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Ioana Manea :
L’Espagne chez La Mothe Le Vayer ou comment utiliser les stéréotypes de la littérature politique pour exprimer des opinions libertines
Résumé
Cet article prend comme point de départ l’image de l’Espagne qui se dégage des ouvrages publiés par La Mothe Le Vayer au cours des années 30 du XVIIe siècle. Parus sous pseudonyme ou à paternité reconnue et dédiés parfois au cardinal de Richelieu, ces écrits voient le jour à une époque où l’Espagne est perçue comme un pays qui dissimule ses ambitions impérialistes sous une fausse piété. Comme le montre Étienne Thuau dans son livre intitulé Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu (1966, rééd. 2000), à l’origine de cette perception de l’Espagne se trouve la propagande menée pour servir les intérêts politiques de Louis XIII, que la guerre oppose au souverain espagnol. Dans des ouvrages comme En quoi la piété des Français diffère de celle des Espagnols, La Mothe Le Vayer ne se contente pas de s’attaquer à l’usage intéressé que les Espagnols font de la religion ou aux méthodes qu’ils utilisent pour évangéliser les Amérindiens. À travers les Espagnols notre auteur vise l’arrogance de tous les soi-disant bons chrétiens qui, d’une part, refusent de reconnaître les qualités morales des païens et qui, d’autre part, prétendent connaître, voire accomplir les desseins que la divinité a sur les hommes. Instrumentalisant le culte de Dieu pour dominer le monde et aspirant au statut de monarchie universelle, la couronne d’Espagne permet à La Mothe Le Vayer d’illustrer une autre idée qui lui tient à cœur : le succès en politique relève du hasard et non pas de la mise en pratique d’une science particulière. Tout en invoquant des lieux communs qui ont pour objet soit l’habileté politique, soit l’hypocrisie religieuse de l’Espagne, La Mothe Le Vayer exprime des opinions qu’il continuera à développer dans des œuvres ultérieures et qui rappellent le credo qu’il expose dans l’avant-propos de son premier écrit, publié sous le couvert de l’anonymat : fier du libertinage de sa plume, La Mothe Le Vayer alias Orasius Tubero n’accepte de se soumettre qu’à l’autorité de sa raison.
Index
Mots-clés : Amérindiens , Espagne, religion
Texte intégral
1Dans son livre intitulé Raison d’État et pensée politique à l’époque de Richelieu1, Étienne Thuau met en évidence, entre autres, la réplique donnée par la propagande servant les intérêts politiques de Louis XIII aux accusations de pragmatisme indifférent aux considérations d’ordre spirituel qui avaient été portées contre la France par les milieux attachés à l’idéal d’une communauté internationale fondée sur la foi : considérant comme obsolète le rêve de la Res Publica Christiana, le pays gouverné d’une main de fer par le cardinal de Richelieu a choisi, pendant la guerre de Trente Ans, de s’allier avec des pays protestants comme la Hollande et la Suède contre l’Espagne catholique. Pour rejeter les reproches formulés contre la politique étrangère du Roi Très Chrétien, les publicistes travaillant à sa solde montrent que la religion n’est, en réalité, qu’un prétexte pour son adversaire, le monarque espagnol surnommé aussi le Roi Très Catholique. La foi catholique jouerait pour la couronne d’Espagne le rôle d’un subterfuge, lui permettant de dissimuler les intérêts temporels qui seraient à l’origine de ses actions politiques. Ainsi, le pays du Roi Très Catholique ne serait-il pas plus pieux en matière de politique que celui du Roi Très Chrétien, où les arguments religieux invoqués en faveur des décisions politiques deviennent de moins en moins plausibles.
