Alliage | n°70 - Juillet 2012 L'imaginaire dans la découverte 

Geoffroy Drouin  : 

Trouver d’abord, chercher ensuiteou quand le son précède la note

p. 85-94

Plan

Texte intégral

1Je souhaiterais interroger ici ces deux moments névralgiques du processus de création : la recherche et la découverte. J’examinerai ces deux instants pour évaluer leur objet et leur lieu : qu’est-ce que l’on cherche, qu’est-ce que l’on découvre, quels en sont les lieux et les temps respectifs ? Je partirai alors du paradoxe suivant : la découverte précède la recherche, ou, articulé en termes musiciens, le son (entendu) précède la note (écrite).

Je trouve, je cherche ensuite

2Pour commencer examinons ces deux moments dans leur déploiement respectif. Afin de mieux les comprendre, mettons-nous en situation, et imaginons-nous devoir réaliser à la commande une pièce instrumentale, disons pour un petit effectif instrumental. Toute œuvre à venir commence par cette nécessité : écrire, oui, mais sur quoi, à partir de quoi ? C’est l’idée qui se fait désirer ici, celle qui s’imposera à moi pour me convaincre de lui consacrer toute mon énergie et mon temps dans une œuvre dont elle aura la paternité (rappelons-nous ce mot du compositeur Jean Barraqué : « les œuvres nous créent créateurs »1). Diverses situations se présentent ici, il serait vain de vouloir circonscrire le processus de création en l’enfermant dans une modalité exclusive. Retenons néanmoins les deux principales et les plus symptomatiques : soit je suis déjà pris par un certain son,2 et c’est lui qui va mobiliser mon projet d’écriture, soit je ne sais pas encore précisément sur quoi écrire, et un travail préalable s’impose alors. Pour ma part, la première situation se présente le plus souvent. Quant à la seconde, elle peut convoquer ce que j’appellerai un premier moment de la recherche, mais qui n’en constitue pas pour autant son vrai moment ; il est souvent relativement bref et consiste à évaluer les forces en présence : quels sont les instruments dont je dispose, quels types de sonorités sont potentiellement disponibles, quels genres de textures musicales vais-je pouvoir élaborer ? Une fois ce travail accompli, cet état des lieux, il s’agit de découvrir le mobile de l’œuvre, le plus souvent un son ou une situation sonore particulière qui va s’imposer à moi, et constituera la motivation de mon projet d’écriture ; plus rarement, ce peut aussi être un mobile purement structurel, par exemple une idée précise du type de forme globale de la pièce. Et puis le son, le geste instrumental, ou encore la situation sonore se dévoilent, dans un mouvement de percée fulgurante  et instantanée : on tient alors le mobile de son œuvre.3 Il sera là, obsessionnel et sans relâche, réclamant d’en prendre toute la mesure par une évaluation introspective de sa réalité et de ses différentes déterminations. C’est alors et alors seulement que s’engagera le vrai travail de recherche, celui qui demandera labeur et volonté, à la table de travail, semaine après semaine, pour dérouler le fil des multiples déterminations de l’objet préalablement trouvé. Découverte puis recherche, voilà donc bien l’ordre des choses qu’il nous faut admettre et qu’il va nous falloir maintenant parcourir plus précisément. Entamons ce parcours par la découverte puisque c’est elle qui est première.

La découverte

La découverte : elle se prépare sans se donner

3La découverte a beau précéder la recherche, elle n’en relève pas moins d’un temps de préparation. Il s’agit de mettre en branle un certain nombre de conditions pour favoriser son éclosion. La première, nous l’avons parcourue, c’est de prendre la mesure des moyens dont je dispose. Ce peut être évaluer les potentialités sonores, ce peut être aussi côtoyer dans la proximité l’instrument auquel est destinée la pièce, pour en chercher le son insolite, comme peut en offrir l’opportunité d’une séance de prises de son avec un instrumentiste. Fournir les informations que sauront faire fructifier l’inconscient et la sensibilité, voici quelle est la condition à minima pour atteindre la découverte promise.

