Loxias-Colloques |  15. Traverser l'espace 

Philipart Marie-Marie  : 

Les espaces cachés du plateau

Umwelt (2004) et Salves (2010) de la Compagnie Maguy Marin

Résumé

Les œuvres Umwelt et Salves créées par la chorégraphe Maguy Marin déroutent autant qu’elles captivent le spectateur par l’usage d’une scénographie complexe qui tend à brouiller sa perception de l’espace scénique. Par un jeu alternant entre apparitions et disparitions qui dissimule une partie des actions des danseurs, ces deux œuvres chorégraphiques excitent la vision, la mémoire et l’imaginaire du spectateur. La question des intervalles inhérente à la construction fragmentaire de ces deux pièces apparaît comme un élément fondamental à leur analyse. En supposant l’existence d’une danse secrète, d’une infra-chorégraphie, déployée implicitement au sein de ces espaces aveugles, cette analyse nous permettra d’explorer les manières d’être en scène et en hors scène et de questionner les lignes poreuses de l’espace scénique.

Index

Mots-clés : danse , espace-temps, fragment, intervalle

Géographique : France

Chronologique : Période contemporaine

Plan

Texte intégral

Le caractère fragmentaire des œuvres Umwelt1 et Salves2 de la chorégraphe Maguy Marin, provoqué respectivement par la géométrie du dispositif scénique ou l’intermittence d’un éclairage par faibles faisceaux, découpe l’action des danseurs, entrave la perception des images que le spectateur s’obstine à retenir et disloque du même coup le continuum espace-temps de la scène.

Cette dramaturgie, fondée sur un principe d’apparitions et de disparitions succinctes, interroge moins sur la saillance des images que sur ce qui se joue et se noue dans ces espaces aveugles. Reposant sur l’accumulation d’actions furtives, construites pas une spatio-temporalité qui les restreint et les circonscrit, l’analyse de ces deux créations chorégraphiques se justifie par leur construction intervallaire analogue, avançant par sauts de perceptions. Leur valeur suspensive échappe en effet à toute stabilité pour mieux déjouer les mécanismes de la mémoire du spectateur et les critères de lisibilité des images qu’elles véhiculent.

Leurres, sièges de métamorphoses, espaces implicites d’une écriture chorégraphique et lieux transitoires de projections virtuelles, les natures possibles de l’intervalle à l’origine de ces œuvres fragmentaires seront traversées sans prétention de complétude, tant la question du fragment dans la création artistique en général est vaste et plurivoque.

À partir de cet entre-deux qui servira de point d’ancrage à l’analyse de ces pièces chorégraphiques, nous tenterons de faire émerger l’expérience esthétique de leur spatialité, d’interroger les modes d’apparitions de cette distance irréductible et de lever partiellement le voile sur les espaces qu’il dissimule.

L’espace-temps de l’en-scène

Dans l’espace scénique d’Umwelt3, sont disposées en quinconce des parois réfléchissantes sur trois rangées formant un long couloir latéral à plusieurs entrées. Ces embrasures béantes scindent l’espace en plusieurs parties et révèlent de manière stroboscopique les actions des danseurs. Ces derniers circulent à tour de rôle autour des panneaux de la seconde rangée sans jamais franchir le seuil tracé par la première. Les actions exécutées dans ces espaces vacants, structurées en gestes simples et répétitifs, sont réglées sur une dizaine de foulées à tempo modéré qui marquent la mesure et superposent les trajectoires et pivots des danseurs. À cette marche quasi métronomique « constituée de mille variations de directions4 » s’ajoutent leurs actions synchrones aussi intimes que familières – se battre, s’enlacer, s’habiller, fumer, manger ou recracher. Ces déplacements incessants et à l’unisson qui plongent le spectateur dans un état hypnagogique, concourent à rétablir la continuité des mouvements initialement fragmentés par la géométrie du dispositif. Une illusion qui n’est pas sans évoquer certains jouets optiques comme le praxinoscope, dont les vignettes réfléchies et rotatives permettent à l’observateur de reconstituer la persistance du mouvement par compensation optique.

