Loxias-Colloques |  1. Voyage en écriture avec Michel Butor |  Le pas du texte 

Ghislaine Del Rey  : 

Butor : un certain regard…

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Mots-clés : arts , Butor (Michel), poésie

Géographique : France

Chronologique : Période contemporaine

Texte intégral

Un regard, juste un regard, ce jour-là, quand soudain, du pont japonais, sur l’une des marches arrondie en bois, là-haut sur le toit de la ville, tout en haut du MAMAC, la silhouette à l’imperméable beige se pencha et ramassa... un bouton, boulon, bout de ….

Deux étages plus tard, il dit : « Cela peut provenir d’un morceau de talon... Alors une femme est passée par là... »

L’objet venait de prendre une nouvelle réalité : éclairé du regard de Michel Butor, chargé de fiction, rêvé et tout à la fois touché, soupesé, « mythiquement » compulsé, il devenait, il était...

Cette capacité de donner vie par les mots ou les images nées de ces derniers fut l’enjeu d’une enquête matinale au cœur du musée niçois, entre Michel Butor écrivain et Robert Indiana peintre.

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Michel Butor © Ghislaine Del Rey

Quête du comment de l’artiste, jouant avec le(s) sens, le corps, l’intuition, la connaissance pour révéler un monde que trop d’habitudes, de culture, d’ennui, de course éperdue du quotidien ont totalement déréalisé.

Monde vu par écrans convoqués au zapping de nos yeux privés instantanément de regard.

Existence à distance dans des discours où les mots ne revêtent plus que l’apparence du sens. Le propos des artistes était alors une invitation à s’adonner à la « déculturation » des choses et tout à la fois à identifier, à donner vie, par un nouveau regard et de nouveaux mots.

Butor s’accordant à Indiana, le jeu de piste allait explorer les relevés de traces et de signes autour de quatre thèmes : le langage de la ville, le rapport au lieu, l’émergence des codes et le rêve américain : thèmes butoriens par excellence.

Couleurs, formes, objets d’Indiana, palette des mots écrits parfois dans l’œuvre, répétition, traduction du visible et du lisible, restitution au verbal de son espace de corporéité, nœuds du langage pour Butor...

Autant d’entrées susceptibles de dévoiler le regard des artistes !

Le rapport à soi, aux autres, au monde, aux archétypes du langage même, mis en scène par Butor et Indiana, furent une sorte d’introduction à ce regard si singulier qui s’éclaira tout là-haut sur les marches arrondies du toit sur la ville, sur les mots, les signes, les traces qui seuls certifient l’humain. Le regard de Michel Butor un instant partagé.

Ici aucune ambition d’analyse d’une œuvre magistrale déjà abondamment commentée mais juste la reconnaissance d’un regard artistiquement familier.

Butor scrute, dissèque, balaie, revient, tourne, rajoute, gomme... comme un peintre.

Il joue de l’espace et travaille par strates, ruptures et assemblages.

Butor tisse les mots en déconstruisant le texte, comme les artistes de Support Surface ont déchiré la toile pour mieux tisser les fils de la « peinture ».

La mise en œuvre des mots, se matérialisant au support, oblige le lecteur à manipuler, feuilleter, retourner l’ouvrage comme le spectateur d’une œuvre picturale, qui s’approche, se penche, fait le tour, passe son chemin, revient.

Conscience de l’espace dans le temps de la lecture qui, par similitude, redonne du temps à la peinture.

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Michel Butor © Ghislaine Del Rey

Butor regarde la ville en peintre, en photographe, et livre des mots taillés avec la précision d’un sculpteur.

Il arrache la peau des rues pour mieux dévoiler les âmes, avec cette nonchalance particulière propre aux promeneurs.

En créant la géométrie les Grecs ont posé pour la première fois le principe de la maîtrise intellectuelle du regard. Mais de ce fait même, très vite, ils ont découvert aussi que ce regard à qui était livré, absolu, un espace derrière lequel ne se dissimulaient plus les dieux, n’était pas non plus le seul possible, et que sa pensée ne devait pas se limiter au seul exercice, abstrait et homogène, de la contemplation rationnelle. Séparée de son miroir céleste, la terre s’avérait en effet à son tour un espace observable et mesurable1.

