Alliage | n°39 - Juillet 1999 L'image dans la science 

Paul Feyerabend  : 

La vision scientifique du monde — et les autres

p. 3-13

Plan

Texte intégral

1La vision scientifique du monde de la science bénéficie-t-elle d’un statut d’exception par rapport aux autres visions du monde ?
Il me semble que nous pouvons d’emblée diviser cette question en trois :
1. Quelle est la vision scientifique du monde ? Est-elle unique ?
2. De quel type de statut peut-il s’agir ? Faut-il en parler en termes de popularité, d’avantages pratiques, de vérité ?
3. Quelle sont les autres visions du monde à considérer ?

Y a t-il une vision scientifique du monde ?

2Je répondrai à la première question en rappelant les divergences qui animent les protagonistes des sciences, les différentes écoles et les diverses périodes de l’histoire, divergences qui constituent autant d’obstacles à l’expression de principes communs, qu’ils soient méthodologiques ou factuels.
Dans le domaine de la méthode, certains scientifiques comme S. Luria prétendent lier la recherche scientifique à l’occurence d’événements permettant de « fortes inférences ». On aboutit ainsi à « des prédictions qui seront fortement confirmées ou rejetées grâce à une étape expérimentale clairement définie ».1 Selon Luria, c’est précisément le cas des expériences ayant montré que la résistance des bactéries aux bactériophages est le résultat de mutations indépendantes de l’environnement, et non d’une adaptation à l’environnement. On fait une prédiction simple : d’une culture à l’autre, les fluctuations des colonies de bactéries survivant sur une gélose contenant un nombre excessif de bactériophages seront faibles dans le premier cas et massives dans le second. On peut tester cette prédiction de façon simple et directe et obtenir un résultat décisif. Celui-ci a permis de réfuter le lamarckisme, alors en vogue auprès des bactériologistes, mais pratiquement disparu de la scène ailleurs — ce qui donne une première indication sur la complexité de la science.
Les grands problèmes comme celui de l’Univers, de l’origine de la Terre, ou de la concentration de gaz carbonique dans la haute atmosphère suscitent peu d’enthousiasme chez les chercheurs comme Luria car « fondés sur de faibles inférences ».2 D’une certaine manière, on peut voir ici une continuité avec l’approche aristotélicienne, laquelle exige un contact étroit avec l’expérience et les objets pour poursuivre jusqu’au bout une idée plausible.3
La spéculation sur les grands problèmes est pourtant la procédure exacte qu’ont suivi Einstein, les chercheurs en mécanique céleste de Newton à Poincaré, les tenants de l’atomisme, et plus tard, de la théorie cinétique, Heisenberg aux débuts de la mécanique des matrices, et la plupart des cosmologues. Le premier article de cosmologie d’Einstein est un exercice purement théorique et qui ne contient aucune constante astronomique ; les physiciens ont longtemps boudé la cosmologie elle-même. Seul Hubble, en tant qu’observateur, bénéficiait du respect général ; la vie était dure pour les autres, comme le rappelle le grand astrophysicien Fred Hoyle :

« Les revues acceptaient les articles des observateurs, qui ne subissaient qu’une évaluation superficielle. Mais nos articles avaient toujours du mal à passer, à tel point qu’on se lassait de tenter d’expliquer des points de mathématiques, de physique, de fait ou de logique à ces esprits obtus qui constituaient la classe mystérieuse et anonyme des lecteurs, attelés à leur tâche tels des hiboux dans les profondeurs de la nuit. »4

3Dans une lettre à Max Born, Einstein s’interroge : « N’est-il pas étrange de constater que les hommes sont habituellement sourds à l’argument le plus puissant, mais toujours enclins à surestimer la précision de la mesure ? »5  Cette « surestimation de la précision de la mesure » est précisément la règle en épidémiologie, en démographie, en génétique, en spectroscopie et dans d’autres domaines. La situation est plus variée lorsque l’on aborde les sciences comme l’anthropologie culturelle où il faut trouver un compromis entre les effets du contact personnel et l’idée d’une approche objective.
Mais n’est-il pas vrai que les scientifiques procèdent de manière méthodique, évitent les accidents, et s’attachent à l’expérimentation et à l’observation ? Pas toujours. Certains scientifiques proposent des théories et calculent des cas ayant peu ou pas de rapport avec la réalité. L’hydrodynamicien L. Prandtl écrit :

