Alliage | n°40 - Septembre 1999 Nouvelles relations aux savoirs et aux pouvoirs 

Henri-Pierre Jeudy  : 

Entre norme et incertitude

p. 41-47

Texte intégral

1Les discours du savoir- expert légitiment le bien-fondé de la norme, mais dans la mesure où ils se donnent, dans l’espace public, comme objets de controverses, ils induisent un scepticisme collectif qui rend difficile l’application des normes. La crédibilité manifestée à l’égard des discours du savoir-expert suppose la reconnaissance d’un passage déductif, de la forme normative imposée par le monde de la science à l’efficacité pragmatique des normes dans l’environnement. Si le savoir de l’expert est frappé de suspicion, ce n’est pas seulement dû à son objet, mais bien plutôt à sa propre forme prédictive. La scientificité se développant elle-même dans un cadre normatif, le pouvoir octroyé aux formes de la normativité collective que produit celle-ci devient l’objet même de la menace que fait peser l’arbitraire sur l’espace social.
Si la norme est fondée sur la résolution de l’arbitraire, elle ne le fait pas disparaître pour autant. L’arbitraire, inhérent à la norme elle-même, sera utilisé publiquement afin de légitimer un relativisme qui entraîne le plus souvent un désinvestissement collectif. La logique de production du normatif est soumise dans la vie sociale à la référence au Bien universel, expression du lien idéalisé entre savoir et pouvoir. Sans cette perspective éthique, la forme normative qui unit le savoir au pouvoir ne laisserait guère de possible. Pour qu’il y ait un “horizon de sens”, la forme normative se trouve idéalisée par une finalité éthique. « Ce que permettent les sémantiques des mondes possibles est en effet quelque chose de si simple que l’observateur risque même d’en garder l’impression d’un tour de passe-passe philosophique : en assimilant l’obligatoire à ce qui est vrai dans tous les mondes possibles reconnus comme positifs, il renvoie en quelque sorte l’élément proprement normatif à un autre niveau et permet ainsi de raisonner en termes strictement extensionnels. »1 Ainsi, la forme normative est-elle désarticulée entre sa production objective, rationnelle, qui tire sa légitimité de la connaissance scientifique et d’une mise en perspective morale du savoir, et son émergence subjective, prédestinale, liée à la puissance de nos croyances et à nos représentations inconscientes du destin.

2Le passage de “ce qui est” à “ce qui doit être” trouve son archéologie dans les figures destinales que met en scène le langage lui-même. Les systèmes normatifs sont traditionnellement naturalisés, comme en atteste le rythme des saisons. Cette normativité naturelle a toujours été assimilée à la fatalité et à l’acceptation quotidienne de ses manifestations. Quand nous regardons notre propre corps à la surface du miroir, nous acceptons ce qu’il devient, parce que nous avons la certitude qu’il ne peut pas en être autrement, même si l’usage des cosmétiques ou les pratiques sportives nous offrent la possibilité d’imaginer que nous retardons ce qu’il est en train de devenir. Cette logique normative du destin de notre corps nous autorise seulement à penser que nous ne nous laissons pas dominer par la fatalité et la résignation. Mais nous n’ignorons pas pour autant qu’il ne pourra en être autrement à l’avenir. La fatalité contre laquelle nous nous insurgeons n’est pas autre chose qu’une logique normative naturalisée, et nous croyons alors que cette naturalisation, nous l’opérons nous-mêmes afin de nous départir du désespoir de la résignation. Le corps nous contraint à considérer toujours “ce qui est” comme identique à “ce qui doit être”, même si nous estimons que nos forces vitales sont en mesure de modifier ce qui devrait être. Cette métaphysique de la naturalisation intrinsèque du destin, on peut l’ignorer, la rejeter comme un archaïsme, elle resurgit malgré tout, parce qu’elle est le seul moyen de donner un sens existentiel au “devoir-être”. Et la connaissance scientifique qui prétend rendre prédictible ce qui doit être ne perturbe en rien notre croyance en de telles figures de destinée.