Cette galerie centrale en aplat scinde le plateau en deux parties. Si l’espace situé derrière la troisième rangée de panneaux n’est pas visible, l’avant-scène est occupée par trois guitares électriques dont les cordes sont grattées par une bobine tendue, elle-même reliée à un dispositif mécanique. À ce son strident et aléatoire, imaginé par le compositeur et musicien Denis Mariotte, s’ajoute le souffle assourdissant des ventilateurs qui ébranle les panneaux réfléchissants de la scénographie et déforme les reflets des danseurs. Cette force cinétique modifie la texture des parois, semblable à la surface aqueuse du miroir du film Orphée (1950) de Jean Cocteau ; plan limitrophe qui assure le passage vers un autre monde, un autre espace-temps. Un large segment de ce front de scène reste inoccupé par les danseurs. S’ils ne s’y aventurent que pour chuter, la valeur séparatrice initiale de cette avant-scène, s’interposant entre l’espace d’action et les gradins, devient au fil de la représentation un espace commun où s’accumulent des débris de toutes sortes, jetés indifféremment au cours de la marche des danseurs. Ces objets-témoins dessinent une nouvelle perspective : les projections apportent une profondeur et brisent l’ordonnance implacable du mouvement. Rappelons au passage que le titre même de l’œuvre fait référence au concept d’Umwelt introduit par Jacob Von Uexküll, traduit en français par le terme de « milieu », pour décrire la détermination des stimuli environnementaux et l’existence de mondes sensoriels propres à chacun5. Maguy Marin explique d’ailleurs que la question des déchets est directement liée au concept développé par l’éthologue. Par cette création, elle interroge notamment « la manière dont le monde est affecté par nos façons de vivre, et comment ce monde nous affecte […]. Comment on prend pour soi des choses, et comment on jette ce qui ne nous convient pas6 ». Umwelt semble décliner les multiples sensorialités entretenues avec ce milieu que la vie urbaine moderne tend à appauvrir.

L’effet fascinatoire des apparitions et disparitions succinctes qui composent cette œuvre chorégraphique est provoqué par une restriction spatiale et temporelle semblable à celle activée dans Salves7. Sur les murs anthracites qui encadrent et resserrent l’espace de cette dernière pièce sont accolés des Revox qui tournent alternativement et diffusent des sons superposés, parmi lesquels nous reconnaissons, entre deux rumeurs indiscernables, les vociférations de personnalités politiques ou l’intonation de quelques dialogues de films. Si la lumière est éblouissante dans Umwelt, l’éclairage intermittent par faibles faisceaux de Salves plonge au contraire le spectateur dans une obscurité quasi-totale.

Les actions frénétiques, soumises à une partition rythmique qui contraint leur durée, relèvent également d’une gestualité quotidienne dominée par les chutes, les courses et les marches. Une fois encore, la pluralité des apparitions et leur fulgurance affectent l’appréciation du spectateur qui les saisit à la volée. Dans ce répertoire d’images, il note des fuites hâtives et clandestines et pressent des traques. Si les mouvements sont orientés par un affolement collectif, quelques séquences plus modérées, focalisées sur des gestes soigneux et contrôlés, ralentissent la cadence : une femme qui nourrit et habille un vieil homme ou recolle minutieusement les bris d’un vase qui finira décoré de fleurs. Ces lueurs sont directement inspirées par la figure de la luciole telle que décrite dans Survivance des Lucioles de Georges Didi-Huberman8, symbole de contre-pouvoir dont Pier Paolo Pasolini avait annoncé la disparition dans son article des lucioles publié en 19759.

