Lu & Vu

Pierre Christin & Enki Bilal
Le sarcophage
Dargaud, 2000

Pierre Christin, scénariste, et Enki Bilal, dessinateur, s’interrogent : an 2000, arrêt du dernier réacteur encore en activité à la centrale de Tchernobyl, et après ? Toujours politiquement caustiques, leurs créations croisées ne datent pas d’hier. Au début des années 80, Les phalanges de l’ordre noir puis Partie de chasse dénonçaient tour à tour les totalitarismes de droite et de gauche d’une ère manichéenne. Aujourd’hui, Le sarcophage exacerbe la folie larvée du monde comme il ne va pas. Investissant le format atypique des “Correspondances” — sorte de carte blanche, cadeau des éditions Dargaud —, le virulent tandem vient en effet de donner naissance à un nouveau monstre du neuvième art : une brochure publicitaire servant d’appel à sponsors pour un projet à construire sur le site même de Tchernobyl, « le Musée de l’Avenir ».
Ni science‑fiction, ni politique‑fiction, Le sarcophage annonce un nouveau genre : une sorte d’éthique‑fiction où toutes les aspirations les plus nauséeuses de notre temps éclateraient au grand jour. Ainsi, dans la très contemporaine mouvance du tout‑muséable, le lucratif à tout prix, le terrorisme idéologique et la science sans conscience se seraient donné rendez‑vous pour produire le plus horrifique des parcs d’attraction : Tchernobyl reconvertie se fait « Musée des musées ». Quatre bâtiments scanderaient la visite : le Conservatoire du Souvenir, l’Usine de la Modernité, la Centrale de l’Avenir et... Au cœur de la vie et de la mort, le trop fameux sarcophage de 250.000 tonnes de béton devenu attraction phare. En quatre actes, Christin et Bilal passent ainsi au crible le siècle qui s’achève, le présent, l’avenir et le hors‑temps de l’indicible horreur. Au programme : Souvenir-souvenirs avec le charnier idéologique de la Salle Glasnost, la Modernité incarnée dans un mégadrugstore sous sponsors pharmaceutiques, ou encore l’Avenir qui rime avec perfectionnement des armes physico‑chimiques et contrôle de la destinée humaine.
Scénarisations, projections, holographies, installations, tableaux vivants, body art, interventions in vivo, cyberexpériences, etc., dans la fiction de cette brochure, l’ensemble des dispositifs muséologiques envisagés visent à produire un sentiment d’hyperréalité. Ce parti pris de l’émotion, figuré par les illustrations, est avant tout le jeu de Christin et Bilal. Grâce à un matériau très composite mêlant documents véritables, projet commercial cynique et invention graphique, une confrontation malsaine et préoccupante surgit. En contrepoint de l’argumentaire imaginaire, des extraits d’interviews conduites auprès d’habitants voisins de la centrale, de liquidateurs, d’experts, et des photos en noir et blanc datant de l’explosion. Tout à la fois notre monde et un monde parallèle au nôtre, l’album propose un mélange heurtant pour lutter contre l’oubli d’un événement inénarrable et rappelle en cela le montage neuf, contemporain et fort du Maus d’Art Spiegelman. Voilà peut‑être qui grandit le genre en forçant la distanciation. C’est en tout cas là que se lit la véritable histoire de Tchernobyl. C’est aussi ce qui force la prise de position violente.

