Alliage | n°71 - Décembre 2012 Cinéma et science |  Cinéma scientifique et médical 

Jean-Gaël Barbara  : 

Le statut scientifique du film de science, entre objectivité et narration : étude de cas à partir d’un film de Jean Comandon

p. 35-45

Plan

Texte intégral

1Le champ des analyses croisées de films de science réalisées par l’histoire des sciences et par l’histoire du cinéma se renouvelle actuellement dans ces deux disciplines par le jeu d’un dialogue interdisciplinaire. C’est par ce type d’approche que nous souhaiterions montrer comment il est possible de mieux comprendre le statut scientifique, parfois mal compris, de certains films de science. Nous montrerons également qu’au-delà des réflexions générales novatrices développées ces dernières années sur les rapports entre science et cinéma, des études de cas approfondies sont fondamentales pour élargir les problématiques et pour comprendre l’évolution continue du dialogue particulier qui nous intéresse ici entre la science et ses films.

Les intérêts multiples du film de science

2Les types de film de science qui nous intéressent sont ceux présentant des séquences filmiques dans la perspective d’Étienne-Jules Marey, c’est-à-dire essentiellement comme des résultats scientifiques. La cinématographie y tient la place d’un certain type d’appareil inscripteur, enregistrant le mouvement d’un organisme ou, par exemple, la cinétique du ménisque de mercure d’un électromètre comme dans le dispositif du physiologiste Edgar Adrian.

3La physiologie du tournant du XXe siècle développe ainsi une sorte de "graphic language" inhérent à son développement technologique1, dont les analyses cinématiques et dynamiques constituent de nouveaux modes d’objectivation physiologique2. La sociologue des sciences Hannah Landecker a étudié cette dimension centrale du film de science3, en montrant son intérêt pour l’histoire du cinéma4 : les procédés filmiques inventés par la science sont une source d’inspiration pour la création cinématographique, mais aussi pour les conceptions théoriques du montage des films. Landecker distingue deux autres intérêts du film dans la science, la diffusion de résultats scientifiques et technologiques à un large public non scientifique et l’emploi de procédés narratifs particuliers5. Ces deux usages renvoient respectivement à toutes les études concernant le statut du film dans l’enseignement scientifique et dans l’éducation (C. Bonah dans ce volume6) et aux procédés rhétoriques et de construction de l’objectivité scientifique (P. Galison, L. Daston7), encore très peu étudiés pour le film de science.

Figure 1. Dispositif d’enregistrement cinématographique du physiologiste britannique, Prix Nobel de physiologie ou médecine 1932, Edgar Adrian, pour les courants d’action unitaires par un électromètre capillaire à mercure associé à une amplification à quatre lampes à diode. Le courant amplifié est appliqué entre le cône de mercure et l’acide sulfurique. Les mouvements du ménisque de mercure sont grossis par un microscope et projetés sur un dispositif cinématographique pour l’enregistrement. D’après Adrian, The Basis of Sensation, Christophers, London, 1928, p. 44.

4Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

5Ces trois intérêts du film de science sont nettement discernables dans celui que nous envisageons d’étudier ; nous verrons combien l’analyse peut être poussée beaucoup plus loin vers de nouvelles problématiques en tenant compte des contextes les plus larges et de la postérité scientifiques du film. Ce film réalisé par Jean Comandon et Pierre de Fonbrune décrit des microchirurgies d’amibes réalisées à l’aide du micromanipulateur pneumatique de Fonbrune

