Lu & Vu

Sydney Lévy
Francis Ponge
De la connaissance en poésie
Presses Universitaires de Vincennes, 1999

Ponge, dans toute ses écrits, n’a cessé de poser la question de la connaissance : « Oui, je me veux moins poète que “savant”. — Je désire moins aboutir à un poème qu’à une formule, qu’à un éclaircissements d’impressions. S’il est possible de fonder une science dont la matière serait les impressions esthétiques, je veux être l’homme de cette science. » Les guillemets autour du mot “savant”, comme le caractère hypothétique de la dernière phrase (« S’il est possible… »), montrent assez qu’il ne faut voir nul scientisme naïf dans cette référence de Ponge à la science ; non un modèle à suivre, mais une expérience à méditer sur la nature même du savoir — afin, peut-être, de passer outre. « Entre un article de dictionnaire ou d’encyclopédie et un texte de Ponge, écrit Sydney Lévy, il y a tout un monde : le premier (…) puise dans notre savoir et sert à faire reconnaître l’objet. Tandis que le second veut le recréer, en donner l’expérience, le faire connaître (…) comme si c’était pour la première fois. (…) Mais peut-il y avoir une science des impressions ? Peut-on connaître à la fois intimement et scientifiquement ? En un mot, peut-on imaginer une science du singulier ? »

Ce « paradoxe fondamental » de l’œuvre de Ponge, Sydney Lévy le traite avec précision et concision à la fois, analysant les visées et les figures du texte pongien. Il montre comment « l’œuvre de Ponge allie (…) le faire (« refaire le monde » [écrit Ponge, « à tous les sens du mot refaire »]) et le connaître, la poïesis et la gnosis, alliage [!] que l’on pourrait nommer “gnoséopoïèse”. » C’est finalement en se référant le plus explicitement possible à la science que Ponge (dé)montre son insuffisance et la nécessité en même temps que la possibilité d’autres formes de connaissance. Tel est le fond de la réflexion de Sydney Lévy : « (…) pourquoi toujours reléguer la poésie dans le figuré ? Est-ce pour l’empêcher de contaminer une entreprise plus “sérieuse”, la poursuite du savoir ? Ou est-ce qu’elle est plutôt ressentie comme une menace pour la poursuite du savoir ? La question est entièrement là : est-ce que la poésie peut, à sa manière bien sûr, offrir un savoir nouveau ? Un savoir nouveau sur les moyens de savoir, même s’il est perçu comme un savoir “non sérieux” ou menaçant ? Nous le croyons. »
Je le crois aussi, et ce livre n’est pas une mince défense de cette position. Il me plaît d’attester de sa puissance effective : lisant ses dernières pages dans un bus américain, sur une autoroute de la Nouvelle-Angleterre, je levai les yeux vers le vaste ciel d’été qui courait sur des forêts sans fin, et toute la force des pages de Ponge que redonne Sydney Lévy, toute la pertinence de ses commentaires, se condensèrent tout soudain dans l’un des nuages qui croisait ma route, et qui me fut donné à voir, et à connaître, avec une sensation de singularité et d’immédiateté d’une rare perfection — radicale vérification expérimentale de la conclusion de Sydney Lévy, pour qui la lecture de Ponge « [permet] au lecteur de prendre conscience avec émerveillement de ce qui est fondamentalement humain : ses propres facultés de connaissance. Et source de jubilation, de se les réapproprier. »
Mais le problème de la connaissance n’est pas le seul que pose Ponge. C’est une visée morale qui, en même temps, sous-tend toute son œuvre : « Si j’ai été touché [par ce ciel de Provence], c’est qu’il s’agissait sans doute de la révélation sous cette forme d’une loi esthétique et morale importante. (…) J’ai à dégager cette loi, cette leçon (La Fontaine eût dit cette morale). (…) Il s’agit d’éclaircir cela, (…) de faire servir ce paysage à autre chose qu’au sanglot esthétique, de le faire devenir un outil moral, logique, de faire, à son propos, faire un pas à l’esprit… » Cette confluence — cet alliage ? — du savoir et de la morale grâce au travail poétique, on aimerait que Sydney Lévy nous l’éclaire dans un prochain livre : y a-t-il aujourd’hui question plus urgente pour l’activité scientifique ?

