Alliage | n°74 - Juin 2014 Science en fiction 

Jean-Loup Héraud  : 

To be and not to be. Comment la science justifie les mondes impossibles de la fiction

p. 99-107

Plan

Texte intégral

1« Comment construire des univers qui ne tombent pas en pièces au bout de deux jours ? »,

2interroge Philip K. Dick.1 Tel semble être cependant l’univers représenté dans le fulgurant post-scriptum que René Barjavel rédige quinze ans après, en 1958, pour Le voyageur imprudent (1942-43) et intitulé « To be and not to be ». Revendiquant et formalisant ce qu’on appellera une conjonction des contraires, Barjavel écrit que

« Nous sommes à l’extrême bord de notre univers rationnel. Un pas de plus, et c’est le commencement des abymes, la logique de l’absurde, et l’évidence démontrée de la possibilité de l’impossibilité [nous soulignons]. »2

3L’étonnant est de constater que la revendication de cette « possibilité de l’impossibilité » ne va pas du tout précipiter l’univers ainsi conçu dans l’incohérence, l’autodestruction, et le faire s’effondrer ; elle est, au contraire, pour Barjavel l’occasion de se diriger vers la recherche d’un monde impossible, pourvu d’une consistance ontologique et d’une validité scientifique. Au lieu de provoquer une déflagration interne, cette impossibilité ouvre de façon inattendue un horizon de fondation et de re-configuration du monde physique qui est le nôtre. Barjavel en appelle à cet effet aux « grands physiciens » spécialistes des particules pour légitimer de nouveaux modes de causalité qui soient en rupture avec le déterminisme classique.

4Dans ce post-scriptum, nous ne sommes plus dans le roman de fiction proprement dit, celui-ci est achevé, aucun nouvel événement n’intervient, et la réflexion de Barjavel se situe sur un registre logique et épistémologique : la surprise de ce post-scriptum est que Barjavel fait appel à un savoir scientifique pour dénouer le paradoxe d’un monde de fiction impossible. Nous retiendrons pour notre part une interprétation (métaphysique) de la physique quantique la mieux à même de résoudre le paradoxe de la possibilité d’un monde impossible.

« Être et ne pas être » ? De l’impossibilité logique à la possibilité épistémologique

5Le roman de Barjavel met en scène deux savants : Essaillon est un physicien-chimiste qui s’assure la collaboration d’un jeune mathématicien, Pierre Saint-Menoux, pour inventer une substance (la noëlite) qui permet de voyager dans le temps. Saint-Menoux explore tout d’abord l’avenir proche, puis découvre dans l’avenir lointain une humanité dégénérée qui a perdu toute individualité et liberté. Il part alors vers le passé pour détruire la source de cette déchéance. Arrivant au moment du siège de Toulon, il entreprend d’assassiner le jeune Bonaparte, mais au dernier moment, un soldat s’interpose et meurt à la place de celui qui deviendra empereur, et ce soldat n’est autre que l’aïeul de Saint-Menoux : il a donc tué sans le vouloir et sans le savoir son aïeul à la place de Napoléon : celui-ci mort sa descendance disparaît et Pierre Saint-Menoux est donc précipité dans le néant de l’Histoire. Tout ce qu’il a été s’évapore, jusqu’à son souvenir qui s’efface de la mémoire de ceux qui l’ont connu et aimé.

6Herbert George Wells avait imaginé le voyage dans le temps, le roman de Barjavel le complique en introduisant ce qu’il est convenu d’appeler en science-fiction « Le paradoxe du grand-père » : il inaugure ainsi un thème central de la science-fiction, qui sera exploité sous des formes multiples dans la seconde partie du xxe siècle.3

7Cette « possibilité de l’impossibilité », Barjavel va la décliner en trois temps : déduire de l’intrigue narrative du récit le paradoxe temporel qui s’ensuit (peut-on assassiner son aïeul dans le contexte du roman en continuant d’exister dans le présent ?) ; formuler ensuite sous une forme logique l’expression contradictoire qui en résulte « To be and not to be » ; et enfin émettre l’hypothèse que des mondes contradictoires ne sont pas des mondes impossibles pour la physique scientifique des particules : celle que l’on nomme la physique quantique. Nous reprenons ci-dessous ces trois niveaux d’argumentation du post-scriptum :