« Les immenses progrès techniques réalisées au dix-neuvième siècle ont laissé la connaissance scientifique loin derrière. La pratique soulève d’innombrables problèmes qu’on ne peut résoudre par l’hydrodynamique d’Euler. En fait, on ne peut même pas en discuter. En partant des équations du mouvement de Euler, la science s’est en effet de plus en plus résumée à une discussion purement académique autour d’un hypothétique “fluide idéal” dépourvu de friction. Ces développements théoriques sont associés aux noms de Helmholtz, Kelvin, Lamb et Rayleigh. Les résultats analytiques de cette “hydrodynamique classique” ne sont presque jamais en accord avec les phénomènes pratiques (…) Par conséquent les ingénieurs (…) se sont appuyés sur un ensemble des données empiriques connu sous le nom de “science hydraulique”, branche de la connaissance qui s’éloigne de plus en plus de l’hydrodynamique. »6

4D’après Prandtl, on a d’une part une collection de faits désordonnés, et d’autre part, un ensemble de théories fondées sur des présupposés simples mais contrefactuels, sans aucun lien entre les deux orientations. Non sans cynisme, certains observateurs ont récemment comparé l’approche axiomatique en mécanique quantique, et en particulier en théorie quantique des champs, aux “Shakers”, « secte religieuse de la Nouvelle Angleterre dont les membres construisaient de solides granges pour y mener une vie isolée. On peut y voir un équivalent non-scientifique de ceux qui cherchent à prouver des théorèmes rigoureux sans calculer des sections efficaces* ».7
Cette activité apparemment inutile a pourtant conduit, en mécanique quantique, à une codification bien plus cohérente et satisfaisante qu’auparavant. De même, en hydrodynamique, le “bon sens physique” se révèle moins précis que les résultats de preuves rigoureuses pourtant fondées sur des présupposés franchement irréalistes. Le calcul de la viscosité des gaz par Maxwell en fournit l’un des premiers exemples. Pour Maxwell, il s’agissait d’un exercice de mécanique théorique prolongeant ses travaux sur les anneaux de Saturne. Ni lui, ni ses contemporains, ne croyaient au résultat obtenu, à savoir que la viscosité reste constante sur un grand éventail de densité — d’autant qu’il y avait des indications contraires. Pourtant, des mesures plus précises ont permis de confirmer la prédiction.8  
Peu de gens étaient préparés à la tournure des événements. La curiosité mathématique est à l’origine de ces travaux ; les croisements des espèces d’idées, et non de grands principes, ont conduit à la conclusion.
Entre-temps, la situation est devenue favorable à la théorie. Dans les années soixante et soixante-dix , alors que la science bénéficiait encore de la faveur du public, la théorie avait la haute main sur l’université. Elle tendait à remplacer la compétence professionnelle, même en médecine, et dans des domaines particuliers comme la biologie et la chimie, où l’on remplaçe les recherches morphologiques et sur les substances par l’étude des molécules. En cosmologie, une forte adhésion à la théorie du big-bang conduisait à sous-évaluer les observations qui contredisent cette théorie. L’astrophysicien C. Burbidge écrivait :

« On retarde les articles sur ces observations au stade de leur évaluation avant publication, en espérant que l’auteur finira pas renoncer. Si ce n’est pas le cas, on opte pour une deuxième ligne de défense, qui consiste à ignorer volontairement l’article publié. Pour le cas où il aurait quand même un écho, on se contente de soutenir qu’il est tout simplement faux. Si toutes ces tentatives échouent, on peut en venir à menacer l’auteur de perdre tout accès au télescope jusqu’à ce qu’il ait changé son programme de recherche. »9

