente pour la première fois la théorie de l’évolution organique. Par ailleurs, notons que d’emblée, Forster met en œuvre une méthode scientifique qui lui fait préférer les preuves à l’hypothèse et jamais par la suite il ne se départira de cette méthode.

On a également souligné les avancées dans le domaine ethnographique qui ont permis de rapprocher cette discipline d’une science exacte. Isaac Iselin dans son Histoire de l’humanité en est venu, grâce à Forster, à l’idée directrice de son ouvrage que l’humanité est passée de la plus grande simplicité à un degré de plus en plus haut de lumière et de bien être22. Mais c’est surtout Alexander von Humboldt qui tire les leçons du voyage dans Kosmos. Pour lui, Forster est le pionnier allemand après Buffon, Rousseau, Bernardin de Saint Pierre et Chateaubriand pour la France ainsi que Playfair pour l’Angleterre de la description de la nature en ce qui concerne les montagnes, la flore et la faune, les races humaines et le sentiment de la nature qui se reflète dans la description des paysages. Il estime que grâce à Forster une nouvelle ère de voyages scientifiques commença, dont le but était la science comparée des peuples et des pays. Ce dernier a contribué au fait que les matériaux empiriques disparates soient mis en rapport les uns avec les autres, ce qui a permis de voir des causalités et de constater des lois. Il a su décrire avec grâce les différents degrés de végétation, les conditions climatiques, les éléments de la nourriture en les reliant à la civilisation des hommes. Humboldt pense que Forster a jeté les jalons de nombreux problèmes qui allaient être développés par la suite. Pour lui, toute description de la nature novatrice incite une étude scientifique et en ce sens, c’est Forster qui a donné le coup d’envoi.

Enfin, l’influence de ce récit s’est exercée sur les récits de voyage ultérieurs. D’abord sur l’ouvrage de Taitbout, Essai sur l’île d’Otahiti située dans la mer du sud et sur l’esprit et les mœurs de ses habitants (1779)23. L’auteur explique dans sa préface qu’il s’est servi des récits de voyage publiés jusque là, mais surtout de celui du deuxième voyage de Cook et de la relation de Forster dont il traduit de larges extraits. Son ouvrage est plus élogieux en ce qui concerne les indigènes, car il pense que le primitivisme est supérieur à la civilisation. Néanmoins, on peut lui savoir gré d’avoir mieux fait connaître en France le récit de Forster.

Mais c’est surtout dans le Voyage autour du monde de La Pérouse (1785-88) que se manifeste le plus nettement l’influence de la méthode de Forster. Si l’aspect économique, politique et social fait encore défaut, on y trouve des analyses beaucoup plus détaillées que dans les récits des autres explorateurs. La Pérouse a un réel souci d’objectivité et vérifie même l’exactitude de certains détails émis par Forster lui-même, en particulier sur l’île de Pâques : « Ce peuple m’a paru moins malheureux qu’au capitaine Cook et à M. Forster »24. Et, comme le bateau de Cook et le sien ont abordé à la même saison (mars-avril), il met sur le compte de la fatigue l’impression défavorable que Forster a gardée de l’île. Sa description des indigènes est pratiquement sans préjugés : aux îles sandwich, il trouve le peuple bon et doux ; dans la baie de Castries, il note l’honnêteté foncière des habitants qui ne volent jamais rien et se montrent très généreux. Ailleurs cependant, il a tendance à les voir plutôt méchants :

Les philosophes se récrieraient en vain contre ce tableau. Ils font leurs livres au coin de leur feu, et je voyage depuis trente ans ; je suis témoin des injustices et de la fourberie de ces peuples qu’on nous peint si bons, parce qu’ils sont très près de la nature : mais cette nature n’est sublime que dans ses masses ; elle néglige tous les détails […]. J’admettrai enfin, si l’on veut, qu’il est impossible qu’une société existe sans quelques vertus ; mais je suis obligé de convenir que je n’ai pas eu la sagacité de les apercevoir : toujours en querelle entre eux, indifférents pour leurs enfants, vrais tyrans de leurs femmes qui sont condamnées sans cesse aux travaux les plus pénibles ; je n’ai rien observé chez ce peuple qui m’ait permis d’adoucir les couleurs de ce tableau25.

Si les mêmes données sont interprétées différemment, La Pérouse utilise une méthode qui s’inspire de celle de Forster, car il a compris que tout est relatif et il s’en tient à ce qu’il a vu au lieu d’être tributaire d’un mythe, s’attachant au concret plutôt qu’aux idées a priori.

Le Voyage autour du monde peut ainsi apparaître comme une œuvre importante dans la production littéraire et scientifique de son époque et la plupart des comptes rendus en sont conscients. Les découvertes dans le Pacifique ont eu une grande influence sur les sciences, la philosophie, la politique, l’esthétique et les Belles Lettres.

Notes de bas de page numériques

1 On donna d’ailleurs le nom de Forster à l’un des pays découverts : Forsters-bay. Cette terre est située à l’est du Cap Horn, mais on ne trouve plus ce nom dans les atlas.