Les interruptions brutales qui forment la dramaturgie de Salves, juxtaposant les différentes séquences sans logique apparente ni interprétation continue, affectent le discernement du spectateur. Après un temps d’adaptation, sa vision scotopique ne lui permet de retenir l’action que partiellement et fausse les informations qu’il recueille. À l’état d’hyperstimulation visuelle du spectateur s’ajoute la force interruptive du hors-scène qui dessine un espace extrinsèque et contribue au resserrement de l’espace théâtral vers un huis clos – les tables modulables et la vaisselle qui le décorent suggèrent un salon ou une salle à manger. De la même manière dans Umwelt la constance du débit gestuel et les actions superposées permettent au spectateur de reconstituer, sans interruption, le flux des circulations. Ces éléments suggèrent une compression spatiale, accentuée par sa géométrie en rectangles qui encadre chacune des actions et facilite leurs corrélations.

La réitération commune à ces deux œuvres permet aux danseurs d’habiter l’espace sans pour autant s’y attarder et « de porter la première fois à la ‘nième’ puissance10 ». En activant les mécanismes de la mémoire, la répétition accroît la portée des images. Umwelt et Salves sont donc des « constructions mouvantes » et dynamiques qui se déploient « de proche en proche11 » par une opération de transduction ; simultanément à la propagation et la structuration des gestes, une différence essentielle et prolifique s’immisce dans la série des apparitions. L’isochronisme d’Umwelt ou le noir de Salves ouvrent entre deux répétitions un espace variable d’indétermination. C’est également dans ces espace-temps que se noue la transmission des gestes et que se tisse étroitement la relation entre le dedans et le dehors du plateau.

L’intervalle ou l’intrication du dedans et du dehors

La perception des images par saccade s’appuie davantage sur le mouvement entre les images, frange intervallaire qui ouvre un espace entre l’en-scène et le hors-scène, où siège une mobilité :

L’image est caractérisée par son intermittence, sa fragilité, son battement d’apparitions, de disparitions, de réapparitions et de redisparitions incessantes […]. L’image est peu de chose : reste ou fêlure. Un accident du temps qui le rend momentanément visible ou lisible12 .

La construction fragmentaire est faite de passages par lesquels le spectateur s’engage dans le processus de structuration du sens. Pour ces deux créations, les embrasures du dispositif, desquelles affleure infatigablement une foule de personnages, attisent le spectateur et excitent son imaginaire :

L’endroit le plus érotique d’un corps n’est-il pas là où le vêtement bâille ? […] c’est l’intermittence, comme l’a bien dit la psychanalyse, qui est érotique : celle de la peau qui scintille entre deux pièces (le pantalon et le tricot), entre deux bords (la chemise entrouverte, le gant et la manche) ; c’est ce scintillement même qui séduit, ou encore : la mise en scène d’une apparition-disparition13.

Le spectateur alerte pressent dans le reflet des miroirs d’Umwelt la nature des gestes encore à peine perceptibles, ou anticipe l’apparition des séquences de Salves à partir d’un arrangement qu’il a lui-même présagé. Si cette prévision est souvent vaine, elle l’entraine toutefois dans un jeu pour lequel il tisse et carde sans cesse les fils d’une temporalité. L’inconfort visuel provoqué par l’éclairage alternatif de cette dernière pièce l’incite à maintenir une attention particulière et à reconstituer, à partir de sa mémoire corporelle, un mouvement qui en partie lui échappe. Ainsi, il peut recomposer la dynamique d’un saut à partir de son élan ou le choc d’une chute depuis son déséquilibre.