5Il faut donc reconnaître que les scientifiques procèdent de manières différentes. Les règles méthodologiques, lorsqu’elles sont explicitement mentionnées, ne sont pas respectées du tout ou fonctionnent de façon très empirique ; les résultats importants sont le fruit de la rencontre de diverses réalisations, elles-mêmes issues de courants distincts et souvent contradictoires. L’idée que « la connaissance scientifique est particulièrement positive et libérée de toute divergence d’opinion »10 n’est que pure chimère.
La situation des arts est peu ou prou comparable. Il semble en fait que ce soit le cas de toutes les sphères de l’activité humaine. Le Libro dell’Arte de Cennino Cennini (1390) contient des conseils pratiques fondés sur une riche expérience et des aptitudes complexes. L’ouvrage de Leon Battesti Alberti, Della Pictura (1435-36), est un traité théorique étroitement lié à la perspective centrale et à la théorie optique académique. La perspective est vite devenue une manie chez les artistes. Leonard de Vinci et Raphaël ont montré, le premier par écrit et le second par la pratique (cf. la sphère dans la main droite de Zoroastre, dans L’école d’Athènes, dans la Stanza della Segnatura du Vatican), qu’une image regardée dans des circonstances normales, à une distance confortable, avec les deux yeux ouverts, ne peut répondre aux règles de la perspective centrale. Ils ont ainsi exprimé clairement la différence entre optique physiologique et optique géométrique, différence que Kepler, un siècle plus tard, cherchait toujours à construire grâce à une hypothèse facilement réfutable. Mais la perspective centrale est restée la base sur laquelle se sont superposés divers changements.
Jusqu’ici nous avons parlé de procédure ou de méthode. Lorsqu’elles ne sont pas suivies par habitude, sans réfléchir aux raisons qui les fondent, les méthodes sont souvent liées à des croyances métaphysiques. Par exemple, une forme radicale d’empirisme suppose ou bien que les hommes sont la mesure de toutes choses, ou bien qu’ils sont en harmonie avec elles. L’application constante de règles méthodologiques peut conduire à des résultats en accord avec les présupposés métaphysiques qui leur correspondent. La procédure de Luria en est un exemple. Elle n’a pas échoué. Elle a contribué à la construction d’un domaine scientifique qui est aujourd’hui à la pointe de la recherche. L’approche d’Einstein n’a pas, elle aussi, fini en désastre. Elle a conduit à l’une des théories modernes les plus fascinantes : la relativité générale. Mais les méthodes ne sont pas limitées aux champs dans lesquels elles ont enregistré leurs premiers succès. Les exigences de Luria, par exemple, ont également réussi en cosmologie. Heber Curtis les a reprises à son compte à l’occasion de sa contreverse avec Harlow Shapely, de même que Ambartsumian, qui oppose l’empirisme aux principes abstraits. Halton Arp, Margaret Geller et leurs collaborateurs les appliquent actuellement. Quels que soient les résultats, le monde selon Luria a peu de choses en commun avec le monde selon Einstein, qui lui-même n’a rien à voir avec celui de Bohr. Johann Theodore Merz11 décrit en détail comment des visions abstraites du monde, en utilisant les méthodes correspondantes, produisent des résultats qui leur fournissent progressivement un contenu empirique. Il discute les visions du monde suivantes :
Vision astronomique. Elle repose sur un raffinement mathématique des lois d’action à distance ; elle a été étendue à l’électricité et au magnétisme (Coulomb, Neumann, Ampère et autres). La théorie de la capillarité de Laplace constitue un remarquable aboutissement de cette approche.
Vision atomique. Elle a joué un rôle important dans la recherche chimique (par exemple, la stéréochimie) ; mais a également suscité l’opposition de certains chimistes.
Vision cinétique et mécanique. Elle fait appel aux atomes pour comprendre les phénomènes de l’électricité et de la chaleur. Pour certains scientifiques, l’atomisme devait être au fondement de toute science.

6Vision physique. Elle cherche à atteindre l’universalité d’une manière différente, sur la base de notions générales comme celle d’énergie. On pouvait la relier à la vision cinétique, mais souvent, ce n’était pas le cas. Les médecins, physiologistes et chimistes comme Mayer, Helmholtz, du Bois Reymond et, dans le domaine pratique, Liebig sont de remarquables représentants de cette vision pour la seconde moitié du dix-neuvième siècle. Ostwald, Mach et Duhem l’ont étendue au vingtième.
Vision morphologique, Merz la décrit ainsi :