La découverte : le lieu de l’improbable

4Si le lieu de la recherche est la table de travail, celui de la découverte échappe à toute prévision, sinon qu’il sera autre que celui de la recherche. Alors que celle-ci relève d’un acte volontaire et laborieux, prescrivant ainsi le lieu du travail à proprement parler, la découverte ne survient jamais de façon délibérée, mais bien plus souvent au moment et dans un lieu improbables : rue, métro, nature, tout ailleurs du lieu commun du labeur du compositeur, voilà où l’on peut s’attendre voir surgir la découverte attendue. En tout état de cause, c’est dans le frottement complémentaire et extérieur au lieu de la recherche qu’elle trouvera son espace d’expression privilégié.

La découverte : un instantané

5Autant la recherche nécessite un temps important et étendu, autant la découverte est instantanée, se dévoilant dans l’intégralité de sa réalité. Comme expression de prédilection de sa venue, la figure du flash semble la plus appropriée. Fugace mais complet, instantané tout en portant l’intégralité du message adressé à son destinataire, le flash s’impose à soi comme une évidence. Gardons-nous pour autant de surévaluer cette figure. Cette capacité à recevoir ne nous fait en rien musicien ou compositeur, c’est le moment postérieur de la recherche qui, comme nous le verrons, constituera le vrai travail d’écriture, et donnera alors le privilège de s’assumer comme tel. S’offrant dans la complétude de sa totalité, l’image sonore, si l’on nous permet cette association, arrive ainsi d’un trait, dans la soudaineté d’un instant hors du commun parce que hors de tout contrôle préalable, hors de toute expérience délibérée. Autre lieu, autre temps, la découverte réside dans une dimension qui semble peu concernée par la linéarité et la flèche du temps de notre réalité.

La découverte : un acte subi

6De tout cela, ressort cette évidence : la découverte se donne plus qu’elle ne se trouve. Nous l’avons admis, c’est dans la passivité qu’elle se reçoit, une passivité certes préparée, mais dont l’issue ne saurait être prédictible. Expérience subie, le moment de la découverte nous traverse en nous mobilisant entièrement, jusqu’à nous envahir dans une exclusivité sans concession. C’est elle qui s’impose alors comme le mobile de l’œuvre à venir, c’est elle qui, par sa fascination, entretiendra cette volonté d’écrire jusqu’à en avoir percé la réalité et épuisé le contenu. On croit donc la saisir alors que c’est bien elle qui nous tient. Créer les conditions de sa réception, voilà le seul acte préalable laissé à notre initiative. À nous de nous rendre disponible pour accueillir sa réalisation. Alors, forçons encore le propos : la découverte nous trouve davantage que nous la trouvons. Renversement un peu osé, vision platonicienne et empreinte d’un idéalisme sans retenue, celle d’une idée déjà présente et flottant dans un espace avec lequel nous parviendrions à établir une connexion subite, pour nous ouvrir sur l’une de ses singularités, dans la totalité idéale qu’il contiendrait. En admettant que cette proposition ne soit pas sans rencontrer un certain écho dans la réalité de cette expérience, nous nous garderons néanmoins ici d’en trancher la validité. Quoi qu’il en soit, la découverte efffectuée, il nous faut à tout prix travailler et diffuser son rayonnement dans notre concret réel, dans la tentative d’en saisir le contenu. C’est le moment de recherche qui commence alors.

La recherche

Une délibération après coup

7En quoi consiste ce moment qui suit la découverte précédente ? Prenons acte avec le compositeur et intellectuel François Nicolas de cette réalité : la recherche relèverait

« d’une délibération du compositeur avec lui-même face à l’acte de création qu’il a déjà posé. »4

8Pour Nicolas,

«  délibérer, beaucoup pourtant pourraient croire qu’il s’agit plutôt là de décider quelle note poser, en sorte que la note découle d’une délibération préalable. La question nous suggère plutôt que notre délibération est seconde, doit être seconde, qu’elle vient donc après l’acte de composition et non pas avant. »5

9Délibérer serait pour Nicolas

« s’expliquer à soi-même les enjeux et conséquences de décisions déjà prises intuitivement ou subconsciemment. »6