2Peut-être sensible au bon accueil réservé par les lettrés aux Dialogues faits à l’imitation des anciens (1630-1631), Richelieu a décidé de mettre à profit la plume de leur auteur, La Mothe Le Vayer, qui se cachait sous le pseudonyme d’Orasius Tubero. La Mothe Le Vayer est ainsi chargé en 1632 d’aider Jean de Sirmond et Paul du Chastelet à défendre l’alliance réalisée par le cardinal avec les protestants contre les catholiques espagnols. Pour ce faire, entre autres, de 1636 à 1638 il rédige une série d’ouvrages qui incriminent la politique aussi bien que la propagande espagnoles et qui s’intitulent Discours de la contrariété d’humeurs, En quoi la piété des Français diffère de celle des Espagnols et Discours de l’histoire2. Dans ces œuvres, La Mothe Le Vayer oppose l’honnêteté censée caractériser le discours politique français et l’hypocrisie présentée comme propre à la littérature politique espagnole. Tandis que le Roi Très Catholique invoque la piété en faveur de ses entreprises, le Roi Très Chrétien n’hésite pas à reconnaître que ses actions visent uniquement un but temporel. Loin d’être destiné à encourager l’hérésie, l’accord entre la monarchie française et ses anciens alliés, les réformés hollandais, suédois et suisses, a été négocié, selon La Mothe Le Vayer, pour repousser les attaques lancées par les Espagnols de toutes les directions contre la France3. Conçue pour préserver le pays du Roi Très Chrétien de la destruction, l’entente avec les protestants n’est pas conforme seulement au droit naturel, mais aussi aux préceptes religieux : comme la nature, aussi bien que la religion, ont toutes les deux été créées par Dieu, « on ne peut pas dire, que ce qui est naturellement juste, soit injuste dans la Réligion4 ». Fondé sans aucune équivoque sur l’intérêt d’État et sur le droit naturel, le pragmatisme politique français peut, dans la vision de notre auteur, invoquer en sa faveur l’autorité d’un bon nombre d’exemples tirés de l’Histoire Sainte ou profane.
3Aspirant au statut de meilleurs scolastiques, les théologiens espagnols n’hésitent pas pour autant, d’une part, à fournir des arguments à l’appui des alliances entre leurs souverains et les protestants, et, d’autre part, à condamner la coalition des monarques français et des adeptes de la religion réformée. La Mothe Le Vayer, qui ridiculise les démonstrations sophistiquées, ou les « subtiles distinctions », auxquelles ont recours les scolastiques espagnols « pour persuader à tout le monde, que ce qui est permis de Droit divin & humain, à parler généralement, doit être defendu en particulier, s’il choque tant soit peu leurs interêts5 », entend ainsi démontrer la duplicité spécifique des scolastiques espagnols. Tout en blâmant l’entente à laquelle la France a été contrainte de parvenir avec certains pays considérés comme hérétiques, les spécialistes espagnols de théologie n’ont pas de difficulté à justifier les alliances que leurs souverains ont conclues avec les protestants, notamment afin d’étendre leur influence en Europe. Mothe Le Vayer observe que, en dépit de leur prétendu dévouement au catholicisme, les Espagnols se sont aperçu du rôle que le protestantisme a été susceptible de jouer, dès son apparition, sur la scène politique de l’Europe : ils ont combattu ou soutenu l’expansion de la religion réformée en tenant compte de la raison d’État et non pas du respect la foi catholique. D’ailleurs, ajoute-t-il, si, dans ses décisions politiques, la couronne d’Espagne avait réellement pris en considération la piété, elle aurait déjà réussi à exploiter les occasions qu’elle a eues pour réprimer partout dans le monde l’hérésie, l’idolâtrie et l’incrédulité6. Elle a souvent envisagé la religion réformée comme un moyen d’affaiblir des pays comme la France, l’Allemagne et l’Italie, qui auraient pu menacer sa position privilégiée en Europe. Du reste, les monarques espagnols ne s’accommodent pas seulement des alliances avec les princes protestants, mais aussi de celles avec des souverains qui ne sont même pas chrétiens. Toujours selon La Mothe Le Vayer, poussés uniquement par le désir de dominer le monde ou de s’enrichir, par exemple à travers le commerce d’épices, les rois d’Espagne se sont liés d’amitié avec des rois infidèles partout en Afrique ou en Asie. Les polémistes défendant la cause des monarques espagnols sont décrits comme également sournois lorsqu’ils calomnient les Français pour s’être alliés avec les adeptes de la religion réformée et lorsqu’ils les critiquent sévèrement pour avoir agi de concert avec les Turcs. Non seulement les Espagnols ont tenté eux-mêmes d’arriver à une entente avec le souverain de l’Empire ottoman, mais, de plus, ils se taisent sur les raisons qui ont incité les rois de France à le faire. La propagande fidèle aux princes espagnols feint de ne pas saisir l’importance des motifs qui, pour notre écrivain engagé et, par conséquent, sensible à la réputation de son pays, ont été à l’origine de l’alliance entre les Français et l’empereur des Turcs : les monarques français ont fait appel à un tel moyen surtout pour sauvegarder les Lieux saints et pour délivrer les esclaves chrétiens détenus par les Ottomans7.