8— Conséquence nécessaire du roman, Barjavel va énoncer la structure du « paradoxe du grand père » : si Saint-Menoux a tué son aïeul, ce dernier n’a donc pas pu avoir de descendance et par conséquent Saint-Menoux n’a pas pu naître et exister… Mais il y une suite causalement nécessaire qui prend à revers le récit que le roman de Barjavel a développé :

« Mais si Saint-Menoux n’existe pas, s’il n’a jamais existé, il n’a pu tuer son ancêtre ! Donc son ancêtre a poursuivi normalement son destin, s’est marié, a eu des enfants, qui ont eu des enfants, qui ont eu des enfants… Et un jour, Pierre Saint-Menoux est né, a vécu, a grandi… »4

9Il y dès lors une renaissance de ce dernier qui, ramené à la vie, peut la revivre exactement depuis ses débuts, puisqu’ensuite il

« a rencontré Essaillon, a exploré l’an 100 000, a voulu tuer Bonaparte … et a tué son ancêtre… »5

10L’histoire se répète en boucle à l’identique sans jamais pouvoir s’arrêter…

11Observons en premier lieu que l’existence et la non-existence de Saint-Menoux se succèdent dans le temps historique, dans une relation de dépendance réciproque. C’est que le raisonnement mobilise le domaine de la causalité, sur un double registre, physique et biologique. Cette double causalité agit de façon conjointe : la disparition physique d’un individu (mort accidentelle de l’aïeul, à la place de Bonaparte) vient supprimer le processus biologique de parenté et de filiation : suppression qui aura un effet rétrospectif dans le présent, puisque Saint-Menoux disparaîtra … sans laisser de trace. Si l’existence physique peut dépendre de circonstances accidentelles et donc contingentes, par contre les lois biologiques suivent leur cours inexorable : il n’y a aucun monde possible dans lequel la vie biologique d’un individu ne dépende pas d’une descendance. Barjavel tire au maximum la conséquence du paradoxe de l’aïeul tué par quelqu’un de sa descendance : ce n’est pas que Saint-Menoux n’existe plus dans le monde actuel du récit (il n’y est pas mort), mais la conséquence est radicale, il n’y a jamais existé !

12On pourrait dire qu’il y aurait ainsi deux scénarios de livres séparés, mais complémentaires, à propos de Saint-Menoux : un livre plein des faits de son existence, celui présenté par le narrateur du roman, et un autre vide de son existence, qui laisserait le monde intact des conséquences d’un acte qui n’a pu avoir lieu. Il y a ainsi pour tout individu existant un monde historique homologue où il n’existe pas. Cette interprétation rejoint celle que nous proposons ci-dessous à propos de la mécanique quantique.

13— Mais Barjavel va plus loin, et c’est l’essentiel de son propos : parodiant la méditation de Hamlet sur la mort, Barjavel réplique « To be and not to be », expression qui, posant la conjonction d’un état et de sa négation, semble violer le principe de contradiction. Il ne s’agit plus ici d’interpréter causalement l’existence et la non-existence de Saint-Menoux dans l’historique du récit, comme auparavant, car le temps — physique et biologique — est maintenant annulé :

« Non ce n’est pas alternativement que Saint-Menoux existe et qu’il n’existe pas C’est en même temps. Ses deux destins, ou plutôt son destin et son non-destin sont simultanés. »6 [nous soulignons]

14Mais si rien n’interdit de formuler dans une même phrase la conjonction de deux états contraires (de dicto, c’est-à-dire dans le langage), il s’agit à l’inverse de savoir si deux états contradictoires peuvent coexister de re, c’est-à-dire dans les choses elles-mêmes, à savoir dans un même monde pour un même objet. On voit se dessiner l’enjeu épistémologique : alors que le principe logique de non-contradiction vient fermer a priori le champ de ce qui est concevable, l’impossibilité logique ne permet-elle pas de concevoir d’autres structures de mondes ? Barjavel marque fortement que dans la fiction, l’association des contraires les rend nullement incompatibles, mais corrélatifs. Ouvrant ainsi la voie vers de nouvelles formes de cognition, que nous trouvons, par exemple, dans l’art contemporain.