10La délibération, moment réflexif de ce qui s’est présenté à soi et qui en vient à être reparcouru extérieurement, n’est donc en réalité qu’un éclaircissement nécessaire parce que cette fois-ci conscient, une relecture qui vient confirmer ce qui a déjà été décidé à son insu dans le moment de la découverte. Revenons avec François Nicolas à ce moment de délibération, et travaillons-le à la lumière de L’être et le néant de Jean-Paul Sartre. Voici le témoignage que nous adresse Sartre quant à la délibération :

« La délibération volontaire est toujours truquée. […] Motifs et mobiles n’ont que le poids que mon projet leur confère. Quand je délibère, les jeux sont faits. Et si je dois en venir à délibérer, c’est simplement parce qu’il entre dans mon projet originel de me rendre compte des mobiles par la délibération plutôt que par telle ou telle autre forme de découverte. Il y a donc un choix de la délibération comme procédé. […] Quand la volonté intervient, la décision est prise et elle n’a d’autre valeur que celle d’une annonciatrice. »7

11Annoncer, voilà de quoi il en retourne dans la délibération : parce qu’un choix a été fait dans un lieu qui échappe à toute délibération consciente, il me revient, délibérément, par un acte de volonté de prendre acte d’une décision prise ailleurs et préalablement, en me l’annonçant à moi-même. En faisant surgir dans la réalité consciente les motifs et mobiles qui ont conduit à se les faire accepter à soi-même préalablement, ce moment de la délibération peut donc être envisagé comme secondaire. C’est, somme toute, transcrire une écriture d’un monde à un autre : une image musicale se présente à moi, elle s’écrit dans mon imaginaire musical, je tente après coup d’en saisir la teneur et les aboutissants, sautant alors la frontière qui me permet de l’inscrire dans une autre réalité, celle de ma logique d’entendement, et dont l’expression se fait par le mot. Mais ce saut n’a rien d’une décision ; même si elle semble s’affirmer au moment de sa diction dans la langue vernaculaire, elle a en réalité déjà sa validation dans l’inconscient qui l’a mise au jour.
Chercher ne revient donc qu’à s’expliquer à soi-même ce qui a déjà été trouvé. Affirmer ceci ne revient nullement à nier le moment de la prospection qui s’avère être nécessaire, c’est simplement admettre que celui-ci trouve sa raison en réaction à un préalable de découverte dont il convient de prendre la mesure pour soi-même. Dit autrement, ici l’effet précède la cause, le motif le mobile. C’est d’ailleurs souvent ainsi que s’amorce le travail d’écriture musicale : une idée forte (une figure, un geste, un timbre, une texture…), autour de laquelle gravite un développement, à entendre non pas comme la séquence traditionnelle d’une forme canonique quelconque, comme il peut l’être par exemple au sein de la forme sonate, mais plutôt comme le commentaire déployé d’une idée initiale. C’est ainsi que ce développement ne se pose que pour comprendre la raison de cette idée préalable, son intérêt, sa force. Alors que l’idée initiale s’était imposée d’elle-même, d’un seul tenant spontané et évident, ce geste nécessite un espace et un temps significatifs, marqué par le labeur du travail de recherche et d’écriture. Sartre lui-même vient confirmer nos propos quand il voit le moment de recherche comme la forme et le chemin à emprunter pour affirmer ce qui est déjà présent :

« Si la volonté est par essence réflexive, son but n’est pas tant de décider quelle fin est à atteindre puisque de toutes façons les jeux sont faits, l’intention profonde de la volonté porte plutôt sur la manière d’atteindre cette fin déjà posée. »8

12Décider quel chemin emprunter pour comprendre ce qui s’est déjà imposé à soi, voilà où réside la volonté du créateur.