Jean-Marc Lévy-Leblond


Monique Sicard
La fabrique du regard
Odile Jacob, 1998

« Toute la conduite de notre vie dépend de nos sens, entre lesquels celui de la vue étant le plus universel et le plus noble, il n’y a point de doute que les inventions qui servent à augmenter sa puissance, ne soient les plus utiles qui puissent être. » Descartes, La dioptrique, Discours premier, 1637.

Attentifs à la remarque d’Aristote, « l’objet de la vue est le visible », les philosophes, inquiets, n’ont cessé de s’interroger sur le voir et le vu. Qu’est-ce que voir ? Est-ce le fondement même de l’existence, comme le prétendait Berkeley ? N’est-ce qu’une simple activité, comme se le demandait Wittgenstein ? Cette question considérable en appelle une autre, corollaire : Qu’est-ce qu’une image ? La question à peine posée, de nouvelles difficultés surgissent : Quelles sont les conditions de sa production — ou de sa réception ? Quelles sont ses limites de lisibilité ou de crédibilité ? Quel est, en somme, dans notre culture, le statut de l’image que nous formons ou que nous recevons. Voir, en effet, n’est pas l’acte d’un seul : ce qui est capturé par un regard se doit d’être porté sous le regard des autres ; ce que le regard produit est alors reproduit pour que d’autres regards s’en saisissent.
Le livre récent de Monique Sicard relève d’une telle problématique. L’auteur cependant resserre son champ de vision — ce que précise d’ailleurs le sous-titre de l’ouvrage : Images de sciences et appareils de vision (XVe-XXe siècle) . Elle limite son propos : c’est la signification de l’image de sciences  — sa raison et son fonctionnement — qui est ici interrogée et sanctionnée. Tout autant que l’art, mais dans un autre registre, la science s’efforce, en effet, de satisfaire notre désir d’images : elle se donne des modèles internes, des figures indéchiffrables, qu’elle sort de l’ombre.
Le livre se présente comme un corpus visuel, un recueil de déambulations ordonnées autour de repères emblématiques. Trente-trois chapitres composent l’ouvrage. Ils sont répartis en trois sections : le gravé, le photographié, et l’imagé. Mais ces catégories entretiennent des liens étroits avec les modes d’observation à l’œil nu, à l’œil appareillé et à l’œil  factice ou simulé.
Ce que fabrique le regard posé sur  un objet est une image. L’équation est simple : objet + œil = image. Cette relation ternaire se complique par l’intercalation d’un instrument d’optique entre l’œil et la chose vue, ou par le remplacement de l’œil par un appareil. Ce corps étranger bouleverse l’énoncé tripartite. Il transforme à la fois l’image, — l’objet n’est plus ce qu’il était — et modifie, à son corps défendant, la position de l’observateur  : d’acteur qui regarde, celui-ci devient témoin qui reçoit. À travers cinq siècles, suivons Monique Sicard guidée par sa pulsion scopique…
« Comme il m’est difficile de voir ce que j’ai sous les yeux », Wittgenstein, 1940.
Le regard s’arrête d’abord à la surface des choses. Il bute sur l’épiderme invisible qui recouvre le monde. La fluidité sereine d’une eau crée des formes changeantes, auxquelles s’intéressera la science moderne, mais qui déjà tourmentent et obsèdent Léonard de Vinci (vers 1500) ; celui-ci les dessine dans le Codex Leicester : ces volutes se mêlent en une étrange calligraphie  aux lignes illisibles écrites dans un miroir. Bernard Palissy, quant à lui (vers 1560), redouble et consolide cette peau que, de la sorte, il pérennise. Ses moules sont un calque en relief. Il crée des appeaux plus vrais que nature : « Je mets cela sous tes yeux », dit-il. Regarder la surface des choses puis éplucher les corps de la nature verrouillés sur eux-mêmes. « L’impénétrabilité est une propriété des corps », assure Pascal. Les corps ne montrent rien d’eux-mêmes : pour lever le mystère, il faut percer la peau et déchirer la tunique des muscles. Ce que fait le couteau du sector dans cette étrange cérémonie à trois officiants (les deux autres étant le lector et l’ostensor) (G. et G. de Gregori, 1494). Ce que fait aussi l’anatomiste au cours de séances de dissection, conduites ici par Vésale (1543). La lame aiguisée du scalpel matérialise, en l’avivant, le faisceau visuel issu de la pupille. Elle en est le substitut, l’anaphore, le punctum acéré qui lacère. Théâtre de l’effraction habité par des écorchés aux chairs vermeilles auxquels il ne manque que la parole (J.F. Gautier d’Agoty, 1759)…  Aujourd’hui, nos muscles et nos viscères, nos organes mous et nacrés, nos sites profonds et secrets sont mis à nu et au jour par l’indiscrétion de l’échographie et de la scanographie (échographie cardiaque, 1998).