15— Dans un troisième temps, Barjavel étend cette logique des contraires à l’ensemble des objets possibles, et il est amené à demander sur quoi débouche « l’évidence démontrée de la possibilité de l’impossibilité » : si le récit de fiction rend l’impossibilité logique concevable, présente-t-elle un horizon ontologique, débouche-t-elle sur quelque monde impossible ? Quelles architectures de mondes permet-elle de décrire, dans la mesure où elle associe pour un même objet des propriétés contradictoires, non pas accessoires, mais essentielles quant à l’identité de l’objet considéré qui soit :

« En même temps vivant et non vivant, noir et blanc sur la même face, lourd et léger du même côté, parti avant d’être venu ? »7

16Sont énumérées ici les propriétés conceptuelles de ces objets relatives à l’espace- temps, à la masse des objets physiques, au mouvement et à la vie des êtres vivants. Ayant d’abord légitimé une logique de l’impossibilité, Barjavel pousse à l’étendre au plan ontologique (des mondes d’objets contradictoires) et au plan épistémologique sur un savoir possible.

17De la dimension logique, nous versons dans le questionnement épistémologique, que nous pouvons maintenant formuler : y a-t-il un savoir qui rende connaissable la structure épistémologique de tels mondes, et de tels mondes sont-ils concevables dans le cadre d’un savoir à apte en faire la théorie ? Il nous faut pour cela sortir du registre de la fiction pour aborder celui du monde matériel.

Le chat de Schrödinger vivant et mort ?

18Une homologie de structure entre monde de fiction et monde physique réel peut-elle être assumée sur le terrain du savoir scientifique ? Une structure de monde basée sur le jeu de propriétés contraires peut-elle prétendre à l’intelligibilité ?

19Barjavel en appelle au savoir des physiciens de la physique des particules :

« Aucune métaphore ne peut nous aider. Sa qualité d’être nous est inconnaissable. Seuls pourraient peut-être s’en faire une très vague idée les grands physiciens de notre temps, spécialistes des particules constituantes de l’atome. Car tout ce qu’ils savent de ces particules, tout ce que leur a appris l’irréfutable logique mathématique, c’est qu’à chaque instant, elles ne sont ni quelque part, ni ailleurs —, ni ici, ni là, ni autre part —, ni nulle part, ni partout. »8

20L’étonnant de cette profession de foi est qu’un savoir physique émergent, encore controversé dans son interprétation philosophique, vienne au secours d’un monde de fiction inexistant dans le monde réel : le savoir scientifique viendrait-il fournir une interprétation épistémologique qui rende convergents la structure causale du monde physique et celle du monde de fiction en jeu ?

21On ne peut pas ne pas penser ici à l’expérience de pensée du chat de Schrödinger, simultanément vivant et non vivant dans sa boîte avant qu’on ne l’ouvre :

« L’îrréfutable logique mathématique » dont parle Barjavel est une allusion au formalisme quantique — l’équation de Schrödinger—, qui décrit la trajectoire d’une particule non en termes de positions dans l’espace-temps de la physique classique, mais en termes de pluralité de valeurs ou vecteurs d’état dans l’espace de Hilbert. En outre, Barjavel élargit les lois de structure de la physique quantique à l’ensemble du monde matérel et vivant : tout corps, physique, biologique, ou neurobiologique étant un composé de particules en mouvement, aussi bien « le papier de ce livre et votre main qui le tient et votre œil qui le regarde et votre cerveau qui s’inquiète. »9

Fig.1 : Illustration de l’expérience de pensée du Chat de Schrödinger

22Dans la partie 5 de son article « La situation actuelle de la mécanique quantique », écrit en 1935, Schrödinger pose la question de ce qu’est un état physique dans la théorie quantique. Il invente pour cela une expérience de pensée qui reproduit l’analogue d’une situation de mesure en physique quantique. Un chat, enfermé dans une boîte étanche, se trouve placé une heure durant près d’une substance radio active, et pendant cette période, il se peut qu’un atome se désintègre ou non avec une égale probabilité. Un dispositif comportant un appareil de détection d’atome et un marteau permet alors , en cas de désintégration, de briser une capsule de cyanure qui va empoisonner le chat. On peut donc dire pendant cette heure avec une égale présomption de vérité que le chat est vivant et qu’il est mort :

« Si on abandonne ce dispositif à lui-même pendant une heure, on pourra prédire que le chat est vivant à condition que, pendant ce temps, aucune désintégration ne se soit produite. La première désintégration l’aurait empoisonné. La fonction psi [l’équation mathématique qui caractérise l’état quantique du système] de l’ensemble exprimerait cela de la façon suivante : en elle, le chat mort et le chat vivant sont (si j’ose dire) mélangés en proportions égales. »10