 « Dans les chapitres précédents, j’ai parcouru différents aspects de la nature et les diverses sciences qui ont été élaborées à leur sujet. Ils représentent ce qu’on pourrait appeler l’étude abstraite des objets et des phénomènes naturels. Toutes les  méthodes de raisonnement exposées tirent leur origine de l’observation et de la réflexion sur les choses de la nature. Cependant, elles ont en commun, à des fins d’examen, d’opérer un déplacement de leur objet hors de sa position et de son environnement naturels : elles l’abstraient. Ce processus d’abstraction peut signifier littéralement un déplacement d’un lieu à un autre, du grand atelier de la nature et de ses réserves, au petit atelier, le laboratoire de l’expérimentateur. Lorsque ce déplacement est impossible, le processus d’abstraction s’accomplit en pensée : l’on prend en compte et l’on décrit une ou deux propriétés, et l’on écarte pour un moment les autres données collatérales (une troisième méthode d’abstraction, qui n’a pas été développée à l’époque, consiste à créer des conditions non-naturelles, et ainsi des phénomènes non-naturels). (…)
 »En dehors de la commodité du processus d’abstraction, les scientifiques ont de fortes raisons pour s’y tenir. (…) Il s’agit de l’utilité pratique de ces recherches dans les arts et l’industrie. (…) Les besoins et les créations d’une vie artificielle se sont ainsi avérés de puissants stimulants pour le traitement abstrait et artificiel des objets et processus naturels, sur lequel, au cours du vingtième siècle, les laboratoires chimiques et électriques ont fondé leur renommé,avec les bureaux de calcul des mathématiciens d’un côté, avec les ateliers et usines de l’autre. (…)
 »Heureusement, il y a dans l’esprit humain un intérêt opposé qui vient largement contrebalancer le travail unilatéral de l’esprit d’abstraction en science. (…) C’est l’amour profond de la nature, la conscience que nous perdons tout pouvoir si, d’une manière ou d’une autre, nous distendons le lien qui nous connecte au monde tel qu’il est, aux choses réelles et naturelles. On en trouve une expression dans la vieille légende du géant puissant qui tire de la terre-mère toute sa force, laquelle s’évanouit s’il en est séparé (…) L’étude de la nature est en partie menée par des scientifiques tournés vers les choses telles qu’elles sont. (…) Les sciences qui en résultent sont vraiment descriptives, par opposition aux sciences abstraites. »12

7Cette longue citation illustre très clairement comment différentes procédures reposent sur différentes visions du monde et constituent en même temps des preuves qui viennent les conforter. Merz mentionne pour finir la vision génétique, la vision psychophysiologique, la vision vitaliste, la vision statistique, ainsi que les procédures et découvertes qui leur correspondent.
Que peut être une vision scientifique du monde, unique et complète, dans un tel contexte ?
Elle peut consister dans un panorama, dans une liste un peu à la manière de Merz, qui énumère les aboutissements et conséquences des différentes approches, ainsi que leurs conflits. La science serait ainsi identifiée à un champ de bataille complexe et dispersé, aux fronts multiples. On peut également privilégier une vision du monde et lui subordonner les autres, soit en prétendant les déduire de la première, soit en les déclarant infondées ; cette méthode plaît beaucoup aux réductionnistes. On peut enfin minimiser les différences et faire du bricolage ; on fabrique un lien lâche entre toutes les visions du monde et les résultats qu’elles impliquent, pour aboutir à un  édifice cohérent et impressionnant : LA vision scientifique du monde.
En d’autres termes, on peut dire que le présupposé d’une vision du monde unique au fondement de toute la science est ou bien une hypothèse métaphysique, un pari sur l’avenir, ou bien un artifice pédagogique. À moins qu’il ne s’agisse d’essayer de montrer qu’on est déjà parvenu à une synthèse, grâce à une habile hiérarchisation des disciplines scientifiques. C’est ainsi que les tenants de l’uniformité ont procédé par le passé (cf. la liste de Platon dans le livre VII de la République), comme ils le font toujours aujourd’hui. Un point de vue plus réaliste conduirait plutôt à constater qu’« il n’y a pas une seule et unique carte scientifique du monde. De toute façon, si c’était le cas, cette carte serait trop compliquée et impraticable pour qu’on puisse la comprendre et l’utiliser. Il y a foule de cartes du monde différentes, selon les différents points de vue scientifiques. »13
On pourrait objecter que nous ne sommes plus au dix-neuvième siècle : nous avons pu réaliser de nombreuses unifications qui paraissaient alors impossibles. On en trouve des exemples dans la thermodynamique statistique, la biologie moléculaire, la chimie quantique et les supercordes. Il s’agit en effet de domaines en pleine effervescence, mais ils ne suffisent pas à réaliser l’unité que semble connoter l’expression « la vision scientifique du monde ». En fait, la situation actuelle n’est pas vraiment différente de celle décrite par Merz pour le dix-neuvième siècle. Truesdell et d’autres prolongent la vision physique : Prandtl déprécie Euler, Truesdell le loue d’avoir fourni pour la recherche des concepts rigoureux. Certains ont accordé un statut inférieur à la morphologie, d’autres l’ont déclarée morte ; mais elle connaît un renouveau chez les écologistes et dans les études de Lorenz sur le comportement animal (qui ajoutent des formes du mouvement aux anciennes formes statiques), sans parler de son importance dans la recherche galactique (classification de Hubble). Reléguée au placard, la cosmologie est aujourd’hui en faveur auprès des physiciens des hautes énergies, mais elle entre en contradiction avec la philosophie de la complémentarité à laquelle adhère le même groupe de scientifiques. À propos de cette question, H. Kafatos et R. Nadeu écrivent :