6(Figure 2) : l’ablation du noyau8 et son remplacement par celui d’une autre amibe. Le film décrit les procédés de contention des amibes vivantes par des crochets microscopiques en verre, réalisés par une microforge permettant d’étirer et de recourber une baguette de verre à l’échelle micrométrique par chauffage sous un microscope. Le déplacement de ces aiguilles en verre sous l’objectif du microscope est permis par le micromanipulateur de Fonbrune dans les trois directions de l’espace avec une précision de l’ordre du micromètre (Figure 3). La première expérience consiste à immobiliser une amibe par un crochet de verre et à enfoncer une aiguille de verre du côté opposé dans le cytoplasme (Figure 4). Lorsqu’elle rencontre le noyau, l’aiguille ne traverse pas sa double membrane, mais la comprime fortement en permettant de pousser le noyau de telle sorte qu’il est finalement expulsé hors du cytoplasme de l’amibe. Les auteurs du film montrent que sans noyau, après généralement quinze minutes, l’amibe interrompt peu à peu ses déplacements, elle n’émet plus de pseudopodes et les vagues qui animent son cytoplasme se ralentissent et ont des directions désordonnées. L’expérience est réalisée de nouveau avec deux amibes. On place dans un crochet double deux amibes côte à côte, dont l’une a été précédemment énucléée. On procède à l’énucléation de l’autre : on pousse à l’aide d’une aiguille le noyau hors de l’amibe jusque dans le cytoplasme de l’amibe énucléée contiguë. Les auteurs ont ainsi réalisé une greffe de noyau dans une amibe énucléée. Ils démontrent que dès que l’amibe se trouve pourvue d’un nouveau noyau, les mouvements cytoplasmiques ainsi que la formation des pseudopodes et les déplacements polarisés reprennent.

7Figure 2 ici Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Figure 2. Aspect général d’une amibe en mouvement sur une surface lisse, n, noyau, V, grande vacuole centrale, v, vacuoles alimentaires, c, cytoplasme granuleux, b, bord lisse, q, queue, r, pseudopode rétracté, p, pseudopode.

8Le premier intérêt de l’utilisation du film est de montrer en quelques secondes les mouvements des amibes en accéléré de sorte que l’effet de l’énucléation ou de la greffe de noyau est immédiatement perçu, alors que l’expérience complète se déroule en quelques dizaines de minutes en temps réel. L’amibe sans noyau s’agite sur place sans pseudopode ; dès qu’un noyau est greffé, les pseudopodes réapparaissent. S’agissant de mouvements assez complexes de deux types (pseudopodes et vagues cytoplasmiques), il serait difficile d’en rendre compte par une description d’indices observés simplement à l’œil au microscope. Cependant les paramètres du mouvement des amibes sont finalement peu exploités et non quantifiés, comme c’est le cas dans d’autres études scientifiques de microcinématrographie dérivant des vitesses de propagation d’ondes cytoplasmiques à partir de séquences filmiques9.

9Le second intérêt du film est d’en faire un procédé de communication à destination essentiellement des non-scientifiques, comme cela a été souligné pour les films de Comandon par Annick Opinel et Thierry Lefebvre10. Ces productions filmiques ne semblent en effet pas être rentrées dans un programme scientifique de l’Institut Pasteur. Ces réflexions amènent Thierry Lefebvre à s’interroger sur l’expression même de « film scientifique » qui lui semble paradoxale. C’est dans un même esprit que nous utilisons l’expression « film de science » pour le type de films qui nous intéresse ici. Le film de Comandon n’est pas en effet, ou du moins pas seulement, un film scientifique de vulgarisation, et nous verrons combien il a été en réalité très remarqué par les scientifiques lors de projections. Comandon y participait en faisant ses commentaires et il y associait la démonstration de son micromanipulateur pour sa publicité et sa vente. D’autre part, l’appui de la société Pathé et les relations personnelles de Comandon avec le physiologiste Albert Dastre lui ont permis de faire présenter ses expériences à l’Académie des sciences et à la Société de biologie par des projections de ses films11.