23Du paradoxe du grand-père en science-fiction au paradoxe du chat de Schrödinger en physique quantique, on est justifié à postuler une analogie de situation, risquer un parallélisme, établir une équivalence : de même que dans le roman de Barjavel Saint-Menoux « existe et n’existe pas », dans l’expérience de pensée de Schrödinger, on peut dire que le chat est « en même temps vivant et non-vivant », reprenant les termes de ce texte. Mais d’un cas à l’autre, la situation sera inversée : alors que Schrödinger confronte les états d’existence du chat aux propriétés des particules, Barjavel confronte les états d’existence de Saint-Menoux à ceux de la matière quantique. La physique quantique peut-elle conforter l’hypothèse selon laquelle deux propriétés contradictoires sont compatibles ?

24L’expérience de pensée de Schrödinger pose explicitement le paradoxe lié à l’étude des objets quantiques : on ne peut pas observer dans la boîte où il est enfermé le chat vivant et le chat mort, et si nous ouvrons la porte, nous constatons qu’il est ou mort ou vivant, pas les deux à la fois. Elle vient illustrer de façon concrète l’énigme suivante : la fonction d’onde de Schrödinger stipule qu’à un même état quantique, correspond une pluralité des valeurs numériques et non pas une seule valeur, mais lorsqu’on mesure l’état du système quantique, une seule valeur s’actualise parmi les autres possibles !

25Rappelons le paradoxe fondateur de la physique quantique : celle-ci décrit un monde microscopique dont les objets sont dans plusieurs états à la fois. Si l’on considère du point de vue quantique une carte à jouer que nous posons verticalement sur la tranche, en physique classique, elle tombera aléatoirement soit vers la droite, soit vers la gauche, mais la physique quantique prédit que la carte tombera des deux côtés à la fois et elle dit que ces deux états sont en état de superposition, un état « vers la gauche » et un état « vers la droite » ! L’équation de Schrödinger décrivant la « fonction d’onde » viendra fonder mathématiquement cette bizarrerie : on n’observera jamais dans le monde empirique les deux côtés simultanés d’une carte à jouer lorsqu’on la lâche sur la tranche, mais le seul côté où elle tombe. Autrement dit, les phénomènes de la physique quantique ne sont pas observables dans leur monde, mais dans le monde de la physique classique. En ouvrant la boîte, on trouve un chat soit mort, soit vivant, jamais les deux à la fois. De même un appareil de mesure ne peut fournir qu’un seul résultat parmi les différentes positions d’une particule. L’expérience de pensée de Schrödinger a pour but de radicaliser cette discontinuité des mondes de la physique quantique et de la physique classique, sans de ce fait en proposer une solution.

26Appliqué au paradoxe de Barjavel, cela signifie que les états contraires d’un individu ou d’un objet ne peuvent s’observer simultanément, alors même que leur conjonction est logiquement concevable. Le fait majeur mis en évidence par Schrödinger est celui-ci : on ne peut observer les phénomènes quantiques que dans le monde non quantique, macroscopique, celui des observateurs. Mais alors, comment expliquer et résoudre le décalage entre l’expression logique et mathématique d’un phénomène et son observation physique ?

27Avec son expérience de pensée, Schrödinger remet en question l’interprétation dite « réductionniste » de Copenhague : pour Bohr et Heisenberg, si l’on n’observe qu’un état unique, parmi deux états de superposition, c’est que la mesure fait intervenir un mécanisme de « réduction du paquet d’ondes » (Heisenberg, 1927). Mais cela revient à substituer subrepticement à la conjonction logique « le chat vivant et mort » (conjonction des contraires exprimée par Barjavel) la disjonction logique « le chat mort ou vivant », seule compatible avec l’observation macroscopique. C’est d’une certaine manière dissoudre le phénomène quantique dans la physique classique, même interprétée en termes de probabilités. Or la question principale subsiste : la valeur qui se trouve annulée par la mesure n’a-t-elle pour autant jamais existé ? L’objectif de Schrödinger est, au contraire, de marquer l’irréductibilité du monde quantique au monde de la physique classique, de maintenir leur indépendance respective et sauver la spécificité du registre quantique.