3La forme normative, inhérente au langage, demeure articulée entre le pouvoir de réfléxivité qu’elle met en scène, et la puissance de l’amor fati. Pour une bonne raison : le lien entre ce qui est et ce qui doit être, s’il demeure toujours présent à la forme énonciative, est réversible. On a beau croire qu’on est maître de soi-même, ce qui doit être précède souvent ce qui est. Ce n’est tout de même pas pour rien que la psychanalyse freudienne a construit toute son aventure sur le fait que, seul, le passé est prédictif. Il n’y aurait pas de jeu entre hasard et destin, s’il n’y avait pas de mouvement réversible entre ce qui est et ce qui doit être. Et c’est dans cette mesure que toute figure destinale peut être pour elle-même l’objet de sa parodie. Quand quelqu’un se met en colère contre les causes reconnaissables d’une catastrophe qui a atteint l’intégrité de son corps, il sait que, malgré les dommages et intérêts auxquels il aura droit, il ne retrouvera jamais sa physionomie. Il est acculé à s’accepter tel qu’il est, et son aigreur deviendra d’autant plus assiégeante s’il songe à ce qu’il aurait été, dans le cas où cette catastrophe ne se serait pas produite. Le normatif n’est que la transfiguration de la contingence, non pas en nécessité, mais en certitude de ce qui est, et qui ne pourrait être autrement.

4Curieusement, le souci de rendre rationnelle la description de ce qui nous arrive semble nous convaincre d’abandonner toute figure destinale, comme si l’acte de décrire suivait un principe normatif inhérent au langage. Et si cette forme normative du langage peut prendre une tournure objective et universelle, c’est dans la mesure où elle se sépare d’un quelconque fatum susceptible de lui imposer sa finalité. Pourtant, le jeu des intentions dont l’énonciation ne réussira jamais à se départir, suppose déjà un pacte avec les représentations inconscientes du destin. Faute de quoi la normativité inhérente au langage se réduirait à un système moral de normes imposé au vécu. Et si elle n’était que cela, on ne comprendrait pas pourquoi elle hante le langage autrement que sous la forme pure et simple de l’obligation énoncée. Quand Hilary Putnam dit que supprimer le normatif inhérent au langage équivaut à un suicide mental, faut-il penser que, dans un tel cas, le langage serait condamné à l’unique énonciation de ce qui est ? Si je décris ce qui est, ma manière de le dire se présente en même temps comme une façon d’énoncer ce qui doit être. La forme énonciative du langage serait-elle toujours implicitement normative ?
D’une manière commune, le lien entre la forme énonciative du langage et sa forme normative se réalise grâce à cette intention destinale. Il ne s’agit donc pas a priori d’une obligation morale, mais de la reconnaissance d’un fait qui, par sa durée, prend le sens de “cela ne peut être autrement”. Mais comment un tel “il en est ainsi” peut-il prendre valeur de norme ? Nous inventons des figures de prédestination qui nous sont en partie imposées par notre propre histoire, mais qui, du même coup, donnent une expression affective et subjective à nos représentations quotidiennes de la norme. Sans cette étrange croyance en des figures de destin qui animent le mode énonciatif du langage, le passage à son mode normatif resterait toujours arbitraire. Comment la forme normative peut-elle alors se libérer à son tour de la figure prédestinale qui lui donne ce sens existentiel ? Le savoir, d’une manière générale, tend à supprimer la forme destinale du lien entre ce qui est et ce qui doit être, en imposant un impératif universel de compréhension objective de la norme. La reconnaissance d’une fonction nécessaire et universelle des normes, en se fondant sur les savoirs scientifiques, suppose que la norme elle-même puisse être pensée comme un objet d’investigation, qu’elle se sépare de toute relation existentielle entre le corps et le langage, pour devenir l’expression formelle d’une rationalité collective voulue. Le lien prédestinal entre ce qui est et ce qui doit être passe pour une figure archaïque de l’humanité, voire pour une manifestation de régression.