Écrire à reculons

13On osera alors cette proposition : contrairement à l’apparente évidence, tout en progressant dans la linéarité de la partition, le compositeur écrit en réalité à reculons. En effet, ce moment de recherche dont va témoigner l’écriture ne fait que parcourir à rebours les multiples déterminations constituant le mobile de l’œuvre en train d’être faite. Il faut donc remonter le cours des déterminations concrètes du moment musical de la découverte initiale, et les déployer progressivement dans l’écriture, moyen pour le compositeur traversé par son idée d’en prendre toute la mesure et de se l’expliquer à soi-même. C’est là un mouvement paradoxal troublant, qui progresse et s’affirme dans le cours du temps, tout en signant son retour au moment originel, par un mouvement à rebours, un temps qui avancerait au fur et à mesure de son recul, contradiction vertueuse et saisissante, que nous adresse sous nul doute ici le clin d’œil de la philosophie dialectique. Relevons-y l’un des points d’achoppement entre matérialisme et idéalisme, que Marx s’est engagé à dénoncer dès la rédaction de la Contribution à la critique de l’économie politique. Marx y pointe la confusion hégélienne entre concret réel et concret pensé. Le premier doit s’entendre comme la constitution réelle d’un objet, tel qu’il s’est formé concrètement dans la réalité de son histoire, dans l’interaction de déterminations multiples qui s’unifient pour le constituer en un tout. Le second est à comprendre comme le mouvement de la pensée qui décompose par abstractions successives cet objet pour l’appréhender et s’en saisir, et ensuite rassembler les différentes déterminations qu’elle a mises au jour, en vue de le reconstituer. Bien qu’elles manipulent toutes deux le même objet, logique concrète de l’objet et logique abstraite de la pensée qui tente de le reproduire par abstraction n’empruntent pas pour autant le même parcours. Rappelons-nous ici les mots pertinents de Marx quant à cette confusion hégélienne :

« Le concret est concret parce qu’il est le rassemblement de multiples déterminations, donc unité de la diversité. C’est pourquoi il apparaît dans la pensée comme procès de rassemblement, comme résultat, non comme point de départ, bien qu’il soit le point de départ réel, et par suite aussi le point de départ de l’intuition et de la représentation. Dans la première démarche, la plénitude a été volatilisée en une détermination abstraite ; dans la seconde, ce sont les déterminations abstraites qui mènent à la reproduction du concret au cours du chemin de la pensée. C’est pourquoi Hegel est tombé dans l’illusion de concevoir le réel comme résultat de la pensée qui se rassemble en soi, s’approfondit en soi, se meut à partir de soi-même, alors que la méthode consistant à s’élever de l’abstrait au concret n’est que la manière pour la pensée de s’approprier le concret, de le reproduire en tant que concret de l’esprit. Mais ce n’est nullement là le procès de genèse du concret lui-même. »9

14En pratiquant une telle remontée du cours des déterminations d’une découverte musicale préalable dont il porte la responsabilité, finalement le compositeur ne fait que s’accaparer ces deux moments : concret réel dans l’objet musical qu’il a mis au jour, concret pensé dans la délibération qu’il engage pour comprendre le contenu de ce dernier.

Un nouage à trois

15Examinons maintenant la modalité de la recherche et son moyen d’expression. Nous l’avons rapidement entrevu, ce chemin, comme nécessité de s’expliquer à soi ce qui a été trouvé, passe par le mot. C’est ce dernier qui permet de déployer dans le raisonnement de l’entendement ce qui s’est déclaré spontanément à soi, et dont il convient de prendre la mesure. Clef de compréhension pour le musicien posant son regard sur ce qu’il vient d’entendre dans son intériorité, le mot trouve bien là sa raison d’être. C’est donc un nouage particulier qui va s’engager dans ce moment de la recherche : celui de joindre le mot à la note. La note, car c’est la dimension du musical qu’il faut s’expliquer à soi-même, le mot, car toute réflexion passe par la langue vernaculaire. Mais allons plus loin. En réalité, il nous faut élargir ce nouage à trois, car une dimension médiatrice est ici essentielle : l’oreille. Si la note se fait la référence du langage musical (le solfège) qui va écrire le son, et le mot celle de la logique qui va tenter d’en évaluer la teneur, l’oreille se fait le réceptacle sensitif de l’expérience musicale (entendons ici l’écoute intérieure autant que l’écoute réelle). C’est donc un jeu à trois qui se trouve mobilisé dans cette activité, où oreille, note et mot s’agitent et se convoquent mutuellement pour mettre en branle le chantier de l’activité créatrice. Aggravons encore un peu plus notre propos : c’est par la condition de ces trois dimensions réciproquement mobilisées que démarre la composition et l’acte d’écriture. La figure du nœud borroméen s’invite volontiers ici pour rendre compte de ce nouage : tout comme le nouage borroméen n’est effectif que sous la condition du nouage des trois (le fait de libérer un des cercles entraîne automatiquement la libération des deux autres), l’acte de composition ne saurait être effectif sans la présence réciproque des trois ordres évoqués.10