4Les Espagnols « ne baisent les pieds des Papes, que pour leur lier les mains8 », écrit La Mothe Le Vayer, affirmant ainsi que la prétendue soumission des Rois Très Catholiques à l’autorité de l’Église et notamment à celle des papes n’est pas plus désintéressée que le combat mené contre les hérétiques et les mahométans9. La couronne d’Espagne essaie de transformer les papes en ses chapelains et, s’ils tentent de s’y opposer, elle menace de les déposer. Nommés « Turcs Occidentaux », afin de dénoncer, par la comparaison avec les Turcs Orientaux, une politique de conquêtes brutales, les Espagnols sont peints comme les amis intéressés du pape, faisant craindre aux souverains pontifes qui tenteraient d’entraver leurs desseins de piller encore une fois Rome et de refaire prisonnier l’occupant du Saint-Siège10. La ferveur religieuse serait un « voile spécieux » que les Espagnols « jettent devant les yeux des simples », lorsqu’ils soutiennent que c’est à elle qu’ils doivent « cette grande étenduë de leur Monarchie, pour laquelle le Soleil ne se couche point […] & que le Ciel ne leur donne à succer les mammelles de l’une & l’autre Inde, qu’en reconnoissance de ce qu’ils y ont les premiers annoncé les mysteres de nôtre Foi11 ». Selon le polémiste, la foi que les Espagnols prétendent servir à travers leurs actions politiques se ramène à un simulacre, qu’ils invoquent pour masquer leur impérialisme. La rigueur des méthodes que les souverains espagnols ont mises en pratique pour obliger les infidèles d’embrasser la religion catholique est loin de leur faire honneur, car elle est contraire à la charité chrétienne. La Mothe Le Vayer s’appuie par exemple sur Tertullien, dont les écrits jouissent d’une autorité incontestable au sein de l’Église, pour rappeler que Dieu n’apprécie pas le culte qui lui est rendu uniquement par contrainte12. Les procédés cruels auxquels les monarques espagnols ont eu recours afin d’évangéliser les idolâtres ou de réprimer l’hérésie n’ont réussi, le plus souvent, qu’à éloigner du christianisme les individus qu’ils visaient. Du reste, le propagandiste assure que les Espagnols ont montré de l’incompréhension pour tous ceux qui ne partageaient pas leur croyance religieuse, indépendamment du fait qu’ils aient habité en Espagne même, aux Pays-Bas, ou en Amérique.