10Le troisième intérêt du film est la nature de la narration qui vise à une certaine objectivité scientifique, avec par exemple la comparaison entre une amibe témoin (sans intervention expérimentale) et une amibe énucléée. Cependant cette narration utilise des procédés filmiques particuliers, comme des séquences accélérées, qui font du film non plus seulement une trace objective du réel, mais l’objectivation d’une réalité imperceptible à l’œil. Ce rationalisme et les procédures techniques qu’il utilise sont ceux employés par exemple en astronomie de manière critique depuis les premières réflexions de Galilée jusqu’à la photographie et la cinématographie12. De plus, il semble que les exigences particulières de la prise d’image utilisant des organismes vivants mobiles soient en contradiction avec une objectivité instrumentale totale (l’objectivité mécanique de Galison et Daston). Seule l’objectivité morale de la narration est visée à travers une recréation des séquences de l’expérimentation acceptant l’utilisation de certains trucages que nous verrons ultérieurement et qui ne déforment pas le message essentiel du film. De manière similaire, c’est paradoxalement lorsqu’on comprit les limites de l’objectivité de la microphotographie qu’elle commença à être utilisée régulièrement13, car l’objectivité mécanique et les modes d’objectivation des objets scientifiques requièrent une reconnaissance pleinement consciente des procédés techniques de fabrication des mesures, images ou paramètres instrumentaux. Une fois ces limitations connues et reconnues de manière collective, les scientifiques deviennent conscients des normes de fabrication et d’utilisation nécessaires à ces productions qu’il devient possible d’utiliser collectivement par constitution d’une certaine forme d’intersubjectivité. Ces réflexions indiquent à quel point l’étude approfondie de films de science particuliers aboutit à bien d’autres problématiques que celles habituellement traitées et qui peuvent révéler l’entière dimension scientifique de ces productions.

11Figure 3 ici : Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Figure 3. Micromanipulateur de Fonbrune, mp, micromanipulateur avec le boîtier de contrôle pneumatique (joystick), pp, porte pipette, m, microscope.

Un film pour les chercheurs ?

12Le film de Comandon est en réalité un film mixte présentant deux types de films de science imbriqués l’un dans l’autre. Le premier est un film de démonstration scientifique qui présente le micromanipulateur de Fonbrune et ses possibilités techniques. C’est un film réalisé comme les démonstrations des congrès scientifiques internationaux du XIXe siècle. L’objectivité visée est celle qui prend le spectateur à témoin qu’aucun artifice autre que la bonne pratique scientifique n’est utilisé pour réaliser l’expérimentation. Ce film est dans ce cas destiné aux scientifiques pour les inciter à adopter le micromanipulateur de Fonbrune et à poursuivre de telles études. Le second type de film est constitué par les séquences microcinématographiques incorporées dans le film et qui montrent les mouvements des amibes. Le cinéma devient dans ce cas essentiellement un révélateur de mouvements mettant « à notre échelle l'espace et le temps microscopiques »14.

13Ce film a en réalité été conçu pour des chercheurs. Il est possible de mesurer son intérêt scientifique dix années après sa réalisation à la lecture de l’autobiographie de Joan Lorch, professeur de biologie née en 1923 et retraitée du Canisius College de Buffalo (New York)15. Lorch y relate sa vie de petite fille juive dans l’Allemagne nazie, puis en Grande-Bretagne, et ses études de biologie dans un monde dominé par les hommes jusqu’à l’obtention de son poste de professeur de biologie aux États-Unis. On ne trouve dans la littérature presque aucune mention de cette carrière qui peut nous paraître dérisoire sur le plan scientifique, avec seulement dix-neuf publications. Mais ses cinq articles dans la revue prestigieuse Nature, et ses trois autres dans la revue presque aussi prestigieuse Science changent totalement la perspective. Néanmoins le domaine de recherche de Lorch fut étroit, avec une thèse sur l’étude de l’ossification, puis uniquement des recherches sur le rôle du noyau chez les amibes.

14 Lorch nous apprend qu’en 1949 Comandon préside à Londres une projection de son film de science présentant la technique d’énucléation des amibes et de transfert de noyau. C’est au cours de cette séance que le destin scientifique de Lorch fut scellé.

