Loxias-Colloques |  17. Arrigo Boito cent ans après 

Edwige Comoy Fusaro  : 

Arrigo Boito cent ans après | Arrigo Boito cent’anni dopo

Editorial

Résumé

L’éditorial pose les enjeux de la question et, après avoir précisé le contexte dans lequel ce travail a vu le jour, présente les différentes contributions qui forment le volume.

Texte intégral

Il est plus réjouissant de célébrer la naissance d’un artiste que sa mort, mais 2042 est une date bien lointaine. Il nous a donc semblé préférable de saisir l’occasion du centenaire de la mort d’Arrigo Boito pour convier la communauté des chercheurs qui s’intéressent à la Scapigliatura – petite mais croissante – à relire et réécouter ses œuvres, gageant qu’il ne nous en aurait pas voulu, lui pour qui le macabre était un fidèle compagnon. L’idée première de cette rencontre franco-italienne, qui eut lieu à l’université Nice Côte d’Azur le 30 novembre 2018 sous forme de journée d’études séminariale, consistait à remettre en lumière la figure et les œuvres de Boito, ainsi que sa place dans l’histoire culturelle du XIXe siècle italien et européen.

Si Boito a fait l’objet d’éloges (Remo Ceserani avait défini Il pugno chiuso comme « la nouvelle fantastique la plus parfaite qui ait été produite en Italie dans la deuxième moitié du XIXe siècle1 »), il a aussi souvent fait l’objet de critiques, parfois sulfureuses, à cause de sa « bizarrerie2 » baroque – lieu commun dont ne furent pas épargnés d’autres auteurs de la mouvance, tel Carlo Dossi –, du fait des incertitudes (propres à la Scapigliatura dans son ensemble) entre romantisme et avant-garde, ésotérisme (faustien, chez Boito) et rationalisme scientifique, et en raison de son oscillation entre le radicalisme batailleur – peut-être de façade3 – de ses jeunes années et le conservatisme de son âge mûr ; bref, « Boito a été une présence encombrante et voyante4 » pour la critique, et il l’est encore.

Figure de proue des « scapigliati, romantiques en colère contre les lois canoniques du Beau5 », comme il les définissait lui-même dans la Cronaca grigia du 1er janvier 1865, l’écrivain et musicien était animé par le souci constant de créer un art nouveau – Angelo De Gubernatis le présentait en 1879 comme « poète et musicien lombard de l’avenir, champion courageux d’un art nouveau6 » – : un art « éthéré7 », d’après sa célèbre poésie Dualismo, publiée dans le Figaro du 18 février 1864, autonome et synesthésique, capable d’opérer une synthèse entre différentes formes d’expression artistique tout en donnant à l’expression musicale une nette primauté. Y est-il parvenu ? A tout le moins, il a apporté une contribution significative au foisonnement expérimental qui caractérisa la vie des arts et des lettres dans la deuxième moitié du XIXe siècle, préparant le terrain aux avant-gardes du début du XXe ; et, en tout état de cause, ses œuvres, qu’elles soient narratives, poétiques ou musicales, sérieuses ou burlesques, doivent être étudiées de manière contextuelle et sans distinction discriminante des formes d’expression adoptées, comme l’ont bien montré les travaux des dernières années8. Aussi avons-nous tenu à rassembler des contributions qui s’intéressent aux diverses facettes de la créativité de Boito, soucieux de rendre compte de son profil polyédrique.

Laura Nay propose une nouvelle lecture érudite de Il pugno chiuso et montre comment Boito, face au dilemme typiquement scapigliato que posent les phénomènes étranges, sanctionne l’échec cognitif des ressources scientifiques en mettant en scène un phénomène de somatisation de l’Autre démoniaque qu’est l’inconscient, face auquel la médecine de l’époque était démunie. Le personnage du médecin – double provisoire de l’auteur – cristallise la tension entre curiosité et crainte, égoïsme et pitié, intuition prometteuse et savoir impuissant, d’où procède le fantastique. L’analyse micro-textuelle des emboîtements narratifs, des jeux spéculaires entre situations et personnages, est attentive aux multiples détails qui émaillent la narration boitienne, truffée d’allusions de toute nature, littéraires, bibliques, intertextuelles, biographiques, faisant ainsi le jour sur la complexité de la célèbre nouvelle.

