Chronique du savant flou

Un des plus gros projets états-uniens de science lourde est le NIF (National Ignition Facility), dispositif à laser de puissance, destiné à atteindre le seuil de la fusion thermonucléaire. Son coût en dollars était estimé à quatre cents millions en 1990, un milliard deux en 1997, deux milliards deux en avril 2000, et trois milliards neuf au moins en août 2000 après enquête de l’équivalent américain de la Cour des Comptes. En même temps qu’augmentait vertigineusement le budget de l’appareil, sa date de probable complétion reculait de 2004 à 2008. La fusion nucléaire, quand elle sera au point, pourrait être très rentable. En attendant, force est de penser qu’elle rapporte déjà gros à certains. Du même ordre de grandeur est le coût du flop retentissant d’Iridium, le pharaonique projet de communication satellitaire de Motorola, soit cinq milliards de dollars, dont une part consacrée à la destruction de la flottille des soixante-douze satellites, désormais inutiles et dangereux.

Encore quelques chiffres. La Névapirine, médicament qui empêche la transmission du sida de la mère à l’enfant, coûte à peu près trente francs l’unité en Suède où la demande est faible, et soixante francs au Kenya où le besoin est immense — et l’écart des niveaux de vie amplifie démesurément cette différence. De même, un traitement d’attaque contre la tuberculose en pleine résurgence coûte une heure de travail à un ouvrier suisse et cinq cents heures à un paysan tanzanien. Par ailleurs (?), la fusion récente des firmes Glaxo-Wellcome et Smith-Kline-Beecham a donné naissance à la plus importante multinationale pharmaceutique, dont tant le budget de recherche que le nombre de chercheurs sont environ le  double de celui du Cnrs, toutes disciplines confondues.

Le Savant flou, ayant récemment traversé l’Atlantique, discutait avec son hôte états-unien des effets déplaisants du décalage horaire. Il notait cependant que ce jet lag était nettement plus supportable dans le sens est —> ouest, appuyé dans cette opinion par un ami compatriote — mais radicalement contredit par les collègues d’outre-Atlantique, qui préfèrent très généralement le voyage ouest —> est. Encore un exemple de cet inquiétant relativisme à la mode ? Même les données géographiques perdraient leur objectivité… Mais non : nous étions en vérité parfaitement d’accord sur le fait qu’il est plus facile de partir de chez soi que d’y revenir — quelles qu’en soient les raisons. Sans doute trouve-t-on là un bon exemple d’une autre façon de considérer la dialectique du relatif et de l’absolu dans la science : contrairement à la doxa, l’absolu se trouverait plutôt du côté du social (le contexte humain auquel on ne peut en aucune manière échapper et qu’on ne peut distancier qu’à grand peine), et le relatif du côté du naturel (le monde physique finalement plus extérieur et moins immédiat, donc doté, quant à son intelligibilité, d’une plasticité et d’une contingences supérieures).

L’objectivité n’en reste pas moins l’un des fondements de la démarche scientifique. Sa quête était au fondement des recherches, au début du siècle, du grand psychologue John B. Watson, fondateur du behaviourisme. Elle lui a inspiré les lignes suivantes, dans un manuel à succès de psychopédagogie :
« Il existe une façon raisonnable de traiter les enfants : traitez-les comme de jeunes adultes. (…) Que votre comportement à leur égard soit toujours objectif et doucement ferme. Ne les câlinez et ne les embrassez jamais, ne les prenez jamais sur vos  genoux. S’il le faut vraiment, embrassez-les une fois sur le front au moment du coucher. Et serrez-leur la main au matin. » (Psychological Care of Infant and Child, 1928). Mary Midgley, qui cite ce texte dans son bel article « Being objective » (Nature 410, 12 avril 2001, p. 753), rappelle également les critiques de manque d’objectivité adressées à Jane Goodall, pionnière des études éthologiques des chimpanzés dans leur milieu naturel, lorsqu’elle eut recours à des noms plutôt qu’à des numéros pour repérer ses sujets d’observation.

Par hasard, le Savant flou tombait, peu de jours après avoir lu cet article, sur un passage de Francis Bacon, qui, au début du XVIIe siècle, définissait ainsi ce programme d’objectivation dans La nouvelle Atlantide :
« De même que, pour tracer une ligne droite ou un cercle parfait, l’essentiel est dans l’aptitude de la main ou de la vue, si l’on essaie de la faire uniquement par la fermeté de la main et le jugement des yeux, mais qu’il n’en est plus ainsi si l’on use de la règle et du compas ; de la même manière, dans l’étude de la nature qui repose seulement sur les forces de l’esprit, quelqu’un peut l’emporter sur un autre, et même très largement ; mais dans celle que nous proposons d’appliquer, on ne voit pas apparaître plus d’inégalité dans l’entendement des gens qu’il n’y en a ordinairement dans leur perception. Bien plus, comme nous l’avons dit, c’est dans la subtilité et la précipitation des esprits, quand ils se laissent aller à leur propre mouvement, que nous trouvons le danger, et nous consacrons tous nos soins à donner à l’esprit humain, non pas des plumes et des ailes, mais du plomb et du lest. » On ne pouvait plus clairement voler dans les plumes de Giordano Bruno qui, quelques années plus tôt à peine, avait écrit :
« Aussi déployé-je dans les airs mes ailes confiantes,/Sans craindre de heurter cristal ni verre ;/Je fends les cieux et dans l’infini m’élance./Et tandis que de mon globe je fonds sur les autres,/Et plus avant pénètre dans le champ éthéré,/Ce que les autres voient de loin, je le laisse derrière. »

Au dix-septième siècle, le projet baconien n’était qu’un programme, et il a fallu attendre le vingtième pour le voir effectivement réalisé. Entre-temps, le dix-neuvième siècle avait eu le mérite d’exposer sans fard ses valeurs et son idéologie : « Nous ne voyons pas grand avantage à ce que celui qui ne comprend pas la science y adhère ; il suffit qu’il la serve et s’incline devant sa volonté incontestée. Les théorèmes d’Abel ou de M. Cauchy ne perdent rien de leur certitude parce qu’une centaine de personnes seulement les comprennent. (…) La fin de l’humanité, c’est de produire des grands hommes ; le grand œuvre s’accomplira par la science, non par la démocratie. » Ernest Renan, Dialogues et fragments philosophiques.