Alliage | n°43 - Juillet 2000 Des maths 

Piergiorgio Odifreddi  : 

Une démonstration divine

p. 18-26

Plan

Texte intégral

1Le feuillet de Gödel reproduit ci-contre est peut-être le document le plus énigmatique et le plus surprenant de toute sa production, qui n’a pourtant été avare ni de l’une ni de l’autre de ces caractéristiques. Non destinée à la publication, cette page est pratiquement incompréhensible sans explications supplémentaires ; je me limiterai ici à en donner les principales, renvoyant pour plus de détails à mon livre Il Vangelo seconda la Scienza (Einaudi, 1999) [L’Évangile selon la science, traduction française sous presse].

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2Gödel fournit, tout simplement, une démonstration logique de l’existence de Dieu, entreprise qui pourrait sembler anachronique aujourd’hui, mais qui se situe dans le sillage d’une tradition millénaire que je retracerai brièvement. La démonstration de Gödel fut conçue en 1941, remaniée en 1954 et perfectionnée en 1970. En février de cette même année, Gödel montra la version définitive au logicien Dana Scott, en août, il déclarait à l’économiste Oskar Morgenstern en être satisfait, mais ne pas vouloir la publier : il craignait, à la vérité, de donner l’impression d’avoir un intérêt pour la théologie, et en particulier, d’être considéré comme croyant, alors que son seul intérêt était d’ordre logique.
Bien que dans son argumentation Gödel fasse usage (définition 2 et axiome 3) du concept modal de nécessité, je me limiterai dans mon commentaire à parler de vérité. La simplification substantielle ainsi obtenue ne trahit pas l’esprit de l’écrit de Gödel : on a d’ailleurs noté par la suite que ses hypothèses étaient trop fortes et provoquaient un effondrement de la modalité. Pour ne pas trahir la lettre de la démonstration de Gödel, il faudrait alors s’embarquer dans de fastidieux détails techniques, inadaptés aux présentes circonstances (et peut-être à toutes).

D’Anselme …

3Les preuves de l’existence de Dieu peuvent se fonder soit sur des faits empiriques, soit sur le pur raisonnement ; dans le premier cas, on parle de théologie naturelle, dans le second, de théologie rationnelle ou analytique. Les arguments de la théologie naturelle procèdent tous d’un même modèle, suivant un cheminement qui voudrait arriver per aspera ad astra : du mobile à l’immobile, du causé à l’incausé, du contingent au nécessaire, de l’imparfait au parfait, du relatif à l’absolu, du changeant à l’immuable. Ces arguments se fondent sur un unique principe (patho)logique : un refus de l’infini, et plus précisément, de la régression à l’infini. Mais à partir du moment où philosophie et mathématique s’accordent à accepter l’infinitude, de tels arguments perdent toute valeur probante.
Entrevoyant que les arguments de la théologie naturelle n’avaient qu’une portée limitée, le moine bénédictin Anselme d’Aoste (1033-1109) se tourna vers la théologie analytique, cherchant avec une obstination acharnée une preuve spéciale de l’existence de Dieu, un argument unique ayant la logique pour seule base, et « qui n’aurait besoin d’aucune autre justification que lui-même ».
En 1077, à sa grande satisfaction, il découvrit la preuve ontologique suivante. Définissons Dieu comme un être tel qu’on ne puisse en penser un plus grand. S’il y en avait plusieurs, on pourrait en penser un plus grand que chacun, celui qui les comprendrait tous. S’il n’existait pas, on pourrait en penser un plus grand qui existerait. Donc Dieu existe et est unique.
Anselme avait d’abord intitulé son ouvrage Fides quærens intellectum (La foi en quête de l’intellect). Il était ainsi clairement conscient d’inaugurer une théologie rationnelle, par opposition à une théologie révélée. Le fait pourtant qu’il ait modifié ce titre en le plus neutre Proslogion, terme que lui-même avait forgé et qu’il entendait comme “dialogue”, laisse supposer qu’il percevait bien le risque de l’entreprise et les préoccupations conséquentes de l’Église.

4Car la preuve ontologique n’était pas si parfaite que l’être dont il s’agissait de démontrer l’existence en introduisant la logique dans la théologie ne risquât de se transformer en cheval de Troie : si l’existence de Dieu se trouvait finalement impossible à démontrer, ou carrément (à Dieu ne plaise) réfutable, un service insigne aurait été rendu non à la foi, mais à l’agnosticisme voire à l’athéisme.