5Cependant, ce lien prédestinal ne disparaît pas grâce à l’assomption de la rationalité scientifique, il n’est que refoulé, toujours susceptible de faire retour. Ce n’est pas la volonté de plier le monde à mon regard qui provoque son retour, puisque nos représentations du monde se conforment elles aussi à des figures normatives. La perception de la nature — bien que celle-ci devienne de plus en plus une production d’artéfacts — impose l’habitude d’un rythme normatif dont la nécessité manifeste ne semble guère pouvoir fair l’objet de controverses. Il en va de même pour certains principes d’existence qui commandent à nos comportements sans avoir besoin même d’être énoncés. Il existe aussi des normes implicites dont la légitimité ne semble jamais être remise en cause. Celles-ci fonctionnent comme des normes naturalisées qui paraissent aller de soi. Et il en va, bien entendu, d’une cohérence elle-même tenue pour naturelle parce qu’elle sert d’antécédence normative au langage. Par exemple, l’idée qu’il soit absolument nécessaire de préserver sa vie est comprise, sans être énoncée, dans la plupart des normes qui régissent notre rapport à l’environnement. Cette idée fonctionne donc comme une norme évidente, qui commande aux autres ou qui confère une finalité indubitable, sans avoir besoin d’être invoquée. L’incohérence d’un comportement que l’on désignera comme suicidaire viendra de cette négation ostentatoire d’une norme naturalisée circulant dans la communauté d’une manière occultée. La norme qui va de soi n’est plus en mesure de faire l’objet d’une controverse, l’arbitraire qui la constitue est tenu pour définitivement résolu. L’obligation de préserver sa vie, quelles que soient les circonstances, renvoie à l’instinct de vie qui commande à la sauvegarde d’une société. L’obligation de ne pas fumer selon des règles appliquées à l’espace public demeure implicitement légitimée par celle de préserver sa propre vie et celle des autres. Si je fume, mon comportement sera jugé comme incohérent puisque je signifie publiquement que je veux ma mort, autant que celle des autres. Ce sont les normes édictées qui viennent alors fonder à rebours la norme originaire, tenue pour allant de soi. Autrement dit, toute l’incohérence que démontre un comportement jugé pathologique puise sa raison dans le retournement de la norme non fondée et pourtant constitutive du dispositif normatif. C’est là une autre manière de prouver sa propre cohérence.

6Face à un tel vertige des formes normatives, la rationalité contemporaine se fonde sur la mise en rapport de la menace à la norme. L’évidence de la menace, la possibilité d’énonciation de son contenu, justifient la production de la norme. Les menaces pesant sur l’environnement, et sur l’humanité, semblent pouvoir être conjurées par la compréhension mutuelle de certaines mesures bonnes à prendre et à suivre. La dynamique de la production normative dépend de la polyvalence des menaces. Cette organisation rationnelle est cependant confrontée au fait que le principe normatif de possibilité n’est pas toujours applicable. Si l’obligation d’appliquer des normes se heurte à l’impossibilité de son exécution, celle-ci peut être frappée d’annulation. Or, les représentations d’une impossibilité de répondre aux normes, de les respecter, dans la vie quotidienne, sont multiples et viennent autant de la réalité des faits (absence matérielle des moyens d’application) que des incertitudes imaginées. Ce principe normatif de possibilité est sans cesse remis en cause par la disjonction entre le fait et la valeur attribuée à la norme elle-même. L’incertitude est alors utilisée comme un moyen de légitimer l’impuissance tenue pour publiquement intrinsèque au dispositif normatif. Et, du même coup, c’est par son invocation que fait retour l’idée de destinée. Puisqu’il n’y a pas de figure possible pour l’avenir, puisque les normes, malgré leur rationalité, ne permettent pas de le préparer, de le concevoir, l’incertitude vient justifier un relativisme sceptique et ironique.