2 G. Forster, Reise um die Welt während der Jahre 1772 bis 1775, Georg Forsters Werke, Berlin, Akademie Verlag, 1965, vol. I, p. 7 : « Die Brittische Regierung schickte und unterhielt meinen Vater auf dieser Reise als einen Naturkundiger, aber nicht etwa blos dazu, daß er Unkraut trocknen und Schmetterlinge fangen ; sondern, daß er alle seine Talente in diesem Fache anwenden und keinen erheblichen Gegenstand unbemerkt lassen sollte. Mit einem Wort, man erwartete von ihm eine philosophische Geschichte der Reise, von Vorurtheil und gemeinen Trugschlüssen frey, worin er seine Entdeckungen in der Geschichte des Menschen, und in der Naturkunde überhaupt, ohne Rücksicht auf willkürliche Systeme, blos nach allgemeinen menschenfreundlichen Grundsätzen darstellen sollte ; das heißt, eine Reisebeschreibung, dertgleichen der gelehrten Welt bisher noch keine war vorgelegt worden ». (notre traduction).

3 G. Forster, Reise um die Welt während der Jahre 1772 bis 1775, Georg Forsters Werke, Berlin, Akademie Verlag, 1965, p. 67 : « Jede Wiederlegung eines Vorurtheils ist Gewinn für die Wissenschaft ; und jeder Beweis, daß eine herrschende Meinung des gemeinen Mannes irrig sey, ist ein Schritt zur Wahrheit, die allein verdient zum Besten der Menschen aufgezeichnet und aufbehalten zu werden ».

4 G. Forster, Reise um die Welt während der Jahre 1772 bis 1775, Georg Forsters Werke, Berlin, Akademie Verlag, 1965, p. 10 : « Allein in diesem erleuchteten Jahrhundert glaubt mal keine Mährchen mehr, die nach der romantischen Einbildungskraft unserer Vorfahren schmecken ».

5 G. Forster, Reise um die Welt während der Jahre 1772 bis 1775, Georg Forsters Werke, Berlin, Akademie Verlag, 1965, p. 13 : « Alle Völker der Erde haben gleiche Ansprüche auf meinen guten Willen ».

6 G. Forster, lettre à Johann Karl Philipp Spener, 4 oct. 1776, in G. Forster, Reise um die Welt während der Jahre 1772 bis 1775, Georg Forsters Werke, Berlin, Akademie Verlag, 1965, t. 13, p. 53 : « Nachricht an das Publikum. Reisen sind von jeher mit Recht als Unternehmungen angesehen worden, welche den Verstand erleuchten, seine Kenntnisse in allen Arten der Wissenschaften befestigen und bereichern, das Ganze seiner Erfahrungen vermehren, die Sitten verbessern, das Gefühl mit neuen Ggenständen bekannt machen, den Geschmack verfeinern, ihn zum Gesellschaftlichen Leben und allen bürgerlichen Tugenden bilden, von Vorurtheilen befreien und Ihn im ganzen betrachtet, vervollkommnen. »

7 Citons : The Critical Review ; or Annals of Literature, XLIII (1777), 211-221, 295-303 ; The Monthly Review ; or Literary Journal, LVI (1777), April , p. 266-270 and June, p. 457-467 ; The Lady’s Magazine ; or Entertaining for the fair Sex, VIII (1777), April, p. 193-197 ; The Town and Country Magazine, or Universal Repository, IX (1777), May, p. 227-230, 268 ; The Scots Magazine (Edinburgh, XXXIX (1777), May, p. 252-255 ; The London Magazine ; or Gentleman’s Monthly Intelligence, XLVI (1777) ; The Annual Register, or a View of the History, Politics, and Literature, For the Year 1777.

8 Citons : Allgemeine deutsche Bibliothek, vol. 36, 1776, p. 517 ss ; Neueste critische Nachrichten, Jg. 1778, 46. Stück, p. 365-68 et 1781, 16. Stück, p. 121-124 ; Nürnbergische gelehrte Zeitung auf das Jahr 1778, 55. Stück vom 10. Juli, p. 457-62 et 1780, 57. Stück vom 18. Juli, p. 539-45 ; Büschings wöchentliche Nachrichten von neuen Landscharten, geographischen, statistischen und historischen Büchern und Sachen, Jg. 6 (1778), p. 245-49, 258-59, 261-64, 277-80 et 8 (1780), p. 369-70 ; Kielisches Litteraturjournal, Jg. 1779, p. 230-46 ; Erfurtische gelehrte Zeitung auf das Jahr 1780, 58. Stück vom 18. Dez., p. 457-59 ; Commentarii de rebus in scientia naturali et medicina gestis, Leipzig 1781, vol. 24, t. 1, p. 222-34 ; Auserlesene Bibliothek der neuesten deutqsxhen Literatur, vol. 20 (1781), p. 39-43 ; Erlangische gelehrte Anmerkungen und Nachrichten, Jg. 36 (1781), p. 202-15 ; Zugabe zu den Göttingischen Anzeigen von gelehrten Sachen, I (1778), März, p. 148-159, 177-188 ; Allgemeine deutsche Bibliothek, Berlin, 34.Bd., 1777, 2. Stück, p. 588-609.