Cette dramaturgie du fragment, pour laquelle les images brutalement entrecoupées de noir sont composées comme un travail de montage cinématographique, n’est pas sans évoquer le principe du montage cut tel que développé par Éric Vautrin dans Théâtre et cinéma. Le croisement des imaginaires :

La transition de la première séquence à la seconde se fait par un passage au noir, un noir qui ne quittera plus le plateau et sera percé par des éclats de lumière. Si la première partie relève du plan-séquence, la deuxième partie renvoie à cette autre forme cinématographique qu’est le montage cut. S’enchainent en effet un grand nombre d’actions, sans lien apparent les unes avec les autres et entrecoupées de noirs brusques. Le montage cut combine l’instantané et le gros plan, qui sont ici mêlés – car dans le staccato scandé de façon quasi mécanique par la lumière, on ne voit la plupart du temps qu’une partie de la scène, isolant des protagonistes de leur environnement. De la même façon qu’un gros plan fragmente un ensemble et isole la partie du tout, les actions surgissent ici en dehors de tout rapport perceptible avec autre chose, dans le temps comme dans l’espace14.

Si dans cette œuvre le montage laisse un espacement suffisamment grand pour interrompre le fil des images et provoquer un battement, leur succession dans Umwelt se fonde davantage sur le principe du fondu-enchainé. En suivant la logique d’Éric Vautrin – outre la familiarité esthétique de ces deux créations qui nous permet un tel emprunt – les raccords dans cette pièce se situent a contrario dans l’enchainement des phrases chorégraphiques : alors que les interprètes se dégagent des panneaux de la scénographie pour amorcer la phrase B, les interprètes de la phrase A s’y engouffrent. Cet effet de tuilage qui superpose A et B provoque une brève surimpression qui délimite subtilement le passage – ou le retour – entre deux espace-temps. Si le principe de la persistance rétinienne a précédemment été évoqué à propos de cette création, cette surimpression rappelle également celui du palimpseste. Cette comparaison est d’autant plus prenante qu’elle évoque le titre de l’ouvrage de Gérard Genette dans lequel il y développe une théorie de l’intertextualité15. Cette notion peut également s’appliquer aux brèves séquences de Salves qui s’apparentent à des micro-citations piochées dans un réservoir d’images collectives, redoublant de surcroit la question de l’unité en privilégiant le ressassement et le surgissement à la linéarité de la trame. Parmi ces clins d’œil à la culture populaire, nombreuses sont les dérivations cinématographiques, picturales ou littéraires. Nous pouvons énumérer entre autres – et pour rester dans le champ cinématographique – la silhouette d’Humphrey Bogart ceinturée dans son imperméable et le visage ombré par sa coiffe de détective, une Venus Noire caricaturale évoquant le film éponyme d’Abdellatif Kechiche, ou la parodie du prologue de La Dolce Vita de Fellini au cours de laquelle un hélicoptère téléguidé suspend au-dessus du plateau la statuette du Christ rédempteur. Notons au passage qu’à l’instar de la distinction fondamentale effectuée par Henri Bergson dans Matière et mémoire16, les fragments de Salves alternent à la fois entre une mémoire corporelle acquise par répétition et une mémoire intuitive, abstraite de l’espace-temps de la représentation, qui, dans un mouvement involontaire, fait remonter le souvenir, subjectif, à la conscience.

En contrariant les mécanismes de la mémoire, les hiatus qui constituent la dramaturgie de ces deux créations chorégraphiques contribuent à faire illusion ; les intervalles aveugles qui les rythment sont en effet les lieux de métamorphoses inouïes. Le projecteur attentionnel du spectateur est alors orienté par misdirection vers des points précis du plateau ; un punctum ou un « tilt » qui active sa mémoire et lui dissimule les trucs sur lesquelles ces deux créations chorégraphiques reposent.

Imposer une présence invisible : la danse cachée

Qu’est-ce qui se joue en dehors de l’espace d’action ? Chaque intervalle le transforme et le réorganise, trouble un peu plus la frontière qui le sépare du dehors, et agrandit la portée des images qu’il diffuse au-delà du cadre suggéré par l’espace scénique. Le caractère fascinatoire du scintillement des images, qui signe également la singularité de ces créations, concourt à s’interroger sur ce qui se trame dans ces intervalles aveugles.