5Ainsi, par exemple, La Mothe Le Vayer dénonce les carnages affreux qu’ils ont perpétrés dès leur arrivée aux Indes Occidentales et qui ont constitué un décourageant prélude à la christianisation de ces régions du monde. Encore qu’il évoque le massacre de « huit cens mil hommes » accompli par les sujets du Roi Très Catholique sur l’île de Saint Domingue13, notre écrivain s’attarde davantage sur leur conquête du Pérou, telle qu’elle est racontée par l’historien Sandoval, dans ce qui est « peut-être une des plus bouffonnes piéces qui se voient en aucune Histoire14 ». La Mothe Le Vayer trouve risible la manière dont les Espagnols conduits par Pizarro cherchent à persuader le chef des Incas, Atabalipa, de renoncer à son royaume en leur faveur. Fort de la dignité inhérente à sa fonction ecclésiastique, l’évêque dominicain Valverde commence la « belle harangue » qu’il prononce devant le « pauvre Atabalipa » en lui présentant rapidement, « en deux mots », des questions théologiques aussi subtiles que les mystères de la Trinité, de l’Incarnation et de la Rédemption, qui, pour pouvoir être admises, nécessitent une préparation spéciale. Cette prétendue initiation des Amérindiens au catholicisme est destinée à leur faire comprendre que le pape, le « Lieutenant […] en terre » du Dieu de la religion romaine, la seule de toutes les divinités qui dise la vérité, doit être aveuglément obéi. En ce qui concerne le dirigeant des Incas, le souverain pontife a décidé qu’il devait, d’une part, céder son État à l’empereur espagnol et, d’autre part, se convertir au christianisme. Dans la vision de notre auteur, les preuves matérielles que l’évêque Valverde apporte en faveur de son discours sont, elles aussi, loin d’être convaincantes : comme les anciens habitants du Pérou ignoraient non seulement le message du christianisme, mais aussi l’écriture, ils sont incapables de comprendre l’importance du bréviaire que le prélat leur montre15. Au fond, la christianisation à laquelle procèdent les conquistadors est ramenée à un simulacre, censé leur permettre de s’emparer le plus vite possible du Pérou. La rapidité synonyme de superficialité avec laquelle l’évêque dominicain prétend tenter d’initier les Incas à la foi catholique dénote pour La Mothe Le Vayer le manque d’intérêt des Espagnols pour l’évangélisation des Amérindiens. Valverde n’évoque les dogmes révélés de la religion romaine, qui, pour pouvoir être acceptés, exigent normalement un apprentissage particulier, qu’afin de légitimer la demande qu’il adresse à Atabalipa d’abdiquer en faveur du roi d’Espagne. Le geste apparemment profanateur du chef des Incas, qui se montre irrespectueux du bréviaire destiné à lui prouver la vérité du catholicisme, constitue le prétexte que les Espagnols attendaient pour le déposséder de son empire. Comme le souverain de l’ancien Pérou a refusé d’abandonner son pouvoir au souverain espagnol, les conquistadors l’en ont privé par force. Le traitement qu’ils ont réservé à l’Inca, lui infligeant le supplice de la pendaison après l’avoir baptisé « le poignard sur la gorge », ne rappelle guère à notre écrivain les moyens que les apôtres ont employés pour se rapprocher des infidèles16.
6Selon La Mothe Le Vayer, en soutenant que Dieu approuve la manière dont ils gouvernent les Indes occidentales en raison de la vaste action de christianisation qu’ils y accomplissent, les Espagnols insultent à la fois l’intelligence divine et humaine. Lorsqu’ils ont l’audace de prétendre qu’ils respectent la volonté du Tout-Puissant, alors qu’en réalité seule la convoitise est responsable des abus dont ils sont les auteurs, ils commettent un péché comparable à celui pour lequel les sorciers sont condamnés au bûcher17. À l’encontre des vrais apôtres, les Espagnols ne se préoccupent que d’exploiter leurs prétendus néophytes du Nouveau Monde : « le seul mystere du Christianisme qu’on enseignoit aux [Indiens d’Amérique], c’étoit de […] faire apporter tous leurs biens aux pieds de ces nouveaux Apôtres, qui les en