Parce que la nature est opaque, parce qu’il nous est impossible de voir ce qu’elle présente à notre vue, notre regard et notre esprit sont abusés. Notre monde unique est comble de leurres. Il est peuplé de chimères et de fictions : le rhinocéros couvert d’une armure d’écailles, de verrues et de pustules (A. Dürer, 1515), ou le poisson monstrueux « ayant façon de moine » (Pierre Belon, 1551).
« D’un œil fidèle et d’une main loyale », Hooke, 1665.
Faut-il alors avoir recours à des prothèses pour obvier à ces égarements, pour réduire les insuffisances de la vue ou pour élargir et approfondir le champ visuel ? L’aventure du regard en Occident s’inscrirait alors dans une dioptrique qui remédierait « aux défaillances de la vue par l’application de quelques organes artificiels » (Descartes, 1637) : verre brûlant, lunette hollandaise ou « lunette à puces ». À l’œil physique fait de chair, de membranes et d’humeurs s’ajoute l’œil de verre. En conséquence, le regard saisit ce qui est hors de sa portée : il voit l’invisible. Il porte l’inaperçu dans la sphère de lisibilité. Galilée (1610) affirme qu’« il n’y a pas de différence entre le ciel et la terre » ; Hooke (1665) fait des objets imperceptibles des « monstres gigantesques », créatures à notre image mais « apetissées et raccourcies », comme le sont les personnages décrits par Swift. Quant à van Leeuwenhoek (1675 et 1683), il exhume, de l’eau ou de « l’écume des dents », tout un peuple de bêtes infimes « s’agitant comme des moucherons ». Seul parmi les philosophes de la nature, Linné (1735) renonce à l’image. Ainsi délivrées de leurs figures singulières, les plantes sont incluses dans un réseau dichotome, dans un système de relations intelligibles régi par des catégories hiérarchisées : espèce, genre, famille, ordre… Par une simplification qu’opère la pensée, le regard ne s’attache qu’à ce qui, de toujours et de partout, doit être vu. La science botanique est née.
Tout objet investi par le regard — et donc perçu — spécifie une image. Toute image laisse une trace visuelle. La gravure — sur bois debout puis sur métal — est cette trace ou ce reste. Cette technique uniformise le catalogue d’objets hétéroclites qui  définit le domaine du visible. Ses traits et ses hachures sont une mise en ordre ; raison pour laquelle la gravure est l’outil unique des inventaires jusqu’à l’Encyclopédie… et au-delà. Plus tard, traits et hachures diront une genèse. Ils restitueront la somme des gestes entêtés qui façonnent les outils lithiques (Anonyme, 1980).
« L’arme absolue des sciences d’observation » (A. Donné, 1844).