Dans une lettre adressée à Sabine Prokhoris à propos de la reprise d’un rôle dans Salves, l’interprète Mayalen Otondo explique la division des actions sur un mode hétérarchique :

Dans chacune de nos partitions, nous avons des actions de premier plan à faire, comme par exemple lorsque je m’évanouis. Je suis seule en lumière, je m’écroule. Et puis, nous avons un tas d’autres actions de second plan : ramasser les morceaux du globe explosé, les morceaux de chaise cassée, déplacer une structure dans le noir pour permettre à quelqu’un d’autre d’y entrer. Ces actions de premier et de second plan ne signifient pas que les unes soient plus importantes que les autres, car tout y est indispensable. Ce qu’elles mettent en jeu, pour moi, c’est notre capacité à être au service d’une œuvre collective pour que ça puisse marcher. Puisque chacune de nos actions y est indispensable, nous sommes tous indispensables, tout en sachant que notre rôle n’est pas important s’il n’appartient pas à l’ensemble17.

Des gestes de natures différentes se dévoilent dès lors que nous observons Salves en pleins feux, ou que nous regardons Umwelt depuis son troisième espace. Cette division révèle l’existence de gestes coordonnants qui bien qu’invisibles n’en sont pas moins habiles, soumis, au même titre que les gestes spectaculaires, à la rigueur d’une partition rythmique et spatiale. La cohabitation de ces deux gestualités, imbriquées et interdépendantes, place de surcroit les interprètes sur un même plan. Notons que la difficulté semble toutefois multipliée au sein de ces espaces cachés, dans la mesure où leur occupation par les danseurs est négociée officieusement et leur appréhension entravée par une visibilité intermittente et instable. Ainsi, la régularité des apparitions et soutenue par une danse latente qui siège dans le verso de l’espace d’action, où s’enchaînent avec rapidité une série de gestes implicites, majorés par l’abondance d’objets et de costumes qui traversent ces deux créations. Dans Umwelt, la régularité du mouvement collectif parfaitement synchronisé, est corroborée par les danseurs qui, une fois passés derrière les panneaux et cachés à la vue du spectateur, rejoignent l’espace attenant à leurs entrées respectives, enfilent de nouveaux costumes et, pour ne pas perdre un temps précieux en gestes superflus, organisent cette série de gestes en une chorégraphie complexe fixée au fur et à mesure des répétitions. Si les gestes dits spectaculaires sont ordonnancés en amont, les gestes coordonnants sont le résultat d’arrangements internes et individuels. Les contraintes tissent donc les fils d’une infra-chorégraphie évoquée par l’interprète Theresa Cunha à propos Salves :

Je devais mettre le costume de la Hottentote, dans le noir, c’était compliqué. Je profitais de petites luminosités qui venaient du plateau, pour dire ‘ah oui, le bras est là’. Et tout en trouvant ça difficile, j’avais envie de suivre cette contrainte-là. Je n’avais pas envie de me mettre une petite lumière en cachette mais de trouver comment faire pour y arriver18.

Un point qui rejoint la question de la tension immanente au hors-scène, exprimée par Ennio Sammarco et Ulises Alvarez au sujet de cette même création :

Ennio Sammarco : Tout ce travail de dextérité dehors ! Même pas sur le plateau. Le plateau c’était vraiment ce travail presque fulgurant, qui retrouve un calme quasi pérenne, alors que derrière on était dans un état…
Ulises Alvarez poursuit : …Fébrile constant19.

Les contraintes spatio-temporelles, caractéristiques des créations chorégraphiques de Maguy Marin, contribuent pleinement au développement d’une imagination pratique. Leur dénouement, par une recherche astucieuse et résiliente, maintient le danseur dans « un état nerveux actif20 ».