« L’interprétation de Copenhague exige essentiellement que le montage expérimental soit pris en compte lors des observations ; elle est rarement respectée en cosmologie »14 (alors que ces observations reposent sur la lumière, le cas paradigmatique de complémentarité).

8D’un côté nous sommes confrontés à un empirisme débridé (en biologie moléculaire, par exemple) et de l’autre, à un subjectivisme modeste ou radical (dans certaines versions de la théorie quantique de la mesure, dans le principe d’anthropique). On observe des résultats, des spéculations, des essais d’interprétation fascinants et nombreux, certainement très intéressants à connaître. De là à essayer de les (bri)coller ensemble pour obtenir une vision du monde scientifique unique et cohérente, il y a un pas de trop, en dépit de la bénédiction papale.15 Après tout, comment savoir si le monde, qui résiste à toute tentative d’unification, est tel que les pédagogues et les métaphysiciens veulent qu’il soit : ordonné, uniforme et égal à lui-même ? De plus, un tel bricolage tend à éliminer les conflits qui ont fait avancer la science par le passé et continueront de le faire, si l’on ne cherche pas à les étouffer.
Arrivé à ce stade de la réflexion, certains partisans de l’uniformité passent au cran supérieur. La science a beau être complexe, disent-ils, elle reste rationnelle. On peut utiliser le terme “rationnel” comme une étiquette que l’on colle sur toute une série de procédures : ce serait une interprétation nominaliste. On peut également en faire un trait général que l’on retrouverait dans tout acte scientifique individuel. J’accepte la première définition, mais je rejette la seconde. Dans le second cas, ou bien l’on décrit la rationalité de façon étroite, ce qui exclut, par exemple, les arts ; mais alors, il faut également exclure des pans entiers de la science. Ou bien on la définit d’une manière qui permette d’inclure toutes les sciences, et alors, elle s’applique à l’amour, à la comédie ou aux combats de chiens. On ne peut délimiter la science par un moyen plus fort et plus cohérent, que de faire la liste des sciences.

Un statut d’exception ?

9Deuxième question : qu’entendons-nous par un statut d’exception ? S’il s’agit de popularité, on veut dire que certains résultats sont familiers du grand public. On pourrait mesurer cette popularité en interrogeant les gens sur l’importance qu’ils accordent à ces faits scientifiques. En dépit des hauts et des bas dans l’opinion, on peut dire que les sciences bénéficient encore d’une haute estime auprès du grand public. Il faudrait dire, plutôt que les sciences, la science, monstre mythique s’il en fut (en allemand c’est encore plus impressionnant : die Wissenschaft). Pour le grand public, il est admis que les résultats publiés dans les colonnes culturelles de son journal, de même que les dangers qui semblent le menacer, proviennent d’une même source et sont les fruits d’une procédure uniforme. Les gens savent que la biologie est différente de la physique, elle-même distincte de la géologie. Mais ils supposent que ces disciplines découlent simplement de l’application de la méthode scientifique à des sujets différents ; la méthode scientifique, elle, reste la même. J’ai essayé de montrer combien la pratique scientifique pouvait être variée. Si l’on ajoute que les scientifiques ne cessent de se plaindre du manque de culture scientifique du grand public (il s’agit, bien entendu, des classes moyennes occidentales, et non du paysan bolivien, par exemple), il faut conclure que la popularité de la science est un thème très ambigu.
Qu’en est-il des avantages pratiques ? On peut répondre que la science ne marche pas toujours, mais qu’elle est assez souple pour transformer un désastre en succès. C’est possible justement parce qu’elle n’est pas liée à une méthode ou à une vision du monde particulière. Ce n’est donc pas du fait qu’on déclare une approche scientifique, selon un critère précis donné, que l’on aura le succès garanti. On doit juger au cas par cas, surtout à l’heure actuelle. Tout nous y invite : la peur de l’espionnage industriel, la course au prix Nobel, la répartition inégale des crédits de la recherche, la rivalité entre les nations, source d’obstacles pour certains (y compris les philosophes, que l’on tient encore pour les hérauts d’une aventure intellectuelle libre).16
La question de la vérité reste en définitive sans réponse. L’amour de la vérité constitue l’un des plus puissants motifs pour remplacer les événements réels par une version rationalisée. En des termes moins édulcorés, disons que la vérité constitue l’un des plus puissants motifs de se tromper, soi-même, et les autres. De plus, la théorie quantique semble indiquer, avec cette précision tant appréciée des amoureux de la science, que la réalité est ou bien une, et alors il n’y a plus ni observateur ni chose observée, ou bien multiple, ce qui inclut les théoriciens, les expérimentateurs, et les choses découvertes, et alors, ce que l’on découvre n’existe pas en soi mais dépend de l’approche choisie.