dépouilloient avec toute sorte de barbarie, & de la vie même, encore qu’ils n’eussent rien retenu18 ». De plus, après avoir éloigné les habitants d’Amérique de leur ancienne loi naturelle, ils les ont également dégoûtés de la foi chrétienne au nom de laquelle ils perpétraient leurs crimes. Dans l’opinion des théologiens que La Mothe Le Vayer tient pour les « plus equitables », les Indiens occidentaux auraient pu se sauver grâce à l’innocence qui était propre à la loi naturelle que la plupart d’entre eux respectaient19. Vers la fin du XVIe siècle, les théologiens de l’Église romaine généralisent les solutions des cas considérés auparavant comme isolés, voire invraisemblables et admettent que, quoiqu’ils n’aient pas pu avoir accès aux sermons des prêtres catholiques, les infidèles sont susceptibles d’être sauvés à travers des moyens extraordinaires20. Obligés de renier la loi naturelle qui aurait pu leur éviter la damnation, les Indiens occidentaux sont également devenus hostiles au christianisme. « Recevant la lumiere de l’Evangile Chrestien » d’une « main » que notre écrivain considère comme « si mauvaise » et associant, par conséquent, la foi catholique aux Espagnols qui les martyrisent uniquement pour pouvoir s’enrichir, les primitifs d’Amérique renoncent à la religion romaine dès qu’ils se sentent protégés contre leurs faux apôtres21. Du fait qu’ils ont pris en haine la croyance religieuse qui leur a été imposée par une violence outrée et qui sert de prétexte à leur oppression, les sauvages américains « tombent […] dans les maledictions de l’apostasie ».
7Aussi réprobateur qu’il soit à l’égard de la piété feinte des Espagnols, qui nuit à la religion catholique, La Mothe Le Vayer n’oublie pas que ses ouvrages, lui ayant été commandés par Richelieu dans un contexte historique particulier, sont censés traduire les intérêts politiques de la France. Pour ce faire, notre auteur insiste sur le véritable dessein de la politique espagnole, qui participe de « cette charmante, mais diabolique imagination d’une Monarchie universelle22 ». L’expansionnisme des Espagnols qui, de même que celui des Romains, fait semblant de se mettre au service de la dévotion23, les rend odieux partout au monde. D’ailleurs, bien qu’ils soient conscients de cette situation, ils l’interprètent, à travers l’amour-propre qui les caractérise, comme « une marque très certaine de leur éminente vertu24 ». Ouvrages qui sont en premier lieu de circonstance, le Discours de la contrariété d’humeurs, En quoi la piété des Français diffère de celle des Espagnols et le Discours de l’histoire, s’attaquent aux raisons que les Espagnols invoquent à l’appui de leur politique de conquêtes agressives. Dans ce but, ils illustrent amplement l’hypocrisie religieuse des monarques espagnols, qui seraient capables d’aller jusqu’à « [épouser] l’hérésie même, si elle leur apportoit en dot quelque Couronne25 ». Le lieu commun sur la fausse piété des souverains espagnols, que les publicistes du Roi Très Chrétien opposent aux pamphlétaires du Roi Très Catholique et à leurs partisans, tient une grande place dans les trois écrits de La Mothe Le Vayer que l’on vient de mentionner. Par ailleurs, bien qu’il rédige des ouvrages de commande, notre auteur ne renonce pas à ses opinions personnelles. En réagissant contre les pratiques des monarques espagnols qui consistent à mélanger la politique à la religion, La Mothe Le Vayer répond à la demande du cardinal de Richelieu, tout en saisissant une autre chance : il développe, sous la protection de l’une des plus hautes autorités politiques du royaume et à travers un exemple auquel ses contemporains étaient familiers, des idées susceptibles d’être suspectées d’hétérodoxie par les milieux très orthodoxes et qui avaient déjà étoffé ses livres ou qui allaient continuer à le faire. Il s’agit là de sa réflexion sur les justifications religieuses en politique et de l’accusation qu’il porte contre ceux qui ont la présomption de soutenir qu’ils savent ce que la divinité pense.