C’est ce regard particulier qu’avait le peintre Cézanne : « voir c’est concevoir et concevoir c’est composer », voir les strates du monde, en « traitant la nature par le cube, le cylindre ou le cône », nécessité de la géométrisation due au geste même du peintre.

D’un espace à l’autre, savoir choisir la globalité de la forme scrutée, soupesée du regard, pour la dessiner sur le support de papier.

Aller et retour des yeux pris dans la tourmente haptique du paysage, à la main qui décide, à la mémoire qui corrige et la sensation qui invente.

Capturer le tracé de la lumière pour laisser réserver la surface blanche des tâches pigmentées.

Regard qui va de l’expérience phénoménologique à l’abstraction la plus précise, le regard de Butor est du même espace que celui de Cézanne.

L’écriture d’Hérodote est fondée sur le regard. Mais le regard qu’elle privilégie est différent du calcul visuel, fixe et désincarné, qui ordonne l’espace géométrique. C’est celui de l’observateur interrogeant les lieux tels qu’ils surgissent au rythme de son voyage. Autre pensée visuelle […] qui bouleversait aussi par contrecoup, et cette fois-ci de l’intérieur, l’ordre du texte. A la déduction logique ou temporelle cette écriture substituait en effet l’itinéraire, le parcours, qui ne mène pas d’un point à l’autre au nom de l’homogénéité d’une intention ou de l’analyse d’un système mais d’une succession de prises de vues où l’homme est le simple témoin de réalités, sans pouvoir en devenir l’agent régulateur2.

Cette prise de conscience de la réalité perçue visuellement, en partie à l’origine des mots, va être le lieu d’exploration privilégié des peintres du XXe siècle.

Ainsi Braque et Picasso, dans un espace pictural réinventé, créent une nouvelle langue, en mêlant des résidus de réalité aux constituants originels de la peinture.

Schwitters construit sa Merzbau d’objets, de détritus, de témoignages concrets de sa vie où l’expérience concrète « buvarde » sans cesse la marge de l’imaginaire.

Les textes de Butor éclairent de l’intérieur l’approche de l’art du siècle dernier et actuel car ils sont construits des ces mêmes errances de vie.

Il joue du regard possesseur du réel de ces artistes qui s’emparent de tous les soubresauts de l’existence, comme Spoerri ou Nikky de St Phalle arrachant les objets au monde pour mieux les glisser dans la « toile ».

Artistes qui, en même temps, soit s’abandonnent à la rêverie enfantine créant un nouveau sens par de nouveaux mots/images, soit s’interrogent sur la transformation que la culture et la société font subir au réel.

Il y a dans Portrait de l’artiste en jeune singe de véritables lieux de l’esprit; chaque paysage, chaque endroit suggère une connotation culturelle : un peintre me semblait contrôler tout cela, s’exclame le voyageur3.

L’espace mis en scène par Butor possède quelque chose de l’installation : pour en saisir le sens il faut posséder les codes du langage artistique mais, simultanément, tout est remis en question par le réel perçu qui renvoie, de fait, à une expérience du monde autre qu’esthétique. Et pourtant tout cela constitue l’œuvre, faisant douter le spectateur de sa perception du réel et de l’art, l’obligeant par là même à prendre conscience de sa propre part artistique.

L’activité architecturale de Michel Butor répond à une finalité semblable : conférer à un corpus d’unités le désordre compatible avec sa spécificité esthétique, inciter au delà à relire sans cesse afin de saisir, entre le logos et le monde, ce qui constitue l’essence de l’art : le doute4.

Comme Marcel Duchamp, Michel Butor brouille les pistes du langage, en découpant au scalpel sa structure, ses codes, son monde, et entraîne son lecteur/acteur perdu sur des chemins où réel et imaginaire, hier et maintenant, ici et ailleurs se perdent dans le sfumato de la mémoire.