Car plus qu’un travail de mémoire, cette correspondance est un appel à la conscience. En traitant de l’accident majeur de Tchernobyl, en dédiant cet album aux marins du Koursk, en soulignant à chaque coin de phrase la fascination grandissante de l’homme apprenti sorcier pour les sciences et technosciences, Bilal et Christin n’ont de cesse que de dénoncer le danger d’une hypertélie de puissance dans un monde ni techniquement maîtrisé, ni humainement responsable. Et, par‑delà les réflexions éthiques, les auteurs mettent en garde contre une situation de fait : l’emprise désormais inaltérable des enjeux financiers sur l’orientation de l’exploration scientifique. Tristes rétrospectives, sombres perspectives. Ce recensement des maux du siècle n’omet aucun de ceux qui font trembler l’actualité : les talibans, les armes chimiques. Christin et Bilal ne sont pas prophètes, mais de simples observateurs aiguisés de leur temps : ils avaient anticipé la perestroïka dans Partie de Chasse, les voilà qui nous glacent le sang avec ce Sarcophage, sanctuaire de la civilisation occidentale. Et l’on se demande si l’on est bien pressé de découvrir la suite réservé par Bilal à son Sommeil du Monstre, cet album qui disait la mémoire yougoslave assassinée — comme dans cet autre pays aux cultures panachées, “amnésié” par un régime fou et aujourd’hui sur le devant de la scène... ?

Géraldine Balissat


Ayerdhal & Dunyach
Étoiles MourantesCollection Millénaires, J’ai Lu, 1999, 539 p., 89 F.

Les connaisseurs parleront de livre-univers : il y a bien des étoiles dans le fort roman d’Ayerdhal et Jean-Claude Dunyach, dont on peut parier sans grand risque qu’il fera rapidement figure de classique de la science-fiction française.
Les vraies, d’abord, celles qui finissent en supernovae. La prose précise et poétique d’Étoiles mourantes  se prête admirablement à la mise en musique du merveilleux scientifique. Et le jeu emporte le lecteur très loin : si les images de l’astrophysique ont été cent fois popularisées dans des ouvrages de vulgarisation ou des space-operas moins ambitieux, combien d’auteurs savent-ils en forger de nouvelles pour dire les mystères des “systèmes dynamiques” ou l’incertaine topologie de l’espace ?
Mais les étoiles, ici, ce sont aussi — surtout, sans doute — celles qui meurent dans les yeux d’une Pléiade de personnages attachants, humains ou non ; leurs destins entremêlés, politiques, spirituels et sentimentaux ; leurs certitudes impitoyablement bousculées par une aventure à l’échelle de l’Humanité… Nos certitudes mises à nu ? Il n’y a jamais très loin de la bonne science-fiction au pamphlet.
Étoiles mourantes  n’est pas un roman facile, même pour le familier des conventions du genre. Mais c’est un texte généreux, qui récompensera amplement ceux qui prendront le temps de l’apprécier. Un livre important.

Éric Picholle

Richard Canal
Cyberdanse Macabre
Collection Quark Noir, Flammarion, 241 p., 69 F (1999)

C’est l’histoire du détourneur détourné. À l’approche de l’an 2000, la science-fiction a le vent en poupe et les éditions Flammarion profitent du mouvement pour lancer une nouvelle collection scientifico-policière, Quark Noir. Un auteur bien connu des amateurs de science-fiction, Richard Canal, en signera le premier volume : Cyberdanse Macabre. Mais Canal n’est jamais où on l’attend, qui réinvente son style de livre en livre avec un plaisir communicatif. La “bible” de Quark Noir impose-t-elle l’univers familier du polar ? Son détective habite bien le Paris d’aujourd’hui, mais celui de Chinatown et des raves ; c’est au profond de villages gabonais ou mexicains qu’il s’en va rencontrer une haute technologie futuriste.
Et tout cela reste parfaitement naturel sous la plume de ce diable d’auteur. N’est-il pas lui-même enseignant-chercheur en “intelligence artificielle” à l’université de Dakar ? « L’informatique n’est pas une science exacte, » nous rappelle-t-il, l’air de rien. Demain, ouvrira-t-on au réseau mondial et à ses hackers l’ordinateur de bord de sa voiture ? Ceux des hôpitaux et des distributeurs de billets ? C’est là que le piège se referme : Cyberdanse Macabre est un vrai livre de science-fiction, de ceux qui contraignent le lecteur à voir d’un œil nouveau le monde qui l’entoure. Sans doute pas le plus ambitieux de Richard Canal, mais une passerelle bienvenue pour tous ceux qui hésiteraient encore à explorer le rayon “sf francophone” de leur librairie préférée.