« C’était amusant, raconte-t-elle, de voir [Comandon] faire dans le film ses manipulations ; il immobilisait deux amibes à l’intérieur d’un petit crochet de verre, puis à l’aide d’une pipette en verre, il poussait le noyau de l’une à l’extérieur, puis il poussait celui de la seconde jusqu’à ce qu’il pénètre dans la première et remplace son noyau. Lorsqu’il relâchait les amibes du crochet de verre, l’amibe sans noyau demeurait immobile, mais celle transplantée avec son nouveau noyau ne semblait pas du tout perturbée par cette chirurgie massive, comparable pour nous au remplacement du cœur ou du cerveau ! Cette amibe pouvait alors se reproduire et vivre éternellement heureuse. Le commentaire du Dr. de Fonbrune était en français, mais j’en comprenais suffisamment pour réaliser qu’il venait d’inventer un appareil (un micromanipulateur pneumatique) qui rendait cette microchirurgie, et d’autres de petites cellules, non seulement possible, mais facile. J’imaginais immédiatement une myriade d’expériences excitantes que je pourrais réaliser SI SEULEMENT je possédais ce gadget incroyable. J’aurais placé le noyau d’une espèce d’amibe dans le cytoplasme d’une autre espèce pour voir si les gènes étaient vraiment dans le noyau (C’est de l’histoire ancienne à présent, mais souvenez-vous que c’était bien avant la découverte de l’ADN !). Bientôt, j’aurais pu placer le noyau d’une cellule cancéreuse dans une autre saine et vice versa, et réaliser d’autres rêves de gosses comme ceux-là. Or, il se trouva que dans la grande pièce obscure mon voisin fut Jim Danielli, dont je n’avais jamais fait la connaissance, mais que j’avais seulement entendu lors de conférences. A la suite du film de Fonbrune, nous fîmes la queue pour la démonstration du manipulateur que l’inventeur avait apporté de Paris. Il acceptait même les commandes ! Danielli fut d’accord avec moi que cet instrument offrait des possibilités de recherche magnifiques ».

15Danielli apprend alors que Lorch est en première année de thèse, il lui suggère de la terminer, et promet qu’il achètera l’appareil et qu’il attendra que Lorch puisse commencer des expériences comparables à celles de Fonbrune dans son laboratoire. Danielli tint promesse et Lorch débuta véritablement sa carrière scientifique qui se termina par une dernière publication en 1982. Le thème central de toutes ces recherches fut la distinction entre une hérédité nucléaire et une hérédité cytoplasmique dans les études cytologiques par des micromanipulations encore utilisées aujourd’hui pour le clonage et l’étude des neurones.

16Figure 4 ici : Veuillez retrouver les illustrations sur la version imprimée.

Figure 4. Procédé d’énucléation des amibes et de greffe de noyau.

1.Amibe immobilisée dans un crochet en verre. Une micropipette en verre est positionnée contre son noyau,

2.expulsion du noyau par pression,

3.une autre amibe est positionnée contre l’amibe énucléée,

4.son noyau est expulsé à l’intérieur de l’amibe énucléée en 2.

17Figure modifiée d’après Lorch I.J. Chance and Choice: My First Thirty Years, Lulu.com, 2007.

18Il ne fait plus aucun doute que le statut scientifique du film de Comandon et de Fonbrune réside dans l’articulation entre un film de démonstration (les manipulations d’amibes) et les séquences de microcinématographie (effet de l’énucléation des amibes sur leurs mouvements complexes). Car l’intérêt scientifique qui relie ces deux usages du film réside dans le fait que les séquences cinématographiques ouvrent un programme de recherche scientifique qui paraît réalisable par le micromanipulateur de Fonbrune. Lorch et Danielli en deviennent instantanément conscients. Le film présente également un modèle biologique, les amibes. Ce sont des cellules pouvant être cultivées dans de l’eau douce assez facilement et qui ont un statut scientifique ancien depuis la Naturphilosophie, jusqu’aux travaux de Loeb, Jennings et Verworn. Lorsque Lorch veut s’en procurer, elle apprend que Comandon ne dispose plus des souches utilisées pour le film ; elle doit trouver une autre source. Le programme de recherche de Comandon et Fonbrune est donc possible et entièrement ouvert puisqu’ils ont eux-mêmes quitté ce domaine de recherche.