Vers des univers multiples ?

28Notre questionnement épistémologique peut maintenant se préciser : des objets contradictoires dans notre monde seraient-il non-contradictoires dans un ou plusieurs autres mondes ? Dans un livre d’entretiens soutenant la thèse des multivers en cosmologie,11 les auteurs, dont les physiciens Aurélien Barrau et Jean-Philippe Uzan, distinguent plusieurs niveaux de multivers dans la physique, le premier qui nous intéresse ici étant celui de la mécanique quantique dans l’interprétation soutenue par Hugh Everett, la théorie des états relatifs, dite aussi théorie des mondes multiples.12 Celui-ci au début des années 1950 veut récuser l’idée de réduction au monde quantique lors de son observation dans le monde macroscopique, il veut maintenir intégralement l’équation de Schrödinger pour conserver la complexité de l’évolution des systèmes quantiques.

29En quoi cette interprétation par les multivers entre-t-elle en résonnance avec le paradoxe « To be and not to be » revendiqué par Barjavel ? Everett propose en 1957 une interprétation qui préserve, au contraire, l’existence des deux états, que les auteurs ci-dessus résument ainsi :

« Pour reprendre la célèbre métaphore de Schrödinger, on se retrouverait ainsi dans un univers dans lequel le chat est mort et un univers dans lequel le chat est vivant. Puisque « nous » [les observateurs] qui sommes dans un univers à la fois, nous n’observons qu’un seul des deux états qui sont bien réels à un méta-niveau. »13

30Everett répond en transformant la multiplicité des états quantique en autant de mondes possibles. En effet, au lieu de subir une réduction, les états de superposition d’un système quantique continueraient d’exister à part entière dans le monde macroscopique : ce qui suppose que celui-ci se scinde et se divise en autant de ramifications ou embranchements donnant lieu à des univers parallèles. Les vecteurs d’état (qui décrivent mathématiquement le système) conservent donc leurs valeurs : les deux valeurs subsistent, alors même que l’opération de mesure a actualisé l’une d’elle. Il suffit alors de supposer que chaque mesure crée un embranchement pour un nouvel univers dans lequel la valeur contraire s’actualise. Pour chaque mesure, advient entre deux univers une bifurcation actualisant chacun des états contraires. La carte à jouer quantique serait dans deux endroits à la fois, mais nous ne voyons dans notre monde qu’une position à la fois ; il y un monde où le chat, vivant dans notre monde serait mort dans un autre, mais nous ne verrions dans notre univers que la valeur qui est actualisée.

31La mesure a son équivalent chez Barjavel : lorsqu’on va dans le passé, si on peut tuer son grand père, c’est parce qu’il y a un autre monde où il n’est pas tué. Autrement dit, « être et ne pas être » ne peut se réaliser dans un même univers, il faut donc le démultiplier en opérant des bifurcations de mondes possibles. L’incohérence d’un monde impossible parce que contradictoire est ainsi levée : des mondes parallèles antagonistes coexistent, en étant indépendants, mais logiquement reconstructibles dans le monde actuel.

32Certes, cette interprétation sera largement discutée : son épistémologie a le mérite de respecter les principes de la théorie quantique — que voulait Schrödinger — toutefois de fonder une nouvelle ontologie — celle des mondes parallèles —, mais il y a un prix à payer : elle paraît difficile à tester et être de l’ordre d’une hypothèse métaphysique. Raison pour laquelle les recherches en physique quantique ont fait naître de nouvelles directions : la théorie des variables cachées dissout le paradoxe de Schrödinger en présentant la dualité d’états d’une particule comme une caractéristique provisoire qui résulte de notre ignorance ; mais en 1983 les expériences d’Alain Aspect et de son équipe tranchèrent nettement en faveur des thèses radicales de la physique quantique :

« Elles montrèrent qu’il existe bel et bien des systèmes non-séparables de particules tels que prévus par la physique quantique […]. Ce résultat a ceci d’important qu’il interdit d’interpréter la physique quantique en termes de théorie locale à variables cachées. »14

33La théorie de la décohérence de Kastler-Brossel de son côté introduit l’action de facteurs d’environnement pour rendre compte de la dissipation de l’état de superposition, cette dernière interprétation n’éliminant pas la possibilité d’une interprétation ontologique.15

34Mais la question posée par la fiction scientifique du chat de Schrödinger, simulant le passage de la matière de l’état quantique à l’état classique, reste une source de stimulation toujours renouvelée.