Éric Picholle


Pierre Laszlo
Le Savoir des plantes
Ellipses, 2000

Deux passions cohabitent en Pierre Laszlo. Selon que l’une l’emporte momentanément sur l’autre, il produit alors tantôt un gros ouvrage de chimie organique très savante (il en est un spécialiste distingué) ou petit livre vif et enlevé destiné à parler de science à tout et chacun. À côté de Organic Chemistry (Springer-Verlag, 1993), une salve de “Que Sais-Je ?” ou de “Dominos” qui tournent tous autour de la découverte scientifique et de sa vulgarisation. Depuis La Leçon de choses (Austral, 1995), la voie empruntée est celle d’une réconciliation du savoir et du monde sensible. Les choses sont à éprouver et à connaître : connaissance et expérience, pour P. Laszlo, sont incomplètes si l’une ignore l’autre. Quand il traite de ces choses qui font le monde sensible, il ne s'agit donc pas d’une rhétorique cauteleuse destinée insidieusement à élever l’esprit vers la construction théorique et la connaissance abstraite, plus nobles. Buffon, Jules Renard, Colette, Francis Ponge ou Vialatte, dans la « mouvance » desquels il se situe explicitement, sont les modèles dont il tire l’idée que l’on peut – que l’on doit – parler des choses rigoureusement et amoureusement à la fois. Il retrouve en même temps la longue et riche tradition des philosophes naturalistes qui savaient herboriser et formuler un rapport personnel à ce qui vit dans la nature. Son petit livre sur Le Savoir des plantes réussit avec bonheur la synthèse de ses différents savoirs dans le creuset d’un « je » qui dit ce qu’il sait et ce qu’il éprouve. Savoir chimique (le chimiste note que le suc du dragonnier tire sa couleur du dracocarmin, C31H2605, et de la dracorubine, C28H2407) et savoir littéraire collaborent (l’amateur de littérature a en main le même Traité de chimie du Baron Thénard que Balzac consultait pour écrire La Recherche de l’Absolu). Cinquante plantes forment ainsi un herbier moderne qui a tout aussi du fablier, car chaque texte a quelque chose à raconter : un souvenir personnel (les bouleaux de Russie), une citation littéraire, une anecdote historique ou géographique – à la fois pour nous alerter à la beauté d’une fleur comme au danger des thérapeutiques anciennes, parfois confirmées mais le plus souvent inutiles quand elles ne sont pas hasardeuses. Ce tout petit volume parvient à présenter encore des images (les dessins en noir et blanc, simples et élégants, de Valérie Laszlo) et d’astucieuses annexes : un glossaire des termes scientifiques, un index thématique qui associe une notion à toutes les plantes qui l’évoquent (Nerval renvoie à l’ancolie, la jonquille à Wordsworth et la pervenche à la maladie d’Alzheimer), plus un index et une bibliographie. P. Laszlo assure que si ce livre « est rédigé sur le mode mineur, ne se prenant pas au sérieux, ce n’est pas qu’il manque de sérieux » ; on ne saurait mieux dire, ni mieux lire, en attendant le printemps et le retour des envies d’herboriser.

Michel Pierssens


Henri Atlan
La fin du “tout génétique” ? Vers de nouveaux paradigmes en biologie
Inra-éditions, 1999