5La brièveté de la preuve ontologique était en effet trompeuse, car elle dissimulait une série d’hypothèses cachées :

  • avant tout, la possibilité même de définir en quelque façon l’essence de Dieu, sans parler du choix saugrenu d’Anselme (bien que sa définition ait été anticipée par Sénèque et Augustin) ;

  • en second lieu, une analogie logique supposée entre le monde des sens et celui de l’intellect. En particulier, le principe de non-contradiction, sur lequel se fonde toute la démonstration, peut être évident pour les propriétés des objets sensibles, mais certainement pas pour les propriétés des concepts, ni d’ailleurs pour la théologie irrationnelle ;

  • enfin, un passage du monde de l’intellect à celui des sens, c’est-à-dire d’un concept à l’existence.

6Anselme dénommait “insensé” celui qui ne croit pas parce qu’il ne comprend pas ; un rationaliste athée dirions-nous aujourd’hui. À l’inverse, sa position personnelle était celle d’un théiste rationnel :

« Je ne cherche pas à comprendre pour croire, je crois pour pouvoir comprendre. »

7La première critique adressée à la preuve ontologique vint de Gaunilon, moine octogénaire de l’abbaye de Marmoutier. Dans sa Réponse pour l’insensé, depuis lors ajoutée en appendice au texte d’Anselme, il démasqua la première des trois hypothèses cachées ; pour lui, l’essence de Dieu ne peut être comprise par l’homme, et les définitions éventuelles de cette essence ne sauraient être que jeux verbaux vides de sens. En d’autres termes, non seulement Dieu est un être tel qu’on ne puisse en penser de plus grand, mais il est plus grand que tout être qui puisse être pensé.

…à Descartes et Leibniz…

8La preuve ontologique joue un rôle important dans la philosophie rationaliste de Descartes, Spinoza et Leibniz, qui chercheront en outre à la “perfectionner”. Si les scolastiques, d’Anselme à Thomas, savaient bien que l’impossibilité de penser Dieu comme non-existant ne prouve en rien son existence, mais le rend seulement compréhensible à qui croit déjà — raison pour laquelle ils ne parlaient pas de “preuves” mais de “voies” —, les rationalistes croiront vraiment pouvoir démontrer l’existence de Dieu.
En 1637, dans le Discours de la méthode (IV), Descartes reformula la preuve en deux mots : l’existence de Dieu est comprise dans son essence. En réalité, ce n’est là qu’une reformulation de l’auto-certification divine, « Je suis celui qui est » (Exode, II, 14), lequel signifie précisément « Je suis défini par mon existence même », ou encore « En moi, existence et essence coïncident ».
Descartes ne tenta pas de démontrer ce fait, et chercha à s’en tirer en n’affirmant que ce qui était évident ou, comme il se plaisait à dire, « clair et distinct ». Mais étant donné que Descartes veut justement nous convaincre que les idées claires et distinctes sont vraies pour autant que Dieu existe et ne nous trompe pas, il n’y a pas là une preuve de l’existence de Dieu qui vaille grand-chose.

9La reformulation cartésienne de l’idée d’Anselme fut cependant une avancée vers la transformation de l’argument de crédibilité d’Anselme en une véritable preuve. Spinoza utilisa cette reformulation en 1675, au début de son Éthique, cette fois comme définition :

« J’entends par cause de soi ce dont l’essence enveloppe l’existence. »

10En 1641, dans ses Méditations (V), Descartes avança d’un nouveau pas en formulant l’argument sur un mode purement positif, évitant ainsi la seconde hypothèse cachée d’Anselme. L’argument devient alors : définissons Dieu comme un être qui possède toutes les perfections ; puisque l’existence est une perfection, Dieu existe.
L’objection la plus évidente de nos jours serait que l’existence, loin d’être une perfection, est au contraire une imperfection. On arriverait alors à la conclusion inverse, comme dans les Philosophical Explanations de Robert Nozick (1981) : « Dieu est tellement parfait qu’il n’a pas besoin d’exister. »
Au contraire, dans son court essai de 1676 sur l’existence de l’être parfait, Leibniz objecte que c’est pour une autre raison que la formulation de Descartes est insatisfaisante : on ne peut déduire de façon satisfaisante des conclusions d’une définition que si celle-ci n’est pas contradictoire.
Pour Leibniz, Descartes avait donc seulement démontré que si Dieu est possible, alors il existe, et il restait à démontrer effectivement cette possibilité. Il s’y essaya de la façon suivante : les perfections ne peuvent être contradictoires deux à deux, parce qu’elles sont, de par leur nature, indépendantes les unes des autres ; ainsi, un être uniquement défini par ses perfections ne peut être contradictoire, et il est donc possible.