Des mondes impossibles de fiction aux mondes possibles de la science

35Notre hypothèse était celle d’une homologie de structure entre mondes impossibles de fiction et mondes possibles de la science. Notre lecture a voulu mettre en évidence un rapport à la fois d’éloignement et de proximité entre le monde de fiction et le monde réel : si le monde de fiction et le monde réel sont très distants du point de vue de leur ontologie (l’un est un monde imaginaire de nature irréelle, l’autre est au contraire lié aux contraintes de la validation et de l’expérimentation), le texte étonnant de Barjavel fait en revanche apparaître une proximité de savoirs entre ces mondes, attestée par la proximité de leurs structures sous-jacentes.

36L’étonnante leçon est l’existence d’un imaginaire ou d’une spéculation métaphysique, celui des mondes impossibles dans notre monde, qui entre en dialogue avec une spéculation scientifique, celle des multivers.

37Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Notes de bas de page numériques

1 Notes

2 René Barjavel, Le voyageur imprudent, Folio, « Post-scriptum », mars 1958, pp. 243-245.

3 Par exemple, Robert Silverberg Les temps parallèles, Livre de Poche, coll. Science-fiction, 1969, trad. 2004.

4 Le voyageur imprudent, p. 243.

5 Opus cité, p. 243.

6 Opus cité, p .244.

7 Opus cité, p. 245

8 Opus cité, p. 245.

9 À cité, p. 245.

10 Article reproduit dans La physique, les plus grands textes d’Empédocle à Einstein et Schrödinger, p. 682 ; L’anthologie du savoir, Le nouvel observateur, Cnrs édition, 2010.

11 Aurélien Barrau, Patrick Gyger, Max Kistler, Jean-Philippe Uzan, Multivers, Mondes possibles de l’astrophysique, de la philosophie et de l’imaginaire, 2010, La ville Brûle.

12 Voir aussi sur sur son site, Aurélien Barrau, Laboratoire de physique subatomique et de cosmologie cnrs-IN2P3, université Joseph-Fourier Quelques éléments de physique et de philosophie des multivers. D’autres auteurs ont soutenu cette thèse des multivers, par exemple, Max Tegmark, Parallel Universes, in Science and Ultimate Reality : From Quantum to Cosmos, honoring John Wheeler's 90th birthday ; John D. Barrow, Paul C.W. Davies, & Charles L. Harper eds., Cambridge University Press, 2003 ; voir aussi Thibault Damour, Jean-Claude Carrière, Entretiens sur la multitude du monde, Odile Jacob, 2002 ; Thomas Lepeltier Univers parallèles, Seuil, 2010.

13 Opus cité, p. 65.

14 Étienne Klein, p. 196, in » Introduction » au n° 212, vol. 54 de la Revue internationale de philosophie, juin 2000 consacré à la physique quantique

15 Jean-Marc Levy-Leblond refuse l’idée d’une conjonction logique, pour lui substituer celle d’une additivité « au sens mathématique d’un espace vectoriel des états quantiques », ajoutant donc quelque chose de plus. Il fait remarquer qu’il ne faut pas considérer le seul état du chat, il faut considérer les composantes atomes-chat, et par conséquent les relations entre l’atome (désintégré ou non désintégré) et le chat (leur « intrication » dit Schrödinger. Voir par exemple Le mistigri de Schrödinger in « Le paradoxe du chat de Schrödinger », n148, Sciences et Avenir Hors-série, octobre-novembre 2006.

Pour citer cet article

Jean-Loup Héraud, « To be and not to be. Comment la science justifie les mondes impossibles de la fiction », paru dans Alliage, n°74 - Juin 2014, To be and not to be. Comment la science justifie les mondes impossibles de la fiction, mis en ligne le 08 août 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4221.


Auteurs

Jean-Loup Héraud

Agrégé et docteur en philosophie de la connaissance, est membre associé du laboratoire s2hep de l’université Lyon 1. Ses travaux actuels portent sur le rôle de la fiction littéraire (albums de jeunesse et œuvres de science-fiction) dans la construction des connaissances scientifiques, à travers une relecture critique des théories de mondes possibles développées au cours la seconde moitié du xxe siècle dans la philosophie anglo-saxonne.