Francesco Bonelli se penche au contraire sur une nouvelle méconnue de notre auteur, La musica in piazza, qui constitue pourtant un tournant dans sa production narrative et dans la maturation de sa poétique. Elle marque en effet une prise de distance vis-à-vis des approches les plus convenues de la Scapigliatura, dont on sait qu’il avait été, dans ses premières années d’activité narrative, l’un de ses représentants les plus éminents. Avec La musica in piazza, Boito tourne le dos au défaitisme de la bohème milanaise, à son mythe post-romantique de l’artiste incompris s’opposant à une société méprisable, pour emprunter la voie – constructive – du genre humoristique. Le texte se distingue également par l’expression d’une conception nouvelle de l’art, aux tonalités post-troubadouresques et pré-pascoliennes : Boito s’y fait le défenseur d’une musique « de rue » opposée à la musique « en cage ».

L’article de Walter Zidarič porte sur les vicissitudes de l’œuvre d’une vie, le Nerone, dont l’achèvement est repoussé sans cesse tout au long de la vie de Boito, jusqu’à ce qu’il publie une tragédie en 1901, n’arrivant cependant pas à achever la composition de l’œuvre musicale, qui ne verra le jour qu’après sa mort, en 1924, grâce à l’intervention de Toscanini, Smareglia et Tommasini. Fort de l’observation détaillée de cette genèse torturée, marquée notamment par des rapports complexes avec Giuseppe Verdi et par la prégnance de la figure de Néron dans l’imaginaire boitien, Walter Zidarič propose une interprétation à la fois poétique et psychanalytique de ce phénomène singulier, fondée sur un article de 1863 de Boito, « Cronaca musicale », où il exprime sa haute idée du mélodrame et conçoit le livret comme une tragédie à part entière, et sur une phrase tirée d’une lettre de Boito à Fogazzaro, datée 1901, où il parle du Nerone comme d’un instrument de torture qu’il a lui-même créé. En effet, la procrastination est peut-être le signe de la haute exigence poétique de Boito, désireux de parvenir à une forme d’art qu’il n’avait pas les ressources créatives d’atteindre et, conscient de cette insuffisance, se complaisait dans une attitude auto-lésionnelle.

Matteo Grassano s’intéresse à une lettre ouverte de Boito au ministre de l’instruction Emilio Broglio publiée sur Il Pungolo en 1868, en réaction au rapport de Manzoni Dell’unità della lingua e dei mezzi di diffonderla et au projet de réforme des conservatoires porté par le gouvernement. Sa lecture minutieuse s’attache à clarifier la mesure de l’antimanzonisme de l’auteur scapigliato. Contre la théorie manzonienne de l’harmonisation du système linguistique à adopter dans le pays unifié sur la base de la langue parlée par les classes cultivées de la ville de Florence, Boito défend une position linguistique résolument anti-florentiniste, non normative et non centralisatrice : « meglio pensar bene in milanese che ciarlar male in fiorentino », mieux vaut bien penser en Milanais que mal causer en Florentin. Cette position, Boito l’exprime de manière sarcastique par le jeu d’emplois ironiques de termes et expressions issus de plusieurs sources : l’usage alors en vigueur dans les campagnes toscanes, le dictionnaire de la Crusca et la tradition littéraire des maîtres florentins. L’analyse de Matteo Grassano montre néanmoins que notre auteur n’avait pas bien compris la position du ministre – qui n’était pas puriste – et que sa connaissance des différents systèmes linguistiques employés était relativement approximative. En dernière analyse, la contribution de Boito à la polémique sur la langue révèle la nature profondément artistique plutôt que scientifique de l’auteur-musicien et, par l’aversion à toute pratique imposée hiérarchiquement, son exigence inaliénable de liberté.

Emanuele d’Angelo détaille les nombreux éléments hérités des romans de Victor Hugo – sources principales de l’inspiration hugolienne de Boito, bien plus que les poésies et autres textes du grand Romantique –, non seulement dans les personnages et les situations narratives, mais aussi dans le style d’Arrigo Boito. L’étude des œuvres boitiennes – nouvelles et mélodrames – et des lettres que s’échangèrent les deux hommes montrent que le magistère hugolien concerne aussi l’engagement politique. Chez Boito, comme chez tous les scapigliati de la première heure, art et politique ne sont que les deux facettes d’une même médaille : « Ardente patriota, il rivoluzionario Boito, prima che volontario al fronte, fu un combattente per il progresso dell’arte ». Avec le temps, néanmoins, les positions de Boito, opposé au principe démocratique, s’éloignèrent de celles de son modèle transalpin.