…à Kant…

11Il semblait alors que tout soit en ordre, et que la preuve ontologique eût atteint sa forme définitive, lorsque Kant entra en scène. Il consacra tout un chapitre de la Critique de la raison pure  aux démonstrations de l’existence de Dieu, et y fit justice de toutes.
Le premier à tomber fut Thomas d’Aquin. Il avait développé dans ses œuvres la théologie naturelle, fondée sur la connaissance du monde sensible, refusant la théologie analytique d’Anselme, fondée sur la seule logique. Kant fit remarquer qu’il n’est pas possible de démontrer l’existence d’un pur concept à partir d’arguments empiriques : toutes les preuves de l’existence de Dieu doivent donc faire appel, tôt ou tard, à un argument de nature ontologique.
C’était là une défense d’Anselme face à tous ceux qui, de Thomas à Leibniz, avaient utilisé des arguments qui n’étaient pas le sien. Mais ce n’est pas pour autant qu’Anselme pourrait jouir d’un sommeil (éternel) tranquille : restait le problème de la troisième hypothèse cachée, et c’est sur ce front que Kant dirigea son attaque contre la « malheureuse preuve ontologique ».
Il fit remarquer, pour le coup, que l’existence n’est pas une propriété, mais la copule d’un jugement (les logiciens diraient aujourd’hui : ce n’est pas un prédicat, mais un quantificateur), et ne peut appartenir à l’essence d’un objet. Sinon, il n’y aurait aucun sens à affirmer l’existence d’un objet doté d’une certaine essence, puisque cette existence en modifierait l’essence et il ne s’agirait plus du même objet… La preuve ontologique se réduit donc à « une simple innovation de l’esprit scolastique », et « [l’on dépense] en vain toute la peine que l’on se donne » pour elle.
Kant n’était cependant pas encore satisfait, et dans un autre chapitre de la Critique, il réussit à expliquer la racine profonde des erreurs présentes dans les démonstrations de l’existence de Dieu. Elles ne découlent pas d’une faiblesse humaine, mais d’une impossibilité intrinsèque : l’idée même de Dieu aboutit à une inconsistance de la raison, qui ne peut alors pas être à la fois consistante et complète, au sens où elle pourrait traiter du transcendant sans contradictions.
C’est toute l’entreprise de la théologie rationnelle qui se révèle alors désespérée : « C’est vainement que [la raison] déploie ses ailes pour s’élever au-dessus du monde sensible par la simple puissance de la spéculation. » Est ainsi vengée la théologie de l’absurde, qui peut alors déclarer avec cohérence que l’unique approche rationnelle à la religion est d’accepter l’irrationnel.

12Kant savait que ses arguments ne signeraient pas l’acte de décès de la théologie analytique, conscient que « l’illusion résultant de la confusion d’un prédicat logique avec un prédicat réel (…) repousse presque tout éclaircissement. » Imperturbable, la preuve ontologique poursuivrait en fait ses apparitions ponctuelles en philosophie.
Schelling, reprenant la position scolastique, objecta en 1836, dans sa Contribution à l’histoire de la philosophie moderne, que le Dieu de la preuve ontologique est un être logique mais pas encore réel. En d’autres termes, la preuve montre uniquement que si Dieu existe de façon contingente dans la réalité, alors il existe dans la pensée de façon nécessaire. Ou, plus brièvement, si Dieu existe, alors il existe nécessairement.
Hegel, en revanche (Encyclopédie des sciences philosophiques), pour qui le rationnel et le réel coïncident, trouva dans la preuve ontologique le principe suprême de sa philosophie : à savoir, le passage de l’être de pensée à l’être dans la réalité. Autrement dit, puisque Dieu est pensable, alors il existe.
Kant ne pensait pas pour autant que la théologie analytique devait effectivement disparaître : dépouillée de ses illusions concernant la possibilité de démontrer l’existence de Dieu, elle pouvait encore jouer un rôle dans la détermination des attributs de Dieu, dont Kant pensait par ailleurs pouvoir déduire l’existence de la théologie morale, dans la Critique de la raison pratique.
Il restait ainsi « de la plus grande importance de déterminer exactement [le] concept d’un être suprême et suffisant à tout (…) [comme celui] d’un être nécessaire », et c’est à cette tâche que s’attache Gödel dans le manuscrit du 10 février 1970 ici reproduit, dont le slogan pourrait être : ne te demande pas ce que la preuve ontologique peut faire pour toi, mais ce que toi tu peux faire pour elle.