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Une boucle rétroactive

16Voici donc dévoilé le contenu de ces deux moments singuliers, constituant le détonateur incontournable de toute œuvre à venir. Car c’est bien ici que nous nous sommes situés : dans la première impulsion, celle qui posera les premiers jalons d’un projet d’écriture comme écho d’un mobile préalable. Mais une fois enclenché le processus de création, découvertes et recherches secondaires se succèdent au sein d’une boucle de rétroactions qui n’aura de cesse d’être mobilisée jusqu’à épuisement. Si la recherche initiale est donc rétrospective quant à la découverte qui la précède, les investigations qui la suivront s’avéreront tout autant prospectives. Pire encore : dans le flux des découvertes et recherches ultérieures, on ne saurait être à l’abri de la rencontre d’un nouveau mobile qui pourrait alors faire dévier de sa trajectoire initiale, jusqu’à en faire oublier la découverte initiale ; ou encore, plus simplement, le projet pourrait alors se prévaloir de plusieurs mobiles, se partageant conjointement les faveurs du compositeur.
Rien ne saurait donc être figé ici, et loin d’une linéarité cartésienne lisible et évidente dans son procès, c’est bien plus l’heuristique qui prévaut, dans un mouvement fait d’allers-retours incessants, de sauts de puces entre découvertes et recherches successives, mouvement qui affirmera et signera la complexité et la richesse de l’œuvre aboutie.

Crispy grain pour trompette et électronique (2003)

17Parcourons pour terminer ce que nous venons d’annoncer à travers un exemple. Nous prendrons une œuvre personnelle pour trompette et électronique, Crispy grain, composée en 2003 à l’Ircam.

La découverte

18Le point de départ de l’œuvre relève précisément de ce que nous pointions comme situation initiale : c’est lors d’une séance de prises de son en studio que s’est imposé le mobile de l’œuvre. Préalablement à l’écriture de la partition, j’avais souhaité rencontrer le trompettiste en charge de la création de la pièce. Lors de cette séance, nous avons testé ensemble divers modes de jeu à l’instrument, jusqu’à tomber sur un son particulier qui a retenu mon attention. À la réécoute des différents enregistrements, ce son s’est définitivement imposé à moi comme point de départ de l’œuvre, et c’est lui qui a finalement structuré l’ensemble de la partition, tant son écriture instrumentale que la partie de l’électronique.
Décrivons succinctement ce son pour donner une idée au lecteur de sa réalité acoustique : il est dans un registre particulièrement grave et donc inhabituel pour la trompette (l’équivalent du registre grave d’un trombone), combinant à la fois l’ouverture et la fermeture rapides de la sourdine « wawa »11 avec un jeu aléatoire des trois pistons dans un flot continu de notes répétées, suivant la technique instrumentale du double détaché (« teukeuteukeuteu »).12 L’ensemble sonne comme une sorte de brouhaha pulsé et nasillard dans le registre grave, et bien malin celui qui pourrait deviner derrière ce son insolite et étrange une trompette.

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Le geste initial de Crispy grain.

19Relevons qu’à ce stade du travail de création, je suis bien dans une posture de passivité vis-à-vis de ce son. C’est lui qui me tient, m’accapare, réclamant l’urgence d’un travail d’évaluation, une sorte de digestion qui me permettra de l’assimiler dans une mise à distance vertueuse et féconde. C’est donc là que commencera le véritable travail de recherche, celui qui me conduira à l’écriture et qui me permettra de poser les différents jalons de la partition à venir.