Au siècle suivant, la photographie provoquera quelques convulsions dans le domaine de la production d’images. Associée à l’électricité, cette autre nouveauté, elle sera à l’origine du premier atlas de microscopie (A. Donné, 1844). C’est après coup, sur la plaque fragile des daguerréotypes, que l’œil s’exercera à voir ce qu’il n’a jamais vu ; bourgeons et vacuoles de la levure sont d’abord ignorés avant d’être intégrés, par la pensée, dans la totalité cellulaire. « Véritable rétine du savant » (Janssen, 1874), la photographie enregistre les rictus provoqués par le courant électrique révélant une mécanique des expressions (G. Duchenne de Boulogne, 1862), les dermatoses et leurs irisations (A. Hardy et A. de Montmeja, 1868), l’éclipse de Vénus (J. Janssen, 1874). Renversant les valeurs du sombre et du clair, la photographie donne forme et corps à des ombres, à des ectoplasmes et aux macules du suaire de Turin (S. Pia, 1898). Regard sans gravité, libéré de la pesanteur, ouverte sur un champ immense, la photographie aérienne (de 1870 à la seconde guerre mondiale) s’émancipe des contraintes d’obstacle. Elle désoriente ; n’ayant ni haut, ni bas, l’image n’a plus de sens. Ni scorie, ni résidus : l’image est propre. Si elle est réalité, elle est réalité hautement sublimée, proche de l’abstraction. Elle efface les irrégularités des terrains ou, à l’inverse, restaure la mémoire des sols et des monuments enfouis qui les truffent (Passy, 1980). À l’instar du paysage, l’homme photographié est un foisonnement de signes : sa maladie ne s’inscrit plus dans une dynamique (prodrome, évolution, décours), mais dans un instantané (Bourneville et Régnard, 1875). Par son exactitude même, la photographie fonde une autre identité, étrangère au regard, qui, seul, se voulait objectif.
Instantanés encore les chronophotographies de E. Muybridge (1872) et de J. Marey (1868) sont des clichés du vide et du silence qui sépare chaque prise. Ces images fugaces auraient été capturées au 1/2000 de seconde ! Simple ponctuation, leur suite bien ordonnée est, aux dires des futuristes italiens, une caricature à laquelle manque une liaison, un legato. Le galop du derby d’Epsom peint par Géricault est faux, mais il rassemble en un seul coup d’œil la profonde unité du geste. La série photographique qui séduit les peintres réalistes — Meissonnier, Detaille, Neuville, Eakins — est-elle une preuve scientifique indéniable scellant une « prodigieuse vérité » ?
Ainsi, même dans le champ des sciences la photographie affiche ses imperfections.
1. Elle n’est qu’un arrêt sur image ; elle rompt la continuité déliée du mouvement, qu’elle décompose en une séquence artificielle d’attitudes.
2. Elle est une mise à plat. Arasant les reliefs, elle réduit tel paysage tourmenté en un patchwork de grisés (Vue aérienne, 1943).
3. Elle ne restitue pas l’une des données fondamentales du monde sensible ; les couleurs lui échappent. Elle les noie dans l’uniformité des mélanges de blanc et de noir. Infaillibilité promise de la photo très tôt remise en question…
Dissimulation résolue ou simulation ?
Si l’image photographique légitimée par les propos de F. Arago (1833) gagne du terrain, qu’en est-il des images simulées ou artificielles dont l’élaboration est inféodée à un appareil, une machine ou un procédé ? L’œil qui « n’est pas un petit témoignage » (P. Belon, 1551) est relégué au rang de témoin lointain d’une image toute faite. Hors de l’œil, le cliché ne peut cependant exister sans le savoir de celui qui anticipe et qui, par avance, projette  cette réflexion de l’objet. L’appareil n’est construit qu’à cette seule fin : édifier — avec le radium, les ondes électromagnétiques ou les pixels — une image décalée, un reflet indirect ou un écho distant de l’objet qu’elle prétend restituer. Le sujet-témoin devient quelquefois victime : la phalange d’A. Béclère (1920), par exemple, rongée par ce rayonnement inconnu, dit X. Doigt gangrené qui se tend pour dénoncer par avance les désastres d’Hiroshima et de Nagasaki.