D’autres visions du monde ?

10J’en viens à présent au troisième point. Quelles sont les autres visions du monde à prendre en considération ? Dans une conférence publique, j’ai cité un passage de E. O. Wilson, qui dit ceci :

« La religion (…) va rester encore longtemps une force vitale de la société. Comme le géant mythique Antée, qui tirait son énergie de la Terre, sa mère, la religion ne peut être mise en échec par ceux qui prétendent la mettre à bas. La faiblesse spirituelle du naturalisme scientifique vient du fait qu’il est coupé de cette source primitive de pouvoir. (…) Ainsi, est-il temps de se demander : existe-t-il un moyen de détourner le pouvoir de la religion en vue d’un nouveau grand projet pour l’humanité ? »17

11Selon Wilson, les visions du monde alternatives se distinguent par le fait qu’elles ont du pouvoir. Je pense que ce point de vue est un peu étroit. Les visions du monde permettent également de répondre à la question de l’origine ou de la fin, qui se pose presque toujours dans la vie d’un homme. Kepler et Newton avaient des réponses à ces questions, et ils les utilisaient dans leurs recherches. Ce n’est plus le cas aujourd’hui, du moins pas dans les sciences. Ces visions du monde non-scientifiques ont par conséquent beaucoup à offrir, y compris aux scientifiques. Lorsque la civilisation occidentale a envahi ce que nous appelons le Tiers Monde, elle a imposé ses idées sur ce que devait être un environnement de qualité et une vie intéressante. Elle a ainsi dérangé des schèmes délicats d’adaptation à l’équilibre et créé des problèmes inconnus jusque-là. Un certain sens de la dignité humaine, mais aussi une réévaluation de la diversité des rapports des hommes à la nature, ont conduit les agents du développement et de la santé publique à une analyse plus complexe et, d’une certaine manière, plus relativiste.
Notons qu’on ne doit pas attribuer la triste paternité de l’idée “inhumaine” d’un monde-machine, de la nature comme simple matière à façonner pour l’homme, à la science moderne, c’est-à-dire post-cartésienne. Cette idée est plus ancienne que n’importe quelle doctrine philosophique. L’expression de “monde-machine” se trouve chez pseudo-Denys l’Aréopagite (autour de 500 après J.-C.), mystique dont l’influence a été énorme. Oresme (mort en 1382), évêque de Lisieux, compare l’univers à une grande horloge mécanique, dirigée par Dieu de sorte que « toutes les roues tournent de façon aussi harmonieuse que possible ». On comprend facilement cette image : à l’époque, partout en Europe, on construisait des horloges mécaniques d’« un raffinement et d’une complexité stupéfiants ». Chaque ville se devait d’en avoir une. Lynn White, dont je tire ces informations,18 montre également le changement d’attitude qui a présidé à l’ère carolingienne :

« Dans l’ancien calendrier romain, on pouvait souvent voir des scènes de genre de l’activité humaine, mais la tradition dominante (qui s’est prolongée à Byzance) consistait plutôt à représenter les mois par des personnifications passives symbolisant leurs attributs. Le nouveau calendrier carolingien, cadre du Moyen Âge, (…) démontre une attitude de maîtrise envers les ressources naturelles. (…) Les images montrent des scènes de labourage, de récolte, de coupage du bois. On voit des gens qui font tomber les glands pour leurs cochons, puis qui tuent le cochon. L’homme et la nature sont désormais deux royaumes différents, et l’homme est le maître. »