Une méthode de recherche par analyse/synthèse

20Pour ce moment spécifique de la recherche, nous avons convoqué une méthode combinant successivement une approche analytique puis synthétique. Cette méthode consiste à décomposer un objet suivant les différents paramètres qui le constituent, puis à recréer l’objet initial en modifiant le cas échéant un ou plusieurs de ces paramètres. Pour ce qui nous concerne ici, l’analyse a permis de décomposer notre son initial pour en révéler la morphologie. Le moment de synthèse nous a ensuite conduits à présenter toute une gamme de matériaux qui lui sont dérivés par modification d’un de ses paramètres. Ces modifications seront présentées et élaborées suivant un parcours précis lequel déterminera ainsi la forme générale de la partition.
Concentrons-nous pour commencer sur la décomposition analytique de notre son. Cette analyse a préalablement mis au jour les différents modes de jeu employés pour le réaliser, chacun étant spécifique à un paramètre musical particulier. Le premier concerne le registre de l’instrument par l’utilisation de ce que l’on nomme les « notes pédales », ses notes les plus graves (physiquement les premiers harmoniques de l’instrument). Le deuxième relève du timbre, par l’utilisation de la sourdine wawa et de son ouverture puis fermeture, qui font ainsi varier le timbre de l’instrument. Le troisième mode de jeu fait intervenir un jeu aléatoire et rapide des trois pistons de l’instrument, ce qui a pour effet de réaliser un balayage de notes comprises dans un intervalle particulier (tierce mineure dans notre cas). C’est donc le paramètre de hauteur qui est concerné ici. Le rythme constitue notre quatrième paramètre : par le mode de jeu de la répétition  (le « teukeuteukeuteu » décrit précédemment), c’est la figure de l’itération qui se trouve réalisée. Enfin, le dernier trouve sa réalité dans la nuance, par l’indication de la dynamique sfz et des accents sur chaque hauteur (noté « > »). Récapitulons ainsi chaque mode de jeu et son paramètre respectif :

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Mode de jeu et paramètres respectifs

21Une fois cette analyse réalisée, nous avons reconstruit notre objet initial, en faisant varier certains de ses paramètres, suivant un modèle de type opérateur/contrôleur. Chaque opérateur se trouve constitué par un paramètre particulier, affecté par un contrôleur qui en détermine le niveau d’application. En faisant varier le contrôleur des différents paramètres mis au jour par l’analyse, c’est ainsi toute une variété de nouveaux matériaux qui se trouve recréée. On peut ainsi faire varier le registre de notre figure initiale, changer son timbre en modifiant la sourdine jusqu’au point extrême de supprimer toute perception de hauteur pour ne garder que le souffle de l’instrument, en encore faire varier rythmiquement le débit de chaque hauteur, comme son niveau de transposition.
Ces variations seront ensuite organisées pour construire un parcours cohérent qui fera dynamiquement sens. C’est ainsi toute la forme et la dramaturgie de la pièce qui s’en trouveront alors établies.

22Voici un schéma retraçant la méthode que nous venons de décrire :

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Méthode de recherche par analyse/synthèse.

23Il nous restera alors à organiser l’ensemble de ces différents matériaux pour les répartir au sein de différents moments qui constitueront la forme et le parcours de l’œuvre. La première partie s’appuiera sur la figure initiale dans son rapport à l’électronique et les différentes variations du paramètre du timbre qu’elle propose ;la seconde se concentrera plus particulièrement sur le paramètre de hauteur en présentant dans un temps largement dilaté les multiples variations du jeu aléatoire des trois pistons, déployant toute une gamme de morphologies subtiles autour de ce paramètre (transpositions microtonales, bisbigliandos, trilles, trémolos). La troisième reprendra ce même paramètre de hauteur mais en l’appliquant à la figure de départ dans sa globalité, pour la transposer et la faire voyager dans l’ensemble des registres de l’instrument, tout en portant son débit rythmique au maximum de son intensité. La dernière partie clôturera alors ce parcours dans une coda harmonique qui en reprendra certains éléments idiomatiques.