8Dès le premier ouvrage qu’il publiait, La Mothe Le Vayer mettait en relief par l’intermédiaire de son alter ego Orasius l’utilité politique que les religions pouvaient avoir. Il évoquait ainsi l’exemple des « plus grands Legislateurs », qui s’étaient servis des croyances religieuses comme d’un « mords », pour « emboucher » « le sot peuple » et pour pouvoir le gouverner « à leur fantaisie26 ». Contrairement aux Espagnols, qui ne doivent pas être nécessairement soupçonnés d’athéisme dans la vie privée à cause de la fausse dévotion dont ils font usage pour gouverner le monde27, les mandarins qui gouvernent la Chine sont des incroyants. Encore qu’ils conservent la confiance du peuple dans la religion du pays, les hauts dirigeants chinois ne croient pas à l’existence « d’autre Dieu que la Nature, d’autre vie que celle-cy, d’autre enfer que la prison, ny d’autre paradis que d’avoir un office de Mandarin28 ».
9 La condamnation de la fausse piété espagnole par La Mothe Le Vayer ne vise pas seulement le fanatisme et la barbarie qui, pour l’Espagne de l’Inquisition, étaient accessoires de la foi catholique. Elle concerne aussi tous les chrétiens qui ont l’audace de prétendre qu’ils connaissent les points de vue adoptés par la divinité. Dans une lettre ultérieure aux œuvres où il dénonce la dévotion feinte des Espagnols, notre écrivain fait ressortir l’incompatibilité de l’orgueil de la raison et de l’humilité, qui est l’une des valeurs fondamentales du christianisme :
En vérité nous serions plus modestes, si nous étions aussi Chrétiens, que nous en faisons profession. […] Et sans exciter de si violentes contestations, nous avouërions, qu’il n’y a que Dieu seul, qui puisse rendre justes les faux accords, qui se font quelquefois dans l’harmonie de son service29.
10Ainsi, il n’y a que le Tout-puissant qui soit en mesure de résoudre le paradoxe du salut des païens : bien qu’elle semble régie par le hasard d’être né au bon moment dans le bon endroit, l’appartenance à l’Église catholique qui propage la vraie religion est indispensable à la rédemption30. Dans le traité intitulé De la vertu des païens et publié pour la première fois en 1640 toujours sous le patronage du cardinal de Richelieu, La Mothe Le Vayer s’oppose au mouvement de Port-Royal qui considérait, entre autres, que la croyance en Dieu était essentielle pour éviter la damnation. Tout en mettant sur le compte de la « témérité » et de l’ « inhumanité » l’attitude des adeptes de Port-Royal, qui consiste à « les [païens] vouloir condanner tous aux peines éternelles de l’autre vie, sans misericorde et sans reserve », notre auteur croit, avec la même modestie qu’il recommande aux autres, « qu’il n’est pas impossible, que quelques-uns d’entre eux, qui ont moralement bien vécu, aient eu place après leur mort parmi les Bien-heureux31 ». Cette confiance modérée de La Mothe Le Vayer dans le salut des païens vertueux, et en particulier dans celui de Socrate, qui aurait reconnu « un seul Dieu par les lumieres de la nature, sans l’honorer », incite le chef de l’école de Port-Royal, Antoine Arnauld, à traiter De la vertu des païens de « la plus nette & la plus claire leçon du Déisme & du libertinage que l’on ait jamais osé publier32 ». Par ailleurs, notre écrivain reproche aux chrétiens comme les Espagnols ou les fidèles de Port-Royal, qui, selon lui, se laissent animer par un « zéle inconsidéré », d’oublier, entre autres, que Dieu a repris « l’action de Saint Pierre mettant la main à l’épée en faveur de son Maître33 ». La divinité est susceptible de se mettre en colère contre les croyants qui, par « excés d’un zéle indiscret », lui prêtent « des emportemens que nous aurions honte d’imputer à un homme raisonnable34 ».