Le contexte scientifique et idéologique

19Ce film de science s’inscrit également dans le contexte socio-politique de la Seconde Guerre mondiale, le racisme, l’antisémitisme, l’eugénisme, puisque l’expérience de Comandon et Fonbrune reprend les célèbres travaux du Danois Joachim Hämmerling travaillant à Berlin sur le rôle du noyau chez l’algue Acetabularia. Or ces recherches furent subventionnées en 1938 par les nazis, puisque les doctrines eugénistes avaient comme base scientifique l’hérédité nucléaire et chromosomique. A contrario, ce qui intéressait Danielli et son étudiante juive Lorch fut de mettre en évidence des formes d’hérédité cytoplasmique, c’est-à-dire de montrer que les mouvements de l’amibe (cytoplasmic streaming) dépendaient non pas du noyau, mais du cytoplasme, par une résurgence inattendue de la théorie protoplasmique face à la montée de la génétique. Ces nouvelles idées ouvraient un nouveau champ d’étude grâce à la microcinématographie et l’intérêt de Danielli était en lien direct avec son programme de recherche sur la structure et le rôle de la membrane plasmique et du cytoplasme. En particulier, il fut l’auteur d’une théorie de la membrane plasmique antérieure au modèle de Singer et Nicholson de 1972.

20Il est ainsi plus aisé de comprendre pourquoi la microcinématographie fut tant admirée par de nombreux chercheurs s’intéressant à la cytologie. Albert Policard, Jean Verne et Jean Bernard en particulier admirent l’intérêt de suivre par le cinéma les mouvements cytoplasmiques des cellules végétales et animales, comme les mouvements de cyclose et les mouvements amibiens des leucocytes à travers la paroi des capillaires. Ces études bouleversaient l’idée simpliste qu’on avait pu se faire de la composition du protoplasme et suggéraient que le cytoplasme cellulaire était en réalité un milieu hétérogène et le siège de phénomènes vitaux complexes.

21Seule la microcinématographie pouvait en effet révéler ces phénomènes dynamiques, soit trop lents, soit trop rapides pour notre perception. En ce sens, cette technique appartenait à la physiologie expérimentale comme de nombreux auteurs l’ont souligné. Et les procédés d’accélération et de ralentissement des séquences filmiques furent nécessaires pour faire de cette technique un réel outil scientifique. William Seifriz a décrit sa dette envers Comandon sur ce sujet. Ses travaux établirent une théorie du mouvement protoplasmique par la constitution, classique en physique, d’une dynamique à partir d’une cinématique. Son modèle faisait intervenir des forces expliquant les différents mouvements cellulaires. En particulier, les vacuoles contractiles étaient considérées comme de petits moteurs créant des flux protoplasmiques. Mais Seifriz échoua d’abord dans son observation des mouvements cytoplasmiques qu’il n’arriva à mettre en évidence qu’après sa visite du laboratoire de Comandon et de Fonbrune à Garches en 191216. Car ces mouvements rythmiques trop lents pour être perçus à l’œil requéraient une accélération. En 1939, les nouveaux résultats de Comandon et Fonbrune présentés dans le film analysé étaient en accord avec la théorie de Seifriz, puisque les mouvements de la vacuole et les vagues du cytoplasme n’étaient pas interrompus par l’ablation du noyau et avaient donc une origine purement cytoplasmique17. Les techniques filmiques étaient donc cruciales aussi bien pour établir la théorie du mouvement cytoplasmique que pour un sujet aussi brûlant que les bases de l’hérédité.