La contrainte c’est comme une sorte de petite porte qu’il faut traverser, tu la passes et tu ouvres un autre espace, que tu découvres. Du coup, tu as un nouvel espace qui s’est créé que tu ne soupçonnais pas. Peut-être aussi qu’on aime cette sorte de défi : « comment arriver à faire cette chose-là plus vite. Je me suis amusé énormément dans Salves à enlever le nœud de papillon très vite par exemple. Comment arriver à trouver une solution, c’est ça qui nous attise21 ».

Défaire un nœud de papillon, ramasser les morceaux de vaisselles brisées, dégager un espace à des circulations nouvelles pour perpétuer la dynamique de la représentation, autant d’actions de second plan qui « font danse », alors même que la danse semble se profiler à l’état de trace par une corporéité quotidienne. L’intranquillité du travail chorégraphique porté par la contrainte est inhérente au processus de création de la compagnie. Ces stratégies d’empêchements mises en place par la chorégraphe déplacent l’attention de soi vers une forme chorégraphique dialogique. Les gestes quels qu’ils soient, visibles ou implicites, spectaculaires ou coordonnants, de premier ou second plan, contribuent réciproquement à la construction d’une œuvre collective à travers laquelle la présence individuelle du danseur est déterminée par sa force corrélative.

Les spatialités structurantes d’Umwelt et Salves, articulées à la question des intervalles, amènent le spectateur à les appréhender sensiblement par le milieu. Ces systèmes atemporels aux horizons éclatés s’érigent à travers leurs brèches ou leurs vides :

Ce que nous voyons ne vaut – ne vit – à nos yeux que par ce qui nous regarde. Inéluctable est pourtant la scission qui sépare en nous ce que nous voyons d’avec ce qui nous regarde. Il faudrait donc repartir de ce paradoxe où l’acte de voir ne se déploie qu’à s’ouvrir en deux22.

La logique du fragment est celle d’un anéantissement dont les bris portent une autonomie nouvelle. Ainsi l’espace-temps décousu de ces œuvres chorégraphiques rompt avec toute logique systématique ou totalisante en subrogeant l’espace perspectif à l’espace d’action, ouvert de toutes parts à une infra-chorégraphie qui le sous-tend.

Par ailleurs, les lignes flexibles entre l’en-scène et le hors-scène sont infléchies par les méandres de l’imaginaire et de la mémoire du spectateur contribuant au caractère plurivoque des images véhiculées. Ce va-et-vient permanent lui est aussi libérateur que déconcertant, dans la mesure où les œuvres chorégraphiques ne sont plus appréhendées dans leur transcendance, mais dans leurs relations effectives avec de nouvelles entités signifiantes. L’espace-temps hachuré par une écriture chorégraphique itérative et fragmentaire re-tisse en somme une relation dynamique entre l’œuvre et le spectateur engagé dans le processus de construction de sens, et institue une nouvelle expérience de l’espace chorégraphique.

Notes de bas de page numériques

1 Créé en 2004 au centre culturel Le Toboggan de Décines.

2 Créé en 2010 au Théâtre National Populaire de Villeurbanne dans le cadre de la Biennale de la danse à Lyon.

3 Photographies d’Umwelt en scène et en studio prises par Didier Grappe, http://didiergrappe.free.fr/spip.php?rubrique9 [consulté le 20/04/2019].

4 Marie Bardet, « Marcher », in Marie Glon et Isabelle Launay (dir.), Histoires des gestes, Arles, Actes Sud, 2012, p. 65.

5 La théorie de l’Umwelt est développée par l’auteur dans Jacob Von Uexküll, Milieu animal et milieu humain, Paris, Bibliothèque Rivages, 2010.

6 Entretien avec Maguy Marin, http://www.paris-art.com/umwelt/ [consulté le 10/08/2018].

7 Photographies de Salves prises par Didier Grappe, 2010, http://didiergrappe.free.fr/spip.php?rubrique9 [consulté le 20/04/2019].