Images imaginées : créées de toutes pièces, elles ouvrent à tous les fantasmes d’origine et de ruine. Le big-bang représenté par un globe aplati aux deux pôles, qui figure, par ses traînées moirées, l’irrégularité de la répartition de la matière au moment de la venue au monde de notre monde (Satellite Cobe, 1992). Œuf primordial qui donne raison à Harvey (1651) : « Omnia ex ovo ». Tache aveugle : image du trou noir (J. A. Marck, 1991), goule nourrie de corps et de photons, empreinte négative dont l’invisibilité ne prouve pas même l’inexistence. Clichés ? Chimères qui nous narguent. L’inquiétude qu’elle font naître sape l’ordre de nos savoirs cumulés. Vieux monde et vieux rêves sont renvoyés aux archives d’Euclide : rien ne peut plus être résolu par un jeu subtil de triangles, de cercles et de carrés. L’univers s’organise en une diachronie mouvante, en une épigenèse qui dénote un incertain prédictible ; les fractales (B Mandelbrot, 1976), confondant lignes et surfaces, déploient leur textures déconcertantes. De quelle réalité sont-elles le symptôme ? Qu’est-ce que cette preuve animée par le mouvement brownien des pixels (satellite Pathfinder, 1997) ? Une épreuve sans assignation (pourtant reçue par la planète entière), un spectre dont le référent nous échappe ? Ce qui saute aux yeux est une absence : toute trace humaine est évacuée de ces surfaces glacées. Est-ce le sol de Mars ? Est-ce l’un des déserts de la guerre du Golfe photographié par Sophie Ristelhueber ?
Archives scopiques.
On l’aura compris : le livre de Monique Sicard est vertigineux. Chaque image et le pan de texte qui l’accompagne ouvrent un abîme à nos pieds.
Les images se taisent, mais elles font écrire. Livre dicté  au style précis, ramassé et alerte, qui témoigne de toutes les dérives. Le texte ressasse ce que l’œil croit voir. De plus, il enferme chaque image dans un réseau documentaire et historique, élargissant la simple fonction de représentation L’auteur épuise ainsi les possibilités de sens, et de ce foisonnement se dégage une logique — faut-il la nommer vérité ? — propre à chacun des épisodes gravés ou photographiés.
Livre remarquable, car loin d’être un récit linéaire décrivant un progrès indexé à l’histoire, il est une suite d’arrêts et de stases entre lesquels le lecteur reprend son souffle. Chacun de ces moments soulève une nuée de questions — ce qui n’est pas la moindre des qualités de ce beau texte. L’image n’est-elle qu’un reflet, qu’une apparence ? Cette apparence peut-elle être trompeuse ?  L’image n’est-elle qu’un simple acte de saisie ou, déjà, une longue élaboration ? Renvoie-t-elle toujours à une structure métaphorique ? L’image « assez parfaite, qui s’imprime dans le fond de l’œil » (Descartes) est-elle : admissible, faillible, irrécusable, éphémère, etc. ?
Livre inattendu en ceci que la plupart des images reproduites — familières ou entrevues — nous hypnotisent. De certaines autres, nous détournons notre regard : s’agit-il de scènes interdites qui font de nous des témoins indécents, coupables d’en avoir trop vu ?
Fascination ou répulsion ? L’image ne se donne pourtant que pour ce qu’elle est. Mais qu’en est-il alors de sa beauté ? Réponse impossible et sans cesse différée, à moins de nous abandonner à la réplique irrévocable que fait, à l’automne 1674, Spinoza, à son jeune interlocuteur Hugo Boxel : «La beauté, très Illustre Ami, n’est pas tant une qualité de l’objet considéré qu’un effet en celui qui la regarde. » Réponse qu’il nous faut sans cesse réinterpréter.
Livre “mémorial” : alors que notre vue est sans cesse requise, stimulée et encombrée jusqu’à la saturation par une information visuelle profuse, pourquoi certaines de ces images n’en finissent-elles pas de nous séduire, comme si, médusés, nous devions nous rendre à leur raison ? Elles sont une partie de notre héritage symbolique, au même titre qu’une tragédie de Racine ou un opéra de Berg. Des carnets de Vinci aux paysages numérisés, ces images cristallisent des moments de notre culture. Merci à Monique Sicard de nous le rappeler. Merci à elle d’avoir exhumé de telles images — dont certaines, comme la puce de Hooke (Micrographia, 1665), sont devenues de véritables icônes —, de les avoir judicieusement rassemblées et rapprochées. De les avoir si intelligemment commentées.

Philippe Boutibonnes