Chronique du savant flou

« Lessing, le plus sincère des hommes théoriques, a osé déclarer qu’il trouvait plus de satisfaction à la recherche de la vérité qu’à la vérité elle-même ; et ainsi, fut mis au jour, à la surprise, et même à la grande colère des savants, le secret fondamental de la science. » Ainsi s’exprimait Nietzsche dans La naissance  de la tragédie grecque. Pascal Nouvel, qui donne cette citation dans son stimulant ouvrage L’art d’aimer la science (PUF, 2000), commente : « Pourquoi une telle colère ? Parce que l’idée que la vérité est le but de la science constitue, selon Nietzsche, “la noble illusion métaphysique” du savant. »

Pour Enrico Fermi, l’un des meilleurs physiciens du vingtième siècle, ce qui distingue les grands scientifiques, « tout bien considéré, ce n’est pas l’intelligence : il suffit de discerner les vrais problèmes, d’admettre des choses que les autres ne sont pas prêts à croire et d’y aller. »  

Une œuvre du sculpteur Max Bill, l’un des maîtres de la sculpture abstraite et géométrique, est célèbre : c’est un ruban de Moebius en pierre, impressionnante matérialisation de cet être géométrique insolite. On sait moins que l’artiste avait imaginé cette surface à un seul côté indépendamment de toute connaissance préalable, et qu’il fut surpris et profondément blessé d’apprendre que le mathématicien avait pour une fois précédé le plasticien. Par-delà toute querelle de priorité, reste la troublante dualité de l’objet, massif et sensuel, et du concept, idéal et subtil.

Voici un siècle tout juste qu’Alfred Nobel, inventeur de la dynamite, fonda les prix qui portent son nom en créant une fondation qui distinguerait chaque année les plus importantes contributions au progrès de la fraternité et de la paix. La philanthropie de Nobel lui inspira bien d’autres initiatives, dont cette idée, qu’il proposa sans succès au préfet de Paris, d’un “Hôtel des suicidés” où ceux qui désiraient quitter la vie volontairement pourraient le faire confortablement, après un bon repas. Le paradoxe nobélien : fortune acquise dans une industrie largement guerrière, consacrée à des fins pacifiques, est aujourd’hui reconduit par la gestion de la fondation Nobel. Son capital prospère largement grâce à des investissements dans des firmes de matériel militaire « sérieuses et rentables », selon Michel Sohlmann, directeur de la fondation, précisant qu’en effet, dans le testament d’Alfred Nobel, « aucune directive éthique n’est imposée dans le choix des investissements ».

À l’article “Mécanique” du Dictionnaire des inventeurs et inventions (Larousse, 1996), on lit qu’Archimède a inventé « la poulie mobile, la vis sans fin et le mufle ». Derrière la muflerie de cette coquille, une parenté étymologique, puisque le mufle des animaux et le moufle, cet assemblage de poulies, ont tous deux comme racine commune le germanique Muffel qui désigne le museau d’un animal. Ce n’est donc pas un vice (de forme) sans fin. [Merci à Bruno Jacomy]

Encore une question étymologique : les laboratoires sont-ils ainsi dénommés parce que leurs occupants principaux sont les rats (qui entraînent les chercheurs à les nourrir) ou parce que la science consiste à rater toutes les expériences — jusqu’à ce qu’elles réussissent ?

D’après Étienne Harnal, spécialiste des publications scientifiques, s’exprimant dans inra Mensuel n°107 (septembre 2000), « dans les journaux scientifiques, 2 % des articles sont faux, 5 % apportent quelque chose et 95 % ne sont même pas faux. » L’expérience du Savant flou le porterait à penser que la première catégorie est fort sous-évaluée. Mais, indépendamment des chiffres, se pose le problème de ventiler la seconde catégorie sur les deux autres. On peut penser que les 3 % d’articles qui ne sont ni faux, ni même-pas-faux appartiennent, de par leur indétermination même, à ceux qui apportent quelque chose (de vrai, ou pas…). Reste à identifier le reliquat des 2 % d’articles originaux, qui, toujours d’après l’expérience du Savant flou, se confondent assez vraisemblablement avec les 2 % d’articles erronés.

Point n’est besoin d’aller chercher l’inattendu au cœur des noyaux atomiques ou des quasars lointains. Les phénomènes les plus quotidiens réservent encore de belles surprises scientifiques. Imaginez deux bulles de savon en contact. L’image de deux sphères incomplètes ayant une paroi circulaire commune s’impose aussitôt. Il a fallu des siècles pour que, tout récemment, on démontre la possibilité d’une configuration différente et surprenante : une bulle torique qui en ceinture une autre en forme de haltère (travaux de John Sullivan). Cette deuxième configuration serait même parfois plus stable que la première. Les conditions dans lesquelles elle peut apparaître restent à ce jour mal connues.

Un des plus gros projets états-uniens de science lourde est le nif (National Ignition Facility), dispositif à laser de puissance, destiné à atteindre le seuil de la fusion thermonucléaire. Son coût en dollars était estimé à quatre cents millions en 1990, un milliard deux en 1997, deux milliards deux en avril 2000 et trois milliards neuf au moins en août 2000 après enquête de l’équivalent américain de la Cour des Comptes. En même temps qu’augmentait vertigineusement le budget de l’appareil sa date de probable complétion reculait de 2004 à 2008. La fusion nucléaire, quand elle sera au point, pourrait être très rentable. En attendant, force est de penser qu’elle rapporte déjà gros à certains. Du même ordre de grandeur est le coût du flop retentissant d’Iridium, le pharaonique projet de communication satellitaire de Motorola, soit cinq milliards de dollars, dont une part consacrée à la destruction de la flottille des soixante douze satellites, désormais inutiles et dangereux.

Encore quelques chiffres. La Nevapirine, médicament qui empêche la transmission du sida de la mère à l’enfant, coûte à peu près trente francs l’unité en Suède où la demande est faible, et soixante francs au Kenya où le besoin est immense — et la différence des niveaux de vie amplifie démesurément cette différence. De même, un traitement d’attaque contre la tuberculose en pleine résurgence coûte une heure de travail à un ouvrier suisse et cinq cents heures à un paysan tanzanien. Par ailleurs (?), la fusion récente des firmes Glaxo-Wellcome et SmithKline-Beecham donné naissance à la plus importante multinationale pharmaceutique, dont le budget de recherche est environ double de celui du Cnrs, toutes disciplines confondues.

À méditer par tous ceux qui s’efforcent de partager le savoir scientifique : « La science est un monopole, non pas à cause d’une mauvaise organisation de l’instruction publique, mais par sa nature même : les profanes n’ont accès qu’aux résultats, non aux méthodes, c’est-à-dire qu’ils ne peuvent que croire et non assimiler. » Le Savant flou n’est pas loin de donner raison à Simone Weil, qui s’exprimait ainsi (Réflexions sur les causes de l’oppression, Gallimard, Folio 1998, p.16), et d’en conclure que la science ne pourra vraiment être mise en culture que si change « sa nature même ».

Et, puisque ce numéro est consacré aux mathématiques :
« — Suivrez-vous Rrose Sélavy au pays des nombres décimaux où il n’y a ni décombres ni maux ?
— Apprenez que la geste célèbre de Rrose Sélavy est inscrite dans l’algèbre céleste. »

Robert Desnos, Rrose Sélavy