12En résumé, il n’y a pas une vision scientifique du monde, une entreprise uniforme, la science, si ce n’est dans l’esprit des métaphysiciens, des maîtres d’école et des politiciens qui veulent assurer la compétitivité de leur pays. Il demeure que nous avons beaucoup à apprendre des sciences. Mais c’est également le cas des lettres, de la religion, et des autres vestiges de traditions anciennes qui ont survécu aux assauts de la civilisation occidentale. Aucun domaine n’est unifié ni parfait ; certains sont franchement dépourvus d’intérêt. Aucun principe objectif ne justifie que nous quittions le supermarché “art” ou “religion” au profit du supermarché “science”, plus moderne, mais aussi bien plus coûteux. Un tel guide ne serait d’ailleurs en contradiction avec l’idée de responsabilité individuelle, pourtant considérée comme un élément majeur de l’âge de la raison ou de la science. L’appel à un tel principe reflète la peur, l’indécision, le besoin d’autorité, et fait fi des possibilités qui nous sont offertes aujourd’hui : nous pouvons construire nos visions du mondes sur la base de nos choix personnels. Nous pouvons ainsi unifier, pour nous et pour nos amis, ce qui a été séparé par l’histoire. C’est ainsi que Wolfgang Pauli, inquiet de la situation intellectuelle de l’époque, souhaitait une réunification de la science et de la religion.19 Je suis d’accord avec lui, mais j’ajouterai, pour des motifs que lui-même approuverait, que cette réunification doit rester une affaire personnelle. On ne doit pas la confier à des alchimistes philosophico-scientifiques de l’esprit, et laisser leurs sectateurs l’imposer dans le système éducatif (la situation est différente dans le Tiers Monde, où la foi est encore très vivante).
On peut cependant admettre que, dans un monde envahi par les produits scientifiques, on accorde un statut d’exception aux scientifiques, comme ce fut le cas des hommes d’armes à l’époque des désordres sociaux, ou des prêtres, au temps où la citoyenneté coïncidait avec l’appartenance à l’Église universelle. On peut également reconnaître la fonction politique que revêt la référence à la chimère de l’unité de la science. En 1854, le commandant Perry a ouvert par la force les ports de Hakodate et de Shimoda au commerce pour les bateaux américains. Cet événement a permis de démontrer l’infériorité militaire du Japon. Les acteurs des Lumières japonaises du début du dix-huitième siècle, notamment Fukuzawa, raisonnaient ainsi : le Japon ne peut conserver son indépendance que s’il augmente sa puissance, ce  qui n’est possible qu’avec l’aide de la science. Pour s’appuyer sur la science, le Japon doit non seulement pratiquer la science, mais également croire en l’idéologie qui la sous-tend. Pour beaucoup de Japonais attachés à la tradition, cette idéologie, la vision scientifique du monde, était une barbarie. Mais, selon les partisans de Fukuzawa, il était nécessaire d’adopter ce discours barbare, de le promouvoir, pour intégrer la civilisation occidentale dans un but de survie.20 Après une telle formation, les scientifiques japonais n’ont pas tardé à prendre leurs distances, comme leurs collègues occidentaux avant eux : ils ont ainsi réfuté l’idéologie uniforme qui avait présidé aux premiers développements. Voici la leçon que je tire de cette histoire : une vision scientifique du monde uniforme peut avoir son utilité pour les gens qui font de la science. Elle les motive sans constituer un carcan. C’est un peu comme un étendard. Sous un motif unique, il permet aux hommes de faire des choses différentes. Mais pour les personnes extérieures à la science, c’est un désastre (philosophes, mystiques de l’extrême, prophètes du New-Age). Cela les conduit à une étroitesse d’esprit totale dans leur engagement religieux, et induit la même étroitesse d’esprit à leur égard.

13Traduit de l’anglais par Julie Brumberg-Chaumont

Notes de bas de page numériques

1 . S. E. Luria, A Slot Machine, a Broken Test Tube, New York 1985, p.115.

2 . Luria, op. cit., p. 119.

3 . Aristote De Caelo, 293a25 sqq.

4 . F. Hoyle, in Y. Terzian et E. M. Bilson éd., Cosmology and Astrophysics, Ithaca et Londres, 1982, p. 21.

5 . The Born-Einstein Letters, New-York, 1971, p. 192 ; traduction française, Max Born-Albert Einstein, Correspondance.