Ce livre reprend le texte d’une conférence publique donnée en mai 1998 à l’Inra. Il s’agit pour Henri Atlan de critiquer l’orientation suivie ces dernières années par la biologie moléculaire, presque réduite selon lui à la seule génétique moléculaire.
À ce titre, le livre d’Atlan est bienvenu et il est à replacer dans un louable effort entrepris par des biologistes comme Antoine Danchin ou Michel Morange qui, dans leurs livres respectifs (La barque de Delphes et La part des gènes, parus tous deux aux éditions Odile Jacob en 1998), critiquent le trop grand pouvoir explicatif accordé aux gènes, au détriment, par exemple, des protéines. Comme eux, Atlan prend l’exemple de la maladie dite de la “vache folle”, et plus généralement de la théorie des prions (pp. 21 et 76, le terme “prion” a été introduit par Prusiner en 1982 pour désigner les maladies liées à un repliement inhabituel et autocatalytique d’une protéine). Le propos d’Atlan est alors d’expliquer pourquoi les recherches sur le repliement des protéines ont été laissées pour compte durant les quarante dernières années.
Cette approche historique, explicitement revendiquée par Henri Atlan qui regrette le « manque de recul historique » de beaucoup de scientifiques (p. 11), est à considérer au regard du rôle qu’a pu jouer l’auteur au cours des trente dernières années dans l’histoire de la biologie. L’auteur est aujourd’hui reconnu en tant que biophysicien et philosophe, avec un intérêt particulier pour l’épistémologie, l’éthique et le judaïsme. Son nom reste attaché à l’essor de ce qu’on appelle la seconde cybernétique, reposant sur la création d’ordre par le bruit. Marqué par la théorie de l’information, qu’il a d’ailleurs largement contribué à faire connaître en France, Atlan a approfondi cette idée en introduisant dans son livre sur l’organisation biologique l’idée de « complexité par le bruit » (1972). C’est encore sur cette base théorique qu’il étudie aujourd’hui la métaphore dominante de « programme génétique ». La première partie de sa conférence vise précisément à remettre en cause la pertinence de cette métaphore.
Il montre d’abord que les erreurs de réplication de l’Adn peuvent être vues comme « la source de l’augmentation progressive de la diversité et de la complexité des êtres vivants » (p. 27). C’est encore un autre produit dérivé du développement de la théorie de l’information, la théorie de la complexité algorithmique, qui permet à l’auteur d’aborder une autre question, celle de savoir si l’on doit considérer l’Adn comme un programme ou une série de données. Cette question d’apparence peut-être anodine prend tout son sens lorsqu’on lit que l’auteur suppose « (…) [que] dans la description d’un objet naturel, on doit distinguer entre d’une part, une partie programme qui donne la signification éventuelle de sa structure ou de sa fonction, explicitant donc une finalité au moins apparente, et définit une classe d’objet partageant la même structure et la même finalité, et d’autre part, une partie données qui spécifie un objet particulier à l’intérieur de cette catégorie (p. 31)  ».
Introduisant la notion de « complexité avec signification », Atlan montre qu’il est nécessaire d’introduire la métaphore “Adn-données”. Le « tout génétique » qu’il dénonce repose au contraire sur la métaphore “Adn-programme” (la machinerie cellulaire ne sert qu’à interpréter le programme) et c’est là que l’on saisit toute l’importance de la question posée. Si l’Adn est vu comme des données, il devient enfin possible de prendre en compte « les interactions entre le génétique et l’épigénétique » (p. 32).
Poursuivant sa critique de la notion de programme génétique, Atlan aborde ensuite l’embryologie avant de s’intéresser à une deuxième question, pour le moins provocatrice, « la vie existe-t-elle ? », objet de la seconde partie de son livre. En se démarquant clairement des positions vitalistes (et on peut voir là une réponse aux critiques dont il fut l’objet à l’époque où il était en France un des principaux représentants de la théorie de l’auto-organisation), Atlan s’attache à déconstruire les représentations qui sont généralement attachées à l’Adn. S’appuyant sur les écrits du généticien R. Lewontin, il montre par exemple avec quelle ambiguïté certains comités d’éthique adoptent le point de vue selon lequel « les gènes sont le principe de la vie ».
Un des mérites de l’auteur est indiscutablement d’établir un lien très solide entre d’une part les recherches actuelles menées en biologie moléculaire et, d’autre part, les questions d’éthique. Ce rapprochement s’effectue grâce à une analyse attentive de la constitution des théories. C’est grâce à cette approche historique, même si elle se limite à l’histoire des idées, qu’Atlan montre comment certaines positions actuelles peuvent être rapprochées du préformationnisme.
En ce qui concerne les positions éthiques, il n’est pas question pour Atlan de refuser systématiquement toute technique de thérapie génétique somatique (opposée à germinale, p. 65), sous prétexte que cela pourrait porter atteinte à « l’essence de la vie ». La biologie a cessé selon lui d’être la « science de la vie » pour se concentrer plus modestement sur les « (…) systèmes physico-chimiques dans lesquels ce qu’on appelle gène n’est pas génétique, et où l’on a affaire à un certain nombre de réactions chimiques, intégrées dans des processus de métabolisme et de développement » (p. 54). Des projets comme celui du génome humain évacuent le problème de l’expression des gènes et donc de la constitution des protéines, pourtant véritables briques élémentaires du vivant. Atlan termine son texte en dénonçant non sans raison les « marchands du temple » qui s’attroupent autour du « fétiche » que devient le génome lorsqu’on le considère comme l’essence de la vie.
C’est dans la discussion qui fait suite au texte que l’auteur reprend les enjeux concernant le clonage. Pour Atlan, il n’est pas question dans le clonage reproductif de fabriquer des individus identiques, justement parce que la métaphore de programme génétique est trompeuse, et au vu de ce qui est souvent écrit, il est bon qu’il mette clairement les choses au point.
En somme, même si la pensée d’Atlan reste très marquée par la culture informationnelle, ou si on pouvait souhaiter une analyse de ces changements de paradigmes plus en phase avec les contextes culturels, on ne peut que se réjouir du fait que ce livre, à la fois dense et concis, puisse faciliter l’émergence d’un débat public sur ces enjeux scientifiques et éthiques.