7Ce ne sont plus l’accident ou le hasard qui viendraient perturber l’ordre des représentations en imposant la souveraineté de leur puissance extérieure et inattendue, en provoquant les effets d’une altérité radicale, c’est le repli sur la croyance en l’incertitude qui crée une nouvelle ambiance d’esthétisation du monde et de la vie quotidienne. L’incertain se prête à bien des usages. Il peut être cultivé à des fins économiques et politiques pour justifier le laisser-faire, satisfaisant les aspirations d’un néo-libéralisme en quête d’un non-interventionnisme de parade ! Mais cet entretien stratégique de l’incertitude laisse paraître ses propres calculs et se présente comme une parodie des règles du marché. L’incertitude est traditionnellement glorifiée pour être vaincue. Tantôt elle reste préservée, afin d’exciter pour ainsi dire la construction des certitudes, tantôt elle est cultivée comme la figure dominante d’un devenir que l’on a peu de chance de maîtriser. Elle est la métaphore à géométrie variable de toutes nos angoisses. On en fait la représentation d’une issue heureuse de nos malheurs, parce qu’elle rend justement irreprésentable ce que nous avions cru objectiver par la croyance en notre propre travail  d’interprétation. Grâce à la reconnaissance impossible de son objet, l’angoisse se soutient de la propre indétermination de ses causes, et trouve en l’incertitude une dimension esthétique.
On comprend aussi pourquoi toute interrogation métaphysique puise les raisons de sa stimulation dans l’idée qu’on se fait de l’incertitude. Ce n’est pas la certitude sensible2 qui calme l’angoisse, elle la fait rejaillir, au contraire, par l’immédiateté de l’anéantissement du sens qu’elle provoque. L’éventualité de la mort, tel le destin assuré de tout homme, entretient au temps présent l’incertitude comme si elle renaissait de ce qui est absolument certain. Quant à l’héritage même des certitudes scientifiques, les hommes de science sont devenus de plus en plus prudents, ce qu’ils tiennent pour certain dépend des conditions de l’expérience, c’est-à-dire du cadre de représentation dans lequel ils tirent des conclusions vérifiables et reproductibles. Lorsqu’ils jouent le rôle d’experts et qu’à ce titre, ils sont conviés à formuler des avis publics, ils ne manquent pas de susciter entre eux de sérieuses controverses. Et l’attente de l’erreur ne stimule pas seulement les mauvais esprits apparemment contents de constater leurs échecs, elle est surtout la manifestation d’un relativisme ambiant qui s’exerce contre le formalisme institutionnel du sens.3 L’organisation de la normativité collective par les institutions se présente comme une gestion de nos croyances et de nos incertitudes pour le Bien de tous. Et si l’évaluation de nouvelles normes, ayant pour finalité la réduction même de l’incertain, se heurte à l’expression communautaire d’un relativisme sceptique, notre propre incrédulité restera toujours fondée sur la croyance en un moindre mal. Signe de l’impuissance, l’incertitude se résolvait autrefois par la croyance collective en la fatalité divine ou naturelle. La modalité de sa manifestation change quand l’incrédulité collective frappe l’ensemble des idéaux politiques. On peut continuer à l’idolâtrer, en la comparant à un “horizon d’attente”, ou en la désignant comme la dynamique du jeu des possibles ; puisqu’elle se prête aisément aux fonctions qu’on lui assigne, elle demeure l’expression de cette angoisse existentielle dont le modèle serait l’avenir incertain et sa cohorte de peurs anticipées. Croyant défier l’auto-réflexivité des systèmes de société, le bon vieux sujet, acculé à être acteur ou citoyen, paraît  tantôt adopter une position sceptique et ironique, tantôt se laisser porter par l’engouement collectif pour le spectacle de la commisération publique. Seulement, l’idée même de position du sujet n’a plus aucun sens ! Il ne s’agit pas du spectacle du monde auquel assisterait le sujet présumé en contemplant le défilé des images télévisuelles ou en écoutant les litanies des modèles d’interprétation de ce qui s’est passé, de ce qui advient ou de ce qui arrivera probablement. Cette « société du spectacle », dénoncée par les situationnistes, a été intériorisée avec ses mécanismes et ses règles, si bien que l’incertitude tient autant à l’indistinction entre sujet et objet qu’à une surdétermination du sujet par lui-même (ce que les sociologues s’acharnent à définir comme « l’individualisme »). Il ne s’agit pas d’une prise de conscience collective qui laisserait croire que les masses (en tant que sujet collectif) seraient désormais capables de ne plus se laisser leurrer en manifestant un scepticisme systématique à l’égard des modèles de représentation qui leur sont infligés. Ce qui caractérise les formes contemporaines de l’auto-réflexivité, c’est le fait que les modalités d’interprétation des phénomènes de société ne se mesurent plus qu’à elles-mêmes.

8Signe de l’appauvrissement intellectuel provoqué par la consensualité et le relativisme, cette esthétique de l’incertitude est contagieuse, elle envahit tous les domaines, du politique à l’économique, du culturel au social, en accompagnant, tel l’unique supplément d’âme commun, les logiques de la rationalité gestionnaire. Soutenue par la médiatisation universelle et devenue la cause première du ramollissement des cerveaux et des idées, elle n’est jamais menacée, elle naît et renaît de l’éternelle croyance en des retournements de sens. Seule, l’ironie de l’arbitraire qui est à l’origine de toute construction du sens, peut encore ébranler la consensualité des interprétations. Journalistes et professionnels des sciences humaines s’acharnent à le combattre, cet arbitraire du sens, par l’itération affirmative de leurs discours, par le pilonnage de leur interprétation des événements. Rien ne doit échapper à cette entreprise de distribution du sens et à ses modèles de représentation. Dans la conquête de la maîtrise rationnelle du devenir, la compulsion de l’interprétation fonctionne au rythme de cette urgence obligée qui est devenue le moteur de la gestion des sociétés. Qu’il s’agisse de la conservation patrimoniale du temps passé, de la protection sociale et culturelle au temps présent, ou de la sauvegarde de la nature au temps futur, l’urgence de la gestion du temps ne cesse de consacrer l’incertitude, telle une figure suprême de la menace, comme la jouissance esthétique de nos angoisses.  