6 . L. Prandtl, Fundamentals of Hydro- and Aeromechanics, O. G. Tietjens ed., Dover, New York, 1954, p. 3.

7 . R. F. Streater et A.S. Wightman, PCT, Spin, Statistics and All That, New York, 1964, p. 1.

8 . Pour la mécanique quantique, se référer à Hans Primas, Chemistry Quantum Mecanics and Reductionism, Springer, Berlin-New York, 1981 (chap. 4-1, 4-2). Les calculs de Maxwell sont reproduits dans The Scientific Papers of James Clerk Maxwell, W. D. Niven ed., Dover Publication, New York, 1965, p. 377 sqq. (première édition en 1890). On trouve la conclusion p. 391 : « Un résultat remarquable s’est alors présenté à nous… si cette explication de la friction des gaz est vraie, le coefficient de friction est indépendant de la densité. Cette conséquence de la théorie mathématique est très étonnante, et la seule expérience que je connais sur ce sujet ne semble pas la confirmer. » Pour des exemples en hydrodynamique, se référer à G. Birkhoff, Hydrodynamics, New-York, 1955, Dover, chapitres 20 et 21.

9 . C. Burbidge, « Problems of Cosmogony and Cosmology » in F. Bertola, J. W. Sulentic, D. F. Madore eds., New Ideas in Astronomy, Cambridge University Press, 1988, p. 229.

10 . N. R. Campbell, Foundations of Science, Dover, 1957, p. 21.

11 . J. T. Merz, A History of European Thought in the 19th Century, première publication en 1904-1912.

12 . J. T. Merz, op. cit., vol. 2, Dover, New York, 1965, p. 200 sqq.

13 . John Ziman, Teaching and Learning about Science and Society, Cambridge University Press, 1980, p. 19.

14 . « Complementarity and Cosmology », in M. Kafatos ed., Bell’s Theorem, Quantum Theory and the Conception of the Universe, Kluewer Academic Publishers, 1980, p. 263.

15 . Se reporter à son message à l’occasion du trois centième anniversaire des Principia de Newton, publié dans John Paul II on Science and Religion, University of Notre-Dame Press, 1990, en particulier M6 sqq.

16 . Les conseillers gouvernementaux ont réalisé la situation après la période d’euphorie qui a suivi la fin de la guerre : « On a progressivement abandonné l’idée d’une politique scientifique globale. On a réalisé que la science n’était pas une, mais se divisait en une multitude d’entreprises. Une seule politique scientifique ne pouvait y répondre. » Joseph Ben-David, Scientific Growth, University of Californy Press, 1991, p. 525.

17 . E. O. Wilson, On Human Nature.

18 . Lynn White, Mediaeval Technology and Social Change, Oxford University Press, 1960, p. 56 sqq.

19 . W. Pauli, Lettre à M. Fierz, 8 août 1948.

20 . Pour plus de détails, se référer à Carmen Blacker, The Japonese Enlightement, Cambridge University Press, 1969. Concernant le contexte politique, se référer aux chapitres 3 et 4 de l’ouvrage de Richard Story, A History of Modern Japan, Harmondworth, Penguin Books, 1982.

Notes de bas de page astérisques

*  La section efficace est une grandeur qui permet d’évaluer l’intensité d’une réaction entre particules élémentaires. Le texte anglais contient un jeu de mots intraduisible, puisque l’unité utilisée pour mesurer les sections efficaces est le barn (grange).

Notes de la rédaction

Paul Feyerabend, auquel nous avons consacré un dossier conséquent dans le n°28 d’Alliage (automne 1996), nous avait naguère confié ce  texte. Une version anglaise est parue dans Physics and Our View of the World, J.Hilgevoord ed., Cambridge University Press, 1994.
Ce texte sera publié à l’automne (1999) par Chicago University Press dans un recueil intitulé The Conquest of Abundance.

Pour citer cet article

Paul Feyerabend, « La vision scientifique du monde — et les autres », paru dans Alliage, n°39 - Juillet 1999, La vision scientifique du monde — et les autres, mis en ligne le 07 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3962.


Auteurs

Paul Feyerabend

Philosophe et essayiste, 1924-1994. Derniers ouvrages parus : Une connaissance sans fondements, Dianoia, 1999 ; Adieu la raison, Seuil, 1996.

Traducteurs

Julie Brumberg-Chaumont