9 Nous ne nous attarderons pas sur ce point qui n’apporte rien en ce qui concerne la portée de l’ouvrage.

10 Rappelons que le père n’a pas pu faire la relation de voyage en raison de ses différends avec l’Amirauté et que c’est donc le fils qui l’écrit, mais en suivant le but qui avait été assigné, à savoir faire une relation « philosophique » du voyage. Cook, de son côté écrit certes pour des marins, mais il relate aussi de nombreux faits qui ont un intérêt humain.

11 Nürnbergische gelehrte Zeitung auf das Jahr 1780 , p. 457.

12 Erfurtische gelehrte Zeitung auf das Jahr 1780, St. vom 18. Dezember, p. 457-59.

13 Erlangische gelehrte Zeitung auf das Jahr 1780, p. 210.

14 Leipzig, 1777, p. 190 ss. Lettre « An die Herausgeber des deutschen Museums » du 6 janvier 1777.

15 Ce jugement critique montre que Wieland n’avait pas lu l’ouvrage très attentivement !

16 F. Jacobi à Sophie de la Roche, 15 nov. 1778, dans Friedrich Heinrich Jacobi’s auserlesener Briefwechsel, I , Leipzig, 1825, p. 281.

17 Forster répondra à ce critique dans Antwort an die Göttingischen Rezenten, Londres, 30 mars 1778. Il déclare qu’il a écrit avant Cook et que son récit a paru deux mois avant celui de Cook et non pas après comme le prétend le recenseur. Puis, il corrige dans le détail certaines assertions, mais explique surtout qu’il a voulu mettre fin aux préjugés concernant les « sauvages » et montrer qu’on trouvait chez eux bien des vertus là où il y a des vices chez les peuples européens. Il ne pense pas s’être trompé dans son jugement sur les matelots, jugement que tous les navigateurs sont prêts à partager. En ce qui concerne la flore et la faune, il a évité d’écrire pour un public d’initiés, ce qu’il fera plus tard dans des œuvres scientifiques, mais pour pouvoir être lu par tous. On peut trouver ce texte dans G. Forster, Reise um die Welt während der Jahre 1772 bis 1775, Georg Forsters Werke, Berlin, Akademie Verlag, 1965, IV, p. 51.

18 Ce tableau des Pesserähs l’amène à polémiquer contre Rousseau.

19 J.K. Nachtigall, Über den Wunsch, auf einer niedriger Stufe der Kultur zu leben, besonders im patriarchalischen Zeitalter, Deutsche Monatsschrift, Jg. 1791, p. 147-180.

20 Deutsches Magazin, Bd. 7, Altona 1794, p. 423.

21 Lord Monboddo, Of the Origin and Progress of Language, 6 vol. , Edinburgh, 1773-1792.

22 Isaac Iselin, Geschichte der Menschheit, Zurich, 2 vol. , 1764-70.

23 M. Taitbout, Essai sur l’isle d’Otahiti, située dans la mer du sud ; et sur l’esprit et les mœurs de ses habitants, Avignon et Paris, 1779. Cet ouvrage avait été faussement attribué à Bougainville.

24 La Pérouse, Voyage autour du monde pendant les années 1786,87 et 88, Paris, Plassan, 1798, t. II, p. 93.

25 La Pérouse, Voyage autour du monde pendant les années 1786,87 et 88, Paris, Plassan, 1798, t. II, p. 216 -219.

Pour citer cet article

Marita Gilli, « Le récit du deuxième voyage autour du monde du capitaine Cook par Georg Forster vu par ses comptes rendus », paru dans Loxias-Colloques, 6. Sociétés et académies savantes. Voyages et voyageurs, exploration et explorateurs, 1600-1900, Le récit du deuxième voyage autour du monde du capitaine Cook par Georg Forster vu par ses comptes rendus, mis en ligne le 27 août 2015, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=782.

Auteurs

Marita Gilli

Professeur honoraire de civilisation allemande, Université de Franche-Comté, laboratoire C.R.I.T. EA 3224. Membre de la Société Forster de Kassel. Thèse d’Etat : Georg Forster. L’œuvre d’un penseur réaliste et révolutionnaire. Par ailleurs, elle s’est intéressée à la radicalisation des Lumières et au mouvement révolutionnaire allemand ce qui adonné lieu à la publication d’un ouvrage Pensée et pratique révolutionnaires à la fin du XVIIIe siècle en Allemagne. Elle est également l’auteur de la partie germanique du Siècle des Lumières dans la collection Peuples et civilisation des PUF à Paris (1997). Ses principales recherches portent sur l’Allemagne et la Révolution française (jacobinisme, littérature révolutionnaire) et la radicalisation de l’Aufklärung (politisation, subversion).