L’article de Enzo Neppi examine un autre aspect du vaste hypotexte boitien en s’intéressant aux influences probables de Puškin. L’hommage est néanmoins teinté d’une subtile charge critique et l’analyse fait apparaître la volonté probable, de la part de Boito, de condamner à travers le thème politique sous-jacent – la révolte des esclaves – la coupable tolérance de Puškin vis-à-vis de l’impérialisme russe. Par ailleurs, le traitement boitien de l’étrange fait prévaloir une interprétation pathologique, c’est-à-dire rationnelle et scientifique, tandis que Puškin tendait pour une solution surnaturelle.

Enfin, Clara Allasia aborde la question de la réception de Boito par Edoardo Sanguineti dans l’élaboration de son Ritratto del Novecento. Sanguineti ne s’intéresse à Arrigo Boito qu’en tant que musicien et librettiste, louant surtout Otello (1887), Fastaff (1893) et Nerone (1901), œuvres grâce auxquelles le critique le situe dans le tournant entre XIXe et XXe siècles. La raison de l’éviction de la production narrative et poétique, plus proprement scapigliata, tient peut-être à la conscience propre au XXe siècle de ce que toute communication verbale est citationnelle, conscience qui ferait défaut à l’auteur et non au musicien. Clara Allasia fonde son étude sur les inédits de Sanguineti (dont le dépouillement et l’analyse sont en cours, promus par le projet Sanguineti’s Wunderkammer porté par l’université de Turin), en particulier sur les ressources des fiches lexicographiques rédigées en vue de la réalisation du Grande Dizionario Italiano dell’Uso et du Grande Dizionario della Lingua Italiana (2004 et 2009). Sanguineti prévoit ainsi de consacrer des entrées aux adjectifs « boitiano », en référence au mélodrame, « falsettante », « feerico » et « fastaffese » en référence à Falstaff. On lui doit d’avoir repéré chez Boito des lemmes référencés plus tard, comme « cornificare ».

Je tiens enfin à remercier tous les partenaires sans qui la journée d’études et l’édition des actes n’auraient pas pu voir le jour : les membres du comité scientifique (Laura Nay et Walter Zidarič) ; les conférenciers (Clara Allasia, Nicole Biagioli, Annick Fiaschi-Dubois, Matteo Grassano, Valeria Gravina, Laurent Lombard, Laura Nay, Enzo Neppi, Françoise Salvan-Renucci et Walter Zidarič) ; les membres du comité logistique et de rédaction (Silvia Littardi, Solen Cozic et Valerio Vittorini) ; la directrice de la revue Loxias (Odile Gannier) ; nos soutiens financiers (le Laboratoire Interdisciplinaire Récits, Cultures Et Sociétés, la Commission Recherche de l’UFR LASH de l’Université Côte d’Azur et le Centre Transdisciplinaire d’Épistémologie de la Littérature et des arts vivants).

Notes de bas de page numériques

1 La « più perfetta “novella fantastica” prodotta in Italia nel secondo Ottocento » (Remo Ceserani, Una perfetta novella fantastica, in Arrigo Boito, Il pugno chiuso, Palermo, Sellerio, 1981, p. 48). Stefano Lazzarin écrivit pour sa part qu’Arrigo Boito est « senz’altro il più grande autore ottocentesco italiano di racconti fantastici » (Stefano Lazzarin, « L’altro, l’esotico e il perturbante nell’Alfier nero (1867) di Arrigo Boito », in Italianistica, XXXVI, 1-2, 2007, p. 83).

2 « In effetti una spiccata tendenza alla bizzarria artistica fu sempre rilevata, con senso di rimprovero, dai critici contemporanei » (Angela Ida Villa, Introduzione, in Arrigo Boito, Opere letterarie, Milano, Edizioni Otto/Novecento, 20012, p. 12). Sur ce point, voir Laura Nay, « “Una nuvola di grilli” : Arrigo Boito nelle recensioni dei contemporanei », in Giornale storico della letteratura italiana, n. 634, 2014, pp. 219-263.

3 Cf. Mario Lavagetto, Introduzione, in Arrigo Boito, Opere, Milano, Garzanti, 1979, p. VII-XXXVIII.

4 Quirino Principe, « Avventure infernali di Arrigo Boito », in Arrigo Boito, a cura di G. Morelli, Venezia, Olschki, 1994, p. 80.

5 La formule, « scapigliati, romantici in ira alle regolari leggi del Bello », est régulièrement citée par la critique (cf. Piero Nardi, Vita di Arrigo Boito, Milano, Mondadori, 1942, p. 175, ou Angela Ida Villa, Introduzione, in Arrigo Boito, Opere letterarie, Milano, Edizioni Otto/Novecento, 20012, p. 11, 12, 13 et p. 21).