22Le cinéma n’était pas sans lien avec une autre théorie, celle de l’Évolution. Car il pouvait également révéler des mouvements plus complexes encore, ceux d’une cellule entière soumise à une excitation extérieure. La biologie mécaniste de Jacques Loeb envisageait le comportement de cellules simples, par exemple les amibes, comme une sorte de réflexe, c'est-à-dire une réponse suivant immédiatement une stimulation par un enchaînement causal simple. Herbert Spencer Jennings suivit les travaux de l’élève d’Ernst Haeckel, Max Verworn, et s’opposa à cette conception. Selon lui, une cellule simple pouvait développer un comportement complexe adaptatif dirigé vers un but. Or les études de Comandon et Fonbrune s’inscrivaient dans ce contexte scientifique lorsqu’ils soumettaient des amibes à diverses piqûres pour tester leur comportement. La décomposition des mouvements par la microcinématographie permettait d’analyser et de distinguer les mouvements complexes et les mouvements simples. Chaque mouvement semblait avoir son propre déterminisme et le zoologiste Pierre-Paul Grassé voyait dans la perfection du mouvement adaptatif des organismes unicellulaires, les protozoaires, l’unité accomplie d’un organisme doté d’un psychisme propre, incompatible avec des mécanismes évolutifs darwiniens dépendant du simple hasard.

Un statut hybride

23Le statut du film de science de Comandon et Fonbrune provient donc en grande partie de son insertion dans une problématique scientifique polémique sur le rôle du noyau cellulaire au sein d’un débat idéologique sur l’hérédité, l’eugénisme et la théorie de l’évolution. Cependant, l’attrait scientifique qu’il suscita reposait sur deux autres caractères : une dimension indéniablement publicitaire et commerciale et une dimension cinématographique relative à la forme complexe de la narration. Ces deux dimensions sont en réalité intimement mêlées, bien qu’elles reposent chacune sur des exigences contraires. En effet, le film doit démontrer la facilité de l’expérimentation qui n’a pas échappé à Lorch et qui est un argument majeur pour acheter le manipulateur et réaliser des expériences de ce type. En même temps, il est important de présenter une narration de l’expérience telle qu’elle a été réalisée, en ne gommant pas les difficultés qui pourraient gêner l’obtention des résultats scientifiques, et en témoignant du protocole expérimental rigoureux qui permet les comparaisons nécessaires pour tirer les conclusions qui s’imposent.

24La contradiction est évidente si l’on sait que, lorsque Lorch débuta ses expériences, elle eut le plus grand mal à fixer ses amibes avec des crochets de verre. Ses amibes étaient beaucoup plus mobiles que dans le film de Comandon. Lorsque le futur Prix Nobel de médecine ou physiologie, Francis Crick, visita son laboratoire, il suggéra de faire ingérer aux amibes des particules de fer pour les immobiliser à l’aide d’un aimant ! Mais cela ne marcha pas. Si l’on observe avec minutie le film de Comandon, on constate que les amibes immobilisées pour l’énucléation sont parfois étrangement statiques. Lorsqu’elles sont déplacées par l’aiguille de verre, elles se déplacent en bloc, et le contour de leur membrane paraît rigide. Comandon a probablement utilisé un moyen peu orthodoxe pour immobiliser ses amibes dont certaines paraissent quasi-mortes. Cependant, le procédé d’expulsion du noyau ne dépendait pas de l’état de vie de l’amibe. Actuellement beaucoup d’expériences d’électrophysiologie enregistrent des activités électriques de neurones qu’il faudrait pourtant qualifier de « biologiquement » morts ; mais cela n’a guère de sens pour le physiologiste qui s’intéresse aux temps courts de la vie pour une cellule qui n’est de toute façon pas amenée à se reproduire.