11Par ailleurs, ce n’est ni la piété feinte des Espagnols, ni leur prétendue capacité d’agir comme « les plus grands Statistes, et les plus raffinez Politiques qui vivent35 » qui leur a permis de transformer la ville de Madrid en capitale du monde. À l’encontre du lieu commun qui est répandu notamment par la littérature politique espagnole et selon lequel les Espagnols doivent la grandeur de leur empire à leur science de la politique et à leur habileté à la mettre en pratique, La Mothe Le Vayer alias Orontes soutient, d’une manière paradoxale qui est souvent caractéristique de sa pensée, qu’il n’y a pas de « nation soubs le Ciel moins née à commander les autres que celle-là [l’espagnole]36 ». Notre auteur est arrivé à cette conclusion après avoir compris que les Espagnols n’avaient su tirer que peu de profit des occasions que l’histoire leur avait données. Au lieu de bénéficier de tous ces avantages pour réunir sous le sceptre de leurs empereurs les deux mondes, l’ancien et le nouveau, les Espagnols ont réussi seulement à se faire détester partout au monde à cause de leur vanité, de leur soif inapaisable de richesses et de leurs méthodes barbares de contraindre à la sujétion les esprits et les corps des individus37. La couronne d’Espagne n’a pas tout l’éclat qu’elle aurait pu avoir en raison d’un bon nombre de mesures qui ont desservi ses intérêts à l’intérieur, aussi bien qu’à l’extérieur de ses frontières d’origine. Contrairement à ce qu’ils prétendent eux-mêmes ou à ce qu’on pense ordinairement, l’étendue de l’empire sur lequel règnent les Espagnols ne participe pas de leur « prudence raffinée », mais de la « révolution des Etats38 ». La suprématie exercée sur le monde par l’Espagne n’est pas le résultat de sa connaissance de la politique, mais du hasard qui fait que, périodiquement, chaque pays a une période d’épanouissement, suivie d’une période de déclin. Dans le Discours de la contrariété d’humeurs, rédigé sur l’ordre de Richelieu, La Mothe Le Vayer se contente d’ébranler le stéréotype sur les capacités politiques remarquables de l’Espagne et de montrer qu’elle n’a rien fait pour mériter le grand prestige dont elle jouit en raison de la domination qu’elle exerce sur le monde. Lorsque, dans l’ouvrage que l’on vient d’évoquer, il sape le lieu commun sur les vertus politiques de la grande adversaire de la France de son époque, La Mothe Le Vayer reprend, presque mot pour mot, l’argumentation qu’il avait déjà développée dans le dialogue De la politique. Toujours est-il que, dans ce dialogue, Orontes, le double fictionnel de La Mothe Le Vayer, invoque le cas de l’Espagne pour démontrer sa vision de la politique : les événements qui ont lieu sur la scène politique procèdent des caprices de la fortune et non pas des décisions qui sont prétendument fondées sur le savoir, le talent et l’assiduité au travail des gouvernants. Sous le couvert de l’anonymat, notre auteur ne ménage pas la susceptibilité des individus qui révèrent la « farce de Princes, de Rois et d’Empereurs39 », que représente le monde politique et ses protagonistes :
Mais s’il y a lieu où la petitesse de l’esprit de l’homme paroisse, c’est, à le bien prendre, en l’estime qu’il fait de tout ce qui regarde les dominations de la terre, de l’esclat et grandeur desquelles il est aisément esblouy, s’imaginant que tous leurs mouvements se font avec poids et mesure, et que les moindres choses y sont concertées avec une extraordinaire ratiocination. Et cependant il est certain qu’il n’y a rien si foible que les principaux ressorts qui donnent le bransle à ces grandes machines, et rien de si imbecille que les liens qui tiennent les peuples par respect et par ignorance attachez à leurs destinées40.