…à Gödel

13Examinons donc la formalisation de la preuve ontologique, c’est-à-dire la version de Gödel de la version de Leibniz de la version de Descartes de la version d’Anselme.
L’essence de toute l’histoire que nous avons contée est tout simplement la suivante. L’argument de Descartes consiste à définir Dieu comme un être qui a toutes les perfections, et à déduire qu’il existe du fait que l’existence est une perfection. Les critiques de Leibniz et de Kant mettent en évidence que la définition n’est nullement assurée d’être non-contradictoire, et que l’existence ne peut être considérée comme une propriété, donc une perfection.
Comme les propriétés sont des entités abstraites, c’est une pratique courante de la logique moderne de leur substituer leurs extensions plus concrètes, c’est-à-dire d’associer à chaque propriété l’ensemble des objets qui la possèdent. Par exemple, de substituer à la propriété “petitesse” l’ensemble des objets petits, ou à la propriété “noirceur” l’ensemble des objets noirs.

14La première idée de Gödel fut de remplacer les perfections, dont nous ne savons pas bien ce qu’elles sont, par les “propriétés positives”, dont, pour le coup, nous ne savons pas du tout ce qu’elles sont. L’intérêt de ce pas peut sembler douteux, mais il est au contraire essentiel : il permet de passer de concepts usés, sur lesquels les idées sont nébuleuses, à des concepts flambant neufs, sur lesquels ne traîne aucune idée (préconçue).
Si Gödel avait été théologien, il aurait commencé sans hésiter à discourir sur ces propriétés positives sans rien en savoir, retombant dans le vide dialectique. Mais étant un (théo)logicien, il décide de limiter par avance la nature des propriétés positives, en énonçant explicitement certaines de leurs caractéristiques, et en limitant rigoureusement son raisonnement à l’usage de ces dernières.

15Se laissant guider par l’analogie avec les nombres positifs, Gödel convint que les propriétés positives, quoi qu’elles soient, devaient satisfaire les quatre conditions suivantes :
1) puisque le produit de deux nombres positifs est positif, l’intersection de deux propriétés positives, c’est-à-dire la propriété possédée par tous les éléments qui possèdent les deux propriétés données, est une propriété positive. Par exemple, si “être petit” et “être noir” sont toutes deux des propriétés positives, alors “être petit et noir” doit aussi être une propriété positive (axiome 1) ;
2) Puisque zéro n’est pas un nombre positif, la propriété vide, que ne possède aucun objet, n’est pas une propriété positive ;
3) Puisque, étant donné un nombre différent de zéro, est positif soit ce nombre soit son opposé, alors, étant donné une propriété non-vide, est positif soit cette propriété soit sa complémentaire, c’est-à-dire la propriété possédée par tous les objets qui ne possèdent pas la première. Par exemple, si “être petit” n’est pas une propriété positive, alors “être non-petit” doit l’être, et réciproquement (axiome 2) ;
4) puisqu’un nombre supérieur à un nombre positif est positif, une propriété plus grande qu’une propriété positive, satisfaite par un nombre supérieur d’objets, est positive. Par exemple si “être petit et noir” est une propriété positive, alors “être petit” l’est aussi, puisque chaque objet petit et noir est petit (axiome 5).

16Nous pouvons alors définir Dieu comme un être qui possède toutes les propriétés positives, quoi qu’elles soient, pourvu qu’elles satisfassent les quatre conditions précédentes (définition 1). Évitons tout malentendu : ces conditions ne déterminent nullement la notion de propriété positive, même implicitement. Mais ceci, loin d’être un défaut, est un avantage : le raisonnement suivant s’appliquera à toute notion ayant ces caractéristiques.

17Arrivés à ce point, nous pouvons déjà donner une première version de l’argument de Gödel : dans un monde fini, Dieu existe, et il est unique. Les propriétés équivalent en fait aux ensembles d’objets tirés du monde, et si le monde est fini, il ne peut alors exister qu’un nombre fini de propriétés ; en particulier, il n’y a qu’un nombre fini de propriétés positives.
La première condition assure que l’intersection de deux propriétés positives est encore positive : prenant l’intersection de deux première propriétés positives, puis son intersection avec la troisième, et ainsi de suite, on obtient, après un nombre fini d’étapes, l’intersection de toutes les propriétés positives, qui est toujours une propriété positive.
La seconde condition garantit qu’une propriété positive n’est pas vide, c’est-à-dire qu’il existe un objet qui la possède ; tel est donc le cas de l’intersection de toutes les propriétés positives, c’est-à-dire qu’il existe un objet qui possède toutes ces propriétés, — c’est celui que nous avons appelé Dieu.
La troisième condition assure que la propriété “être Dieu” est positive et que sa complémentaire, à savoir “ne pas être Dieu”, ne l’est pas. De fait, Dieu possède toutes les propriétés positives, mais pas celle de ne pas être lui-même. Alors tout être qui possède toutes les propriétés positives doit posséder celle d’“être Dieu”, et doit donc coïncider avec Dieu.
La quatrième condition n’est pas utilisée pour la démonstration d’existence et d’unicité, mais permet de démontrer un fait théologiquement intéressant : à savoir, que les propriétés positives sont exactement celles possédées par Dieu. Par définition, en effet, Dieu possède toutes les propriétés positives. Inversement, si une propriété est possédée par Dieu, alors cela veut dire qu’elle est plus grande que la propriété “être Dieu”, et d’après cette quatrième condition, c’est donc bien une propriété positive.