24Que nous montre donc l’analyse de cette partition ? Que son écriture s’est véritablement constituée lors du moment de recherche postérieur à la découverte initiale, matérialisée ici par cette figure musicale emblématique précédemment décrite. En prenant analytiquement la mesure de l’objet sonore préalablement découvert, l’imaginaire de l’écriture s’est alors trouvé mobilisé pour déployer un parcours de matériaux qui signe in fine l’histoire de l’œuvre. Ce geste met ainsi au jour toute une généalogie d’écriture, dans un réseau de relations tissé autour d’une figure élémentaire qui en a constitué le détonateur. C’est aussi le lien incontournable entre imaginaire et analyse qui s’affirme ici, deux dimensions qui seront constamment et réciproquement réactivées. L’écriture musicale affirme ainsi pleinement sa singularité : elle se fait le lieu d’accueil d’une découverte initiale, qu’un imaginaire analytiquement dévoilé viendra rendre compte. C’est tout à la fois dans cet espace de liberté laissé à l’initiative de l’imaginaire musical, que dans la dimension analytique qui en constituera sa formalisation et l’élan raisonné son déploiement, que l’œuvre musicale trouve sa progression. La partition, témoignage et trace de ce parcours, trouvera alors dans l’interprète la véritable diction de son histoire. Ce sera ici la destination ultime de sa constitution, moment qui la consacrera dans son achèvement réalisé.

Notes de bas de page numériques

1 . Jean Barraqué, Hommage à Claude Debussy (1962), in Écrits, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001, p. 252.

2 . Cette forme passive est ici employée à dessein car, comme nous le verrons, c’est la découverte qui nous prend plus que nous la prenons.

3 . Précisons par précaution que nous parlons ici du mobile de l’œuvre et non de cette dernière, qui ne saurait tomber du ciel comme certaines images d’Épinal ont pu le véhiculer à diverses époques : ce serait Mozart recevant des mains du Père céleste l’intégralité du Requiem…

4 . F. Nicolas, Pourquoi, pour un compositeur, joindre le mot à la note ?, séminaire Entretemps du 25/10/08, Ircam, disponible à : http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/2008/25octobre.htm

5 . Ibid.

6 . Ibid.

7 . Jean-Paul. Sartre, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1976, p. 527.

8 . Ibid., p. 528.

9 . Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, [1859], Paris, Éditions Sociales, 1977, p. 166.

10 . On pourra facilement objecter qu’un Jean-Sébastien Bach ne se soit pas embarrassé du mot (entendons comme moyen de réflexion et non comme dimension vocale), se restreignant avec succès au seul nouage de la note et de l’oreille. Nous répondrons qu’en effet, ce temps en réclamait moins l’usage, bien que certains s’y soient prêtés avec succès (Rameau, Schumann, Wagner pour ne citer que les plus importants). Ce nouage à trois concerne donc avant tout notre contemporanéité (et ce pour de multiples raisons qui réclameraient un autre débat).

11 . La sourdine « wawa » est une sourdine très répandue dans le jazz. Tout en modifiant le timbre de l’instrument, elle offre la possibilité à l’instrumentiste de fermer ou d’ouvrir le pavillon de la sourdine, créant cet effet phonétique qui s’apparente au phonème « wa ».

12 . Cette technique est utilisée par les instruments à vent pour réaliser des notes répétées. Elle correspond à la position de la langue lors de la production phonétique du « teu » ou du « keu ».

Bibliographie

Jean Barraqué, « Hommage à Claude Debussy (1962) », in Écrits, Paris, Publications de la Sorbonne, 2001.

Karl Marx, Contribution à la critique de l’économie politique, [1859], Paris, Éditions sociales, 1977.

François Nicolas, Pourquoi, pour un compositeur, joindre le mot à la note ?, séminaire Entretemps du 25/10/08, Ircam, disponible à : http://www.entretemps.asso.fr/Nicolas/2008/25octobre.htm

Jean-Paul Sartre, L’être et le néant, Paris, Gallimard, 1976.

Pour citer cet article

Geoffroy Drouin, « Trouver d’abord, chercher ensuiteou quand le son précède la note », paru dans Alliage, n°70 - Juillet 2012, Trouver d’abord, chercher ensuiteou quand le son précède la note, mis en ligne le 26 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4059.


Auteurs

Geoffroy Drouin

Né en 1970, compositeur. Diplômé du Conservatoire de Paris et formé à l’Ircam, il est également titulaire d’un doctorat de l’École des Hautes Études en Sciences Sociales. Auteur d’une thèse sur les questions d’émergence et de complexité en musique, ses œuvres sont jouées à l’étranger comme en France, et font l’objet de nombreuses commandes (État, festivals, radio, etc.). Il est actuellement pensionnaire à la Villa Médicis.