12La déférence de la « sotte multitude41 » pour les détenteurs du pouvoir repose sur le faste de leurs apparitions publiques, sur le mystère qui entoure leurs décisions et sur l’influence qu’elles sont censées avoir sur le destin des peuples. Ainsi, les « esprits populaires, impertinents, et malfaits », qui forment la plus grande partie des sociétés humaines42, croient que leur sort est gouverné par des individus ayant les qualités et le savoir nécessaires pour prendre en considération les moindres détails des délicats mécanismes des États. À l’encontre de cette opinion, Orontes attribue au hasard le rôle de décider de la périodicité avec laquelle les « grandes machines » que sont les Ėtats accomplissent leurs opérations. D’ailleurs, à ce propos, l’alter ego de La Mothe Le Vayer met en relief la fragilité des forces qui parviennent à faire fonctionner les appareils étatiques. Notre écrivain conclut à l’instabilité de tout régime politique après avoir étudié les puissants et la prétendue science qui sous-tend leurs actions. Des « personnes de tresmediocre talent, et de petite ou nulle consideration », les politiques exercent leur autorité en se fondant sur la connaissance des individus et des situations que la routine leur a acquise43. Malgré ses prétentions d’informer les actions des dirigeants et d’avoir, comme toute autre science, « [des] axiomes et [des] fondemens generaux », la politique ne peut pas être prise au sérieux, car elle repose sur des contradictions : il n’y a « aucune de ses raisons d’Estat si certaine, qui n’ait sa contre-raison, ny maxime si bien prise et si estenduë, qui n’ait son antimaxime […]44 ». Comme l’histoire, qui la nourrit de ses exemples, démontre que les mêmes causes ne produisent pas toujours les mêmes effets, la politique ne peut pas vraiment aspirer à déduire des théories généralement valables des cas particuliers.
13Considérée d’habitude comme une bonne politicienne et une fausse dévote, l’Espagne donne à La Mothe Le Vayer la possibilité de jouer avec les stéréotypes et d’en profiter pour exprimer, de manière plus ou moins évidente, ses opinions personnelles. Notre auteur reste ainsi, au moins en partie, fidèle à la liberté d’esprit qui, au début de sa carrière littéraire, lui était chère au point de constituer l’une des caractéristiques essentielles de son écriture. Dans la préface de son premier ouvrage, La Mothe Le Vayer montre ouvertement le mépris qu’il a pour « ceux qui ne taillent leur plume que par commandement, ou par interest, et pour en profiter45 ». Tout en essayant de contenter Richelieu à travers des textes rédigés exprès, il ne renonce pas entièrement à l’indépendance de son esprit, qui, dans les Dialogues faits à l’imitation des anciens, était « impatient de toute servitude46 ». La « main » d’Orasius Tubero, « si genereuse, ou si libertine », se proposant, de manière humble, mais hostile aux « opinions du vulgaire », entachées d’ « erreurs, sottises, et impertinences », seulement « une naïfve recherche des veritez ou vraisemblances naturelles47 », n’est pas complètement étrangère à l’auteur qui met sa plume au service du pouvoir. Qu’ils soient admis ou rejetés, les lieux communs sur l’Espagne permettent à La Mothe Le Vayer de réfléchir ponctuellement sur la dévotion de ceux qui font semblant de connaître les convictions de la divinité et sur les facteurs qui décident des résultats des actions politiques.
14Pour citer cet article :
15Ioana Manea, « L’Espagne chez La Mothe Le Vayer ou comment utiliser les stéréotypes de la littérature politique pour exprimer des opinions libertines », Loxias, Loxias 26, mis en ligne le 15 septembre 2009, URL: http://revel.unice.fr/loxias/document.html?id=2993
Notes de bas de page numériques
Pour citer cet article
Ioana Manea, « L’Espagne chez La Mothe Le Vayer ou comment utiliser les stéréotypes de la littérature politique pour exprimer des opinions libertines », paru dans Loxias, Loxias 26, mis en ligne le 15 septembre 2009, URL : http://revel.unice.fr/loxias/index.html/lodel/docannexe/file/7601/lodel/index.html?id=2993.
Auteurs
Ioana Manea a enseigné à l’Université de Bucarest la littérature française du XVIIe siècle. Elle a soutenu en 2008, sous la direction de Gérard Ferreyrolles, à Paris-IV Sorbonne, une thèse sur « La Pensée de l’autorité chez F. de La Mothe Le Vayer » et a publié plusieurs articles sur cette période.