Jérôme Ségal

Textes réunis par Nicole Jacques-Chaquin et Sophie Houdard.
Curiosité et Libido sciendi de la Renaissance aux Lumières

2 tomes, ENS Éditions, 1998

Si tout le terrain n’avait pas été occupé par les Presses Universitaires de France, avec les désastreux résultats que l’on sait, peut-être des presses universitaires dignes de ce nom se seraient-elles développées en France, à l’instar de ce que l’on connaît dans beaucoup d’autres pays, en Angleterre et aux Etats-Unis en particulier. Des ouvrages savants comme celui-ci, au lieu de ne pouvoir se trouver que dans quelques rares bibliothèques et jamais en librairie, seraient diffusés dans toutes les villes universitaires, en France et à l’étranger, et y resteraient disponibles assez longtemps pour qu’un compte-rendu décide un lecteur à les acheter. Au lieu de cela, il ne restera au curieux qu’à tenter de les obtenir directement de l’éditeur – mal armé pour le commerce, bien entendu – ou du distributeur, généralement introuvable.i
Responsables du Centre de Recherche sur la Littérature et les Discours du Savoirs (LiDiSaii), Nicole Jacques-Chaquin et Sophie Houdard offrent dans ces deux volumes (plus de 550 pages au total) le résultat d’un séminaire qui s’est poursuivi pendant trois ans. Plus d’une vingtaine de spécialistes y traitent de « la notion de curiosité dans son rapport à la connaissance, en Europe, entre les XVIe et XVIIIe siècles. » Il n’est évidemment pas possible de résumer ces textes, souvent approfondis et novateurs, qui touchent en fait à tous les aspects de la connaissance, dans sa théorie comme dans sa pratique, en la replaçant dans le cadre d’une histoire intellectuelle et culturelle complexe, qui fait une grande place aux « fables de la curiosité » et à leurs représentations littéraires et picturales, sans oublier les lieux où s’exprime tout l’excès de la libido sciendi : encyclopédies, dictionnaires, cabinets, etc.
Le premier tome traite des « théories » et le second s’occupe d’ »objets », de « fictions » et d’ « images ». Sous « théories », il ne faut pas s'attendre à trouver les chapitres habituels des histoires des idées, académiques et tous semblablement formatés, tels qu’en fournissent les ouvrages encyclopédiques. Les auteurs n’oublient jamais la libido, dont la scientia est sans doute le produit, mais exposé aux aléas du désir, des tentations, du fantasme. Ainsi considéré, le savoir n’a rien d’un long fleuve tranquille : toujours menacé par l’excès, la dérive, il est porteur de trouble autant que d’édification. S. Houdard le montre à propos du scepticisme au XVIe siècle, et plus encore N. Jacques-Chaquin au sujet de la « passion des choses interdites » du XVe au XVIIIe siècles, en particulier dans la démonologie. Michel Delon n'est pas en reste en s’interrogeant sur « la curiosité des maux d’autrui » et certains plaisirs pervers où se laisse entraîner la connaissance au XVIIIe siècle.
Dans le second tome, en fonction de ses intérêts, plus « littéraires » ou plus « scientifiques », mais sans que ceux-ci se trouvent jamais totalement dissociés, le lecteur pourra satisfaire sa propre curiosité, à propos d’objets très variés, traités de manière érudite. L’on pourra à volonté s’instruire sur « la réception en France des « curieux microscopes » » au XVIIe siècle, « entre activité libidinale et recherche savante » (Jean-Christophe Abramovici) ou sur « les livres de secrets dans la littérature de colportage » (Lise Andries). Une place est faite de manière paradoxale à l’ « anti-curiosité : la discrétion chez Mlle de Scudéry et dans la littérature mondaine » (Myriam Maître-Dufour) et l’amateur d’histoire de l’art appréciera l’article (trop court à notre gré) de Dominique Désirat sur l’iconographie de la curiosité – intéressante précisément parce qu’elle n’est pas directement représentable.
La bibliographie qui complète l’ensemble est malheureusement trop sommaire et ne reprend pas nombre de références utiles disséminées dans les articles eux-mêmes.