25Ainsi, il apparaît que l’objectivité scientifique du film est construite par sélection d’images et de procédés qui ne sont pas tous explicités. Il n’y a pas fraude scientifique, mais la présentation vise à donner l’impression que l’expérimentation est facile, alors qu’on a utilisé des amibes bien vivantes pour certaines expériences et d’autres inertes sans le mentionner. Cette construction narrative n’est pas propre au film de science et concerne toute production scientifique, articles publiés y compris, dans lesquels le texte est construit pour emporter l’adhésion du lecteur, comme Bruno Latour l’avait fait remarquer18. Ce qui est visé, c’est l’objectivité de la démarche expérimentale, la confrontation des observations, pour que le spectateur en tire de lui-même toutes les conséquences. L’objectivité est également celle de la démonstration publique où l’observateur est placé en position de témoin. Mais dans cette narration, le spectateur est manipulé, puisqu’on lui présente une certaine réalité type qui est construite pour le diriger vers un raisonnement préétabli. Non seulement le spectateur conclut que le noyau est nécessaire aux déplacements orientés de l’amibe et à sa survie, mais il est aussi amené à conclure que ces expériences sont faciles à réaliser et prometteuses pour de nouvelles recherches.

26Le statut scientifique du film de Comandon et Fonbrune est donc réel, mais il rejoint celui d’autres formes de communication scientifique que sont les démonstrations et les publications. Deux conceptions opposées de l’objectivité scientifique sont proposées, (1) l’objectivité mécanique (Galison et Daston) des séquences microcinématographiques (dont les procédés de manipulation sont contrôlés et quantifiés de manière à montrer une réalité imperceptible) et (2) l’objectivité scientifique de la démonstration qui repose sur l’épistémologie générale de l’expérimentation et qui vise davantage à l’adhésion du spectateur qu’à la rigueur de l’enregistrement. Les films de science sont donc souvent un genre hybride dont il n’est finalement pas fait un grand usage dans les milieux scientifiques. La dimension démonstrative, voire commerciale, a été par la suite – après la Seconde Guerre mondiale – le plus souvent déconnectée des modes de représentation des résultats scientifiques. Et les modalités de l’objectivation filmique comme procédé instrumental ont finalement davantage reposé sur l’analyse des tracés et la dérivation de mesures des séquences cinématographiques. Il semble que les scientifiques encore aujourd’hui se méfient des images, et surtout de la manipulation aisée qu’elle permet du spectateur. Car, hormis ceux des chercheurs et des médecins dont le métier est de fabriquer, de traiter et d’interpréter des images mobiles comme en imagerie fonctionnelle cérébrale, la plupart des autres se méfient de la distance difficile à percevoir entre l’image présentée et ce qu’elle représente. L’énucléation de l’amibe de Fonbrune ne représente pas une expérience réelle, mais seulement le dispositif expérimental et le geste nécessaire, puisque la réalisation effective de la procédure sur une amibe vivante est autrement plus difficile. Ce qui est montré n’est jamais la réalité telle qu’elle se présente, et des procédés de sélection et de traitement sont toujours réalisés. Cependant, l’utilisation du film dans les sciences n’en a pas moins un statut véritablement scientifique. Car, les films ne sont ni plus ni moins objectifs que d’autres procédés d’objectivation dès lors que des normes sont établies collectivement pour leur emploi. D’autre part, les procédés filmiques de la narration ne sont pas plus trompeurs que ceux employés dans les autres formes de communication scientifique. Il est très probable que si le film scientifique de vulgarisation a représenté jusqu’à présent la grande majorité des films de la science, le développement des nouvelles technologies de l’information permettra d’utiliser des séquences filmiques beaucoup plus largement en association avec les publications scientifiques (supplementary data) pour bénéficier des nouvelles modalités de représentation dynamique des phénomènes naturels et construire avec le temps de nouveaux objets scientifiques.

27Remerciements : Cette étude a pu être réalisée grâce à une collaboration avec Thierry Lefebvre sur le film de J. Comandon. L’auteur remercie Jacqueline Nacache et Thierry Lefebvre pour les discussions utiles avant et lors de la séance du séminaire et Chantal Barbara pour ses relectures.

Notes de bas de page numériques

1 Cartwright, L. « “Experiments of Destruction”: Cinematic Inscriptions of Physiology », Representations, 40, 1992, 129-152, p. 131.