8 Georges Didi-Huberman, Survivance des lucioles, Paris, Les Éditions de Minuit, 2009.

9 Pier Paolo Pasolini, « L’article des lucioles », Écrits corsaires, [1976] (trad. P. Guillhon), Paris, Flammarion, 2005, p. 180-189.

10 Gille Deleuze, Différence et Répétition, Paris, Presses Universitaires de France, 2017, p. 8.

11 Note d’intention d’Umwelt, https://ramdamcda.org/creation/umwelt [consulté le 30/09/2018].

12 Georges Didi-Huberman, Survivance de lucioles, Paris, Les Éditions de Minuit, 2009, p. 74.

13 Roland Barthes, Le Plaisir du texte, Paris, Éditions du Seuil, 1973, p. 19.

14 Éric Vautrin, « Salves – cinéma », Marguerite Chabrol et Tiphaine Karsenti (dir.), Théâtre et cinéma. Le croisement des imaginaires, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013, p. 210.

15 Gérard Genette, Palimpseste, la littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, 1982.

16 Henri Bergson, Matière et mémoire, [1896], Paris, Éditions Flammarion, 2012.

17 Sabine Prokhoris, Le fil d’Ulysse retour sur Maguy Marin, Paris, Les presses du réel, 2012, pp. 264-265.

18 Sabine Prokhoris, Le Fil d’Ulysse, retour sur Maguy Marin, Paris, Les presses du réel, 2012, p. 235.

19 Entretien avec Ennio Sammarco et Ulises Alvarez, Salves (2010), réalisé le 22 juillet 2014 à Toulouse.

20 Entretien avec Ennio Sammarco et Ulises Alvarez, Salves (2010), réalisé le 22 juillet 2014 à Toulouse.

21 Sabine Prokhoris, Le fil d’Ulysse, retour sur Maguy Marin, Paris, Les presses du réel, 2012, p. 236.

22 Georges Didi-Huberman, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, les Éditions de Minuit, 1992, p. 9.

Bibliographie

BARTHES Roland, Le Plaisir du texte, Paris, Éditions du Seuil, 1973.

BERGSON Henri, Matière et mémoire, [1896], Paris, Éditions Flammarion, 2012.

CHABROL Marguerite, KARSENTI Tiphaine (dir.), Théâtre et cinéma. Le croisement des imaginaires, Rennes, Presses universitaires de Rennes, 2013.

DELEUZE Gilles, Différence et Répétition, Paris, Presses Universitaire de France, 2017.

DIDI-HUBERMAN Georges, Survivance des lucioles, Paris, Les Éditions de Minuit, 2009.

DIDI-HUBERMAN Georges, Ce que nous voyons, ce qui nous regarde, Paris, Les Éditions de Minuit, 1992.

GENETTE Gérard, Palimpsestes, la littérature au second degré, Paris, Éditions du Seuil, 1982.

GLON Marie, LAUNAY Isabelle (dir.), Histoires des gestes, Arles, Actes Sud, 2012.

PROKHORIS Sabine, Le fil d’Ulysse, retour sur Maguy Marin, Paris, Les presses du réel, 2012.

Pour citer cet article

Philipart Marie-Marie, « Les espaces cachés du plateau », paru dans Loxias-Colloques, 15. Traverser l'espace, Les espaces cachés du plateau, mis en ligne le 05 décembre 2019, URL : http://revel.unice.fr/symposia/actel/index.html?id=1408.

Auteurs

Philipart Marie-Marie

Marie-Marie Philipart est doctorante en danse à l’Université Côte d’Azur sous la direction de Marina Nordera et la codirection de Sylvie Ballestra-Puech. Après une première recherche menée autour de l’œuvre Salves de Maguy Marin dans le cadre de son mémoire de Master 2, sa thèse porte désormais sur les relations entre la danse et le texte, et principalement sur les effets citationnels dans les créations de la compagnie depuis Points de fuite (2001).

Université Côte d'Azur, CTEL