6 « poeta e musico lombardo dell’avvenire, campione coraggioso di un’arte nuova » (« Boito (Arrigo) », in Angelo De Gubernatis (dir.), Dizionario biografico degli scrittori contemporanei ornato di oltre 300 ritratti, Firenze, Le Monnier, 1879, p. 171).

7 Arrigo Boito, Poesie e racconti, Milano, Mondadori, 1981, p. 41.

8 Cf. par exemple Edoardo Buroni, « Una lingua per la musica, tra poesia ed estro bizzarro. Considerazioni sulle idee e sulla prassi linguistica di Arrigo Boito », in Otto/Novecento, n. 1, 2015, pp. 43-72. Sur la poétique intermédiale des auteurs et artistes du mouvement, voir Gianfranca Lavezzi, « Le “arti sorelle” nella Scapigliatura », in La letteratura e le arti, a cura di L. Battistini, V. Caputo, M. De Blasi, G. A. Liberti, P. Palomba, V. Panarella, A. Stabile, Roma, Adi, 2018, Url http://www.italianisti.it/Atti-diCongresso?pg=cms&ext=p&cms_codsec=14&cms_codcms=1039 [consulté le 23/03/2020].

Bibliographie

BOITO Arrigo, Poesie e racconti, Milano, Mondadori, 1981.

BURONI Edoardo, « Una lingua per la musica, tra poesia ed estro bizzarro. Considerazioni sulle idee e sulla prassi linguistica di Arrigo Boito », in Otto/Novecento, n. 1, 2015, pp. 43-72.

CESERANI Remo, « Una perfetta novella fantastica », in Arrigo Boito, Il pugno chiuso, Palermo, Sellerio, 1981, pp. 47-54.

DE GUBERNATIS Angelo (dir.), Dizionario biografico degli scrittori contemporanei ornato di oltre 300 ritratti, Firenze, Le Monnier, 1879, p. 171.

LAVAGETTO Mario, « Introduzione », in BOITO Arrigo, Opere, Milano, Garzanti, 1979, pp. XIV-XXI.

LAVEZZI Gianfranca, « Le arti sorelle nella Scapigliatura », in La letteratura e le arti, a cura di L. Battistini, V. Caputo, M. De Blasi, G. A. Liberti, P. Palomba, V. Panarella, A. Stabile, Roma, Adi, 2018, Url http://www.italianisti.it/Atti-diCongresso?pg=cms&ext=p&cms_codsec=14&cms_codcms=1039 [consulté le 23/03/2020]

LAZZARIN Stefano, « L’altro, l’esotico e il perturbante nell’Alfier nero (1867) di Arrigo Boito », in Italianistica, XXXVI, 1-2, 2007, pp. 83-96.

NARDI Piero, Vita di Arrigo Boito, Milano, Mondadori, 1942.

NAY Laura, « “Una nuvola di grilli” : Arrigo Boito nelle recensioni dei contemporanei », in Giornale storico della letteratura italiana, n. 634, 2014, pp. 219-263.

PRINCIPE Quirino, « Avventure infernali di Arrigo Boito », in Arrigo Boito, a cura di G. Morelli, Venezia, Olschki, 1994, pp. 79-88.

VILLA Angela Ida, Introduzione, in Arrigo Boito, Opere letterarie, Milano, Edizioni Otto/Novecento, 20012, pp. 7-38.

Pour citer cet article

Edwige Comoy Fusaro, « Arrigo Boito cent ans après | Arrigo Boito cent’anni dopo », paru dans Loxias-Colloques, 17. Arrigo Boito cent ans après, Arrigo Boito cent ans après | Arrigo Boito cent’anni dopo, mis en ligne le 30 mai 2020, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1602.

Auteurs

Edwige Comoy Fusaro

Professeure des Universités en Études Italiennes à l’Université Rennes 2, membre du CELLAM (EA 3206), elle travaille sur la littérature, la culture et l’histoire des idées en Italie aux XIXe-XXe siècles, surtout de l’unité italienne au fascisme. Elle a édité deux ouvrages collectifs sur Littérature et Sciences (2010) et Humour et Modernité dans les littératures de langues romanes (XIXe-XXIe siècles) (2013) et publié trois monographies : La nevrosi tra medicina e letteratura. Approccio epistemologico alle malattie nervose nella narrativa italiana (1865-1922) (2007), Forme e figure dell’alterità. Studi su De Amicis, Capuana e Camillo Boito (2009) et Poliorama. Le immagini di Carlo Dossi (2015). Elle s’intéresse également au street art et aux arts plastiques du XIXe siècle à nos jours, surtout en Italie et en Europe, ainsi qu’à la transmédialité mots/images.