(Les Grecs) ont ouvert la rhétorique à un art de la mémoire qui ne reposait que sur le visible. L’art de la mémoire, méthode destinée à soutenir la parole de l’orateur en lui remettant à l’esprit la suite de son discours, procède de la même manière que l’enquête géographique: il s’appuie sur le parcours d’un regard allant d’un lieu à un autre et découvrant en chacun un objet original. Cet objet est le symbole du thème que l’orateur doit développer au moment où il le rencontre. Il importe aussi, bien entendu, que le lieu, imaginaire ou réel, dans lequel il « inscrit » sa mémoire soit parfaitement connu de lui, de manière à ce que l’ordre de son trajet puisse s’adapter à celui de son discours : ce peut être sa propre maison5.

Sa maison, Michel Butor l’a aussi construite de la peinture : avec délicatesse, par collages tout d’abord, comme un explorateur qui pose ses repères, des Combine Paintings de vie vécue, rêvée, jouée.

Puis en mêlant ses mots aux gestes des artistes, écritures à deux langues évoquant le même monde.

Il a aussi posé, avec précision et générosité, ses mots sur la « peinture », dans la recherche constante de la traduction d’un monde par un autre, toujours à l’écoute, toujours dans le regard.

Ce regard qui avait su également saisir les mots dans la peinture :

Si les mots attirent si fort notre attention dans les peintures, ce n’est pas seulement parce que nous les reconnaissons, et que nous avons l’impression que l’on s’adresse à nous, c’est aussi parce que les lettres, pour pouvoir transcrire la parole, doivent constituer un système d’éléments formels remarquablement différenciés, de même que les sonorités d’une langue doivent être articulées les unes par rapport aux autres avant de pouvoir se conjuguer en un discours. L’alphabet constitue un ensemble de figures dont les combinaisons formeront toujours des formes fortes.

Nous avons défini comme texture optique ces propriétés plastiques de l’imprimé ou du manuscrit qui ne changent point que l’on connaisse ou non la langue…6

Et encore :

 À partir de l’image que je vois, les mots me permettront d’en imaginer une autre meilleure7.

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Michel Butor © Ghislaine Del Rey

Regard qui ouvre tous les regards et qui a permis au lecteur plasticien de se reconnaître dans ses mots, de trouver son regard dans son regard. Pour tout cela, merci Michel Butor !

Notes de bas de page numériques

1  Anne-Marie Christin, L'Image écrite ou la déraison graphique [1995], Paris, Flammarion, coll. « Champs », 2001, p. 120.

2  Anne-Marie Christin, L’Image écrite ou la déraison graphique, op cit, p. 121.

3  André Helbo, Michel Butor. Vers une littérature du signe, Bruxelles, Éditions Complexe, 1975, p. 95.

4  André Helbo, Michel Butor. Vers une littérature du signe, op cit, p. 39.

5  Anne-Marie Christin, L’Image écrite ou la déraison graphique, op cit, p. 122.

6  Michel Butor, Les Mots dans la peinture, Genève, Éditions d’art Albert Skira, 1969, pp. 159-160.

7  Michel Butor, Les Mots dans la peinture, op cit, p. 172.

Pour citer cet article

Ghislaine Del Rey, « Butor : un certain regard… », paru dans Loxias-Colloques, 1. Voyage en écriture avec Michel Butor, Le pas du texte, Butor : un certain regard…, mis en ligne le 15 décembre 2011, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=314.

Auteurs

Ghislaine Del Rey

Plasticienne et philosophe, Ghislaine Del Rey enseigne au Département des Arts de l’Université de Nice Sophia-Antipolis. Elle mène aussi une importante activité de formatrice et conseillère pédagogique. En tant que chercheur (membre du Centre de Recherche d’Histoire des Idées), Ghislaine Del Rey travaille principalement sur l’art moderne et l’art contemporain et plus précisément, sur l’« école de Nice » et les multiples enjeux de ce mouvement. Spécialisée dans les arts plastiques du XXe siècle, Ghislaine Del Rey est connue en tant que critique d’art et médiateur artistique. Elle publie régulièrement dans Art Sud Magazine. Nous devons à son commissariat des expositions telles Visage et Paysage (Centre Culturel du Monastère de Saorge, 2005), Poésie et peinture en dialogue. Actes de passage (Centre Culturel du Monastère de Saorge, 2008).