9Quand on considère avec beaucoup d’idéalisme le développement contemporain des capacités de réflexivité des sociétés modernes, on ne cherche pas à voir combien la normativité est inhérente à la reproduction même de cette réflexivité. On croit que l’environnement s’offre, par la dynamique inter-relationnelle de l’homme et le milieu qu’il met en perspective, comme le mode d’interrogation le plus essentiel pour comprendre la forme elle-même évolutive de la réflexivité. Mais le travail d’interpétation incessant que présuppose la réflexivité finit par entraîner ses propres effets de légitimation, parce qu’il implique nécessairement un passage de la pure hypothèse à la construction normative. Si ce travail demeurait toujours dans l’ordre de l’hypothèse, il menacerait la forme même que peut prendre la réflexivité. Sa finalité normative implicite assure au processus réflexif lui-même des effets de sens déterminants, objectivables, et lui offre surtout un horizon de sens. Cependant, un tel processus ne peut saisir en miroir de ses investigations que ce qu’il se donne comme objet de son interrogation. L’apologie contemporaine de la réflexivité ne permet plus d’imaginer des phénomènes extérieurs, incompréhensibles pour l’entendement humain, qui viendraient mettre en déséquilibre les modes d’investigation eux-mêmes. Par conséquent, la réflexivité épouse sa propre forme normative, au rythme d’une rationalité régulatrice des phénomènes dont la mise en relation spéculaire consacre son auto-légitimité. Ce qui triomphe, comme forme idéalisée de la réflexivité, c’est l’union réussie du spéculaire et de la spécularité, de la mise en relation de miroir et de la conceptualisation. Le vocabulaire conceptuel et institutionnel dit et construit du même coup ce qu’est la réalité.4 Son usage finaliste ne présente, de toute évidence, aucune possibilité d’énoncé axiologiquement neutre. Et le travail de la théorie, toutes sciences confondues, semble alors accomplir une optimisation de la réflexivité grâce à une vocation thérapeutique qui consiste à produire les armes d’une reconnaissance légitime de la nécessité. Comme le dit Pierre Bourdieu : « Tout progrès dans la connaissance de la nécessité est un progrès dans la liberté possible. » Un tel slogan, expression même de la domination morale des masses, se soutient de cette illusion tenace d’une libération des idéologies par la connaissance. L’apothéose de la réflexivité apparaît avec la certitude d’une production de la norme fondée uniquement sur l’acquisition du savoir.

Notes de bas de page numériques

1 . Jean Louis Gardies, L’erreur de Hume, Puf, Paris 1989, p. 44.

2 . « La certitude sensible expérimente donc que son essence n’est ni dans l’objet, ni dans le moi, et que l’immédiateté n’est ni une immédiateté de l’un, ni une immédiateté de l’autre. Car dans les deux, ce que je vise est plutôt un inessentiel, cet ici et ce moi que je vise ne subsistent pas, ne sont pas. », Hegel, La phénoménologie de l’Esprit, p. 87, Aubier, Paris 1977.

3 . Cf. Vincent Descombes, Les institutions du sens, Minuit, 1996.

4 . Cf. notre ouvrage Sciences sociales et démocratie, Circé/poche 1997

Pour citer cet article

Henri-Pierre Jeudy, « Entre norme et incertitude », paru dans Alliage, n°40 - Septembre 1999, Entre norme et incertitude, mis en ligne le 14 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=4003.


Auteurs

Henri-Pierre Jeudy

Sociologue au Cnrs, enseigne la philosophie et l’esthétique à l’École d’architecture de Paris-Villemin ; a publié récemment Le corps comme objet d’art, Armand Colin, Paris, 1999 et Usages sociaux de l’art, Circé, aris, 1999.