18Naturellement, l’hypothèse d’un monde fini est contingente et  donc pas particulièrement attrayante dans un raisonnement théologique. Pour voir comment il est possible de l’éliminer, examinons de plus près le raisonnement précédent.
La première condition impose que l’intersection de deux propriétés positives soit positive. Procédant pas à pas, elle implique que ce résultat vaut pour un nombre fini de propriétés positives. L’hypothèse de finitude du monde n’a été utilisée qu’une fois dans l’argument, pour conclure que le même résultat vaut pour l’intersection de toutes les propriétés positives.
Néanmoins, cette hypothèse est-elle nécessaire, ou peut-on déduire directement le résultat de la première condition ? Leibniz le pensait, mais il est aisé de montrer qu’il avait tort. Il suffit de considérer un monde formé de tous les entiers, positifs et négatifs, et de prendre pour propriétés positives le fait d’être supérieur à un nombre positif donné. L’intersection de deux telles propriétés est évidemment positive, puisque être supérieur à deux nombres équivaut à être supérieur au plus grand des deux. Mais l’intersection de toutes ces propriétés positives est vide, car il n’existe aucun nombre supérieur à tous les nombres entiers positifs.
L’idée de Gödel fut de substituer à l’hypothèse de finitude du monde celle que “être Dieu” est une propriété positive (axiome 4). Cette hypothèse est théologiquement plus acceptable, encore que les tenants de la théologie négative auraient certainement à y redire, préférant peut-être l’hypothèse inverse.

19Par définition, “être Dieu” signifie avoir toutes les propriétés positives. La nouvelle hypothèse de Gödel n’est donc qu’une façon détournée de dire que l’intersection de toutes les propriétés positives est positive, et le premier pas de l’argument précédent fonctionne maintenant par hypothèse. La suite n’utilisait pas l’hypothèse de finitude du monde, et fonctionne donc comme avant. On a donc démontré que si “être Dieu” est une propriété positive, alors, Dieu existe et est unique.
Ne nous laissons pas entraîner par un enthousiasme exagéré. D’abord, Dieu est défini comme un être possédant certaines propriétés, mais les propriétés appartiennent aux objets du monde : Dieu est donc une entité qui fait partie du monde, un être immanent et non transcendant.

20De plus, l’unité de Dieu n’est relative qu’à la classe de propriétés positives considérées : chaque classe a son Dieu unique, mais les classes sont nombreuses. Plutôt que de Dieu, il faudrait peut-être parler d’un chef de classe.
Enfin, comme nous l’avons déjà noté, l’hypothèse que “être Dieu” est une propriété positive ne diffère pas tellement de l’hypothèse directe qu’il existe, et l’implique de façon plus banale que dans la démonstration valable dans le cas d’un monde fini. Il n’est certes pas très difficile de démontrer un résultat en le supposant (presque) comme hypothèse.
Dans les mains de Gödel, la preuve ontologique est donc devenue semblable aux arguments de Berkeley, dont Hume disait qu’ils n’admettaient pas la moindre contradiction, mais n’entraînaient pas la moindre conviction. Peut-être est-ce la raison pour laquelle Gödel ne la publia pas, la réservant à sa satisfaction personnelle.

Notes de la rédaction

Article original publié dans le livret WMY 2000, Anno mondiale della matematica, Bollati Boringhieri 2000. Traduit par Jean-Marc Lévy-Leblond avec le concours de Julie Brumberg-Chaumont

Pour citer cet article

Piergiorgio Odifreddi, « Une démonstration divine », paru dans Alliage, n°43 - Juillet 2000, Une démonstration divine, mis en ligne le 04 septembre 2012, URL : http://revel.unice.fr/alliage/index.html?id=3886.


Auteurs

Piergiorgio Odifreddi

Spécialiste de logique mathématique, professeur à l’université de Turin et à l’univesité Cornell. Une traduction de son livre L’évangile selon la science est sous presse (Laffont).