2 Nous avons analysé les modes d’objectivation dans la constitution du neurone. Barbara, J.G. La naissance du neurone. Paris, Vrin, 2010. Barbara, J.G. Le paradigme neuronal. Paris, Hermann, 2010.

3 Landecker, H. « Microcinematography and the History of Science and Film », Isis, 97, 2006, 121-132, p. 123.

4 Landecker, H. « Cellular Features: Microcinematography and Film Theory », Critical Inquiry, 31, 2005, 903-937.

5 Landecker, H., 2006, op. cit., p. 123.

6 Voir aussi Bonah, C. « Une introduction à l’étude de la médecine expérimentale à l’ère de la reproduction mécanique : un legs de Claude Bernard et / ou d’Etienne-Jules Marey ? », in J.G. Barbara et P. Corvol, éds., Les élèves de Claude Bernard, les nouvelles disciplines physiologiques au tournant du XXe siècle. Paris, Hermann, 2012.

7 Galison P. et Daston L. Objectivity, Zone, First edition, 2007.

8 Comandon, J. et de Fonbrune, P. « Ablation du noyau d’une amibe. Réactions cinétiques à la piqûre de l’amibe normale ou dénucléée », CR Soc Biol, 1939, 130, 740-744. Comandon, J. et de Fonbrune, P. « Greffe nucléaire totale, simple ou multiple, chez une amibe ». CR Soc Biol, 1939, 130, 744-748.

9 François-Franck, L. et Auger, D. « Analyse cinématographique des mouvements du protoplasme en rapport avec la variation électrique dans l’excitation chez « Nitella » », Journal de physiologie et de pathologie générale, 31, 1933, 983-985.

10 Opinel, A. « Cinéma et recherche à l’Institut Pasteur dans la première moitié du XXe siècle », in E.-J. Marey, Actes du colloque du centenaire, D. de Font-Réaulx, T. Lefebvre et L. Mannoni, éds., Paris, Arcadia éditions, 2006, p. 177. Lefebvre, T. « Contribution à l’histoire de la microcinématographie : de François-Franck à Comandon », 1895, 14, 1993, 35-46, p. 43.

11 Lefebvre, T. « Jean Comandon et les débuts de la microcinématographie », La revue du praticien, 53, 2003, 2-5, p. 4.

12 Canales, J. « Photogenic Venus: The “Cinematographic Turn” and Its Alternatives in NineteenthCentury France », Isis, 93, 2002, 585-613

13 Breidbach, O. « Representation of the microcosm: the claim for objectivity in 19th-century scientific microphotography », J Hist Biol, 35, 2002, 221-250.

14 Lectures pour tous : revue universelle et populaire illustrée : Volume 2, 1936.

15 Lorch, I.J. Chance and Choice: My First Thirty Years, Lulu.com, 2007.

16 Seifriz, W. « A theory of protoplasmic streaming », Science, 86, 1937, 397-398.

17 Comandon, J. et de Fonbrune, P., 1939, op. cit.

18 Latour, B. La vie de laboratoire. Paris, La découverte, 1988, p. 261.

Pour citer cet article

Jean-Gaël Barbara, « Le statut scientifique du film de science, entre objectivité et narration : étude de cas à partir d’un film de Jean Comandon », paru dans Alliage, n°71 - Décembre 2012, Cinéma scientifique et médical, Le statut scientifique du film de science, entre objectivité et narration : étude de cas à partir d’un film de Jean Comandon, mis en ligne le 06 février 2015, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4118.


Auteurs

Jean-Gaël Barbara

Neurobiologiste et historien des sciences au cnrs, laboratoire de neurobiologie des processus adaptatifs, umr 7102, université Pierre et Marie Curie, et laboratoire Sciences Philosophie Histoire, umr 7219, université Paris Diderot. A publié La naissance du neurone, Vrin, 2010 et Le paradigme neuronal, Hermann, 2010.