Michel Pierssens


Margaret Llasera,
Représentations scientifiques et images poétiques en Angleterre au XVIIe siècle. A la recherche de l’invisible
Paris, CNRS Éditions/ENS Éditions

 « Les pirouettes des métaphores peuvent très bien plonger, au cours de leurs arabesques, vers une connaissance approfondie de la nature, dont les lois et les principes retrouvent de ce fait leur dimension merveilleuse. » Chacun de ces mots, par lesquels se conclut l’introduction, mériterait une glose car il a été pesé, comme en convaincra la lecture de ce livre, érudit et sérieux (il a d’abord été une thèse) mais ouvert aux résonances de la poésie quand elle se greffe sur l’imaginaire scientifique pour explorer avec lui l’inconnu. Ici, la poésie est celle des poètes « métaphysiques » anglais du XVIIè siècle, dont l’auteur s’attache essentiellement à Donne, Vaughan, George Herbert et Marvell – sans s’interdire d’en explorer d’autres à l’occasion, à commencer par Shakespeare. S’il est nécessaire de ne pas ignorer tout à fait la langue de ces poètes pour apprécier les close readings des poèmes examinés, il n’est pas indispensable d'avoir une connaissance approfondie de l’histoire des sciences pour suivre les analyses proposées. Ce qu’elles s’attachent à mettre en évidence, c’est l’imbrication cognitive de cette poésie et de certains savoirs contemporains, inscrite dans le travail de la langue : analogies, images, métaphores ou conceits – ces chaînes complexes de métaphores caractéristiques des poètes métaphysiques anglais (mais que l’on retrouverait également, en français, chez Queneau, Ponge ou Deguy). Le plan de l’ouvrage fait alterner lectures littéraires et rappels scientifiques, regroupés en chapitres thématiques (magnétisme, optique, astronomie, météorologie, médecine), de façon efficacement pédagogique. Des cinq savoirs principaux qui servent à la démonstration, c’est l’alchimie qui reçoit le traitement le plus approfondi, bien que le magnétisme et l’optique soient l’occasion de développements particulièrement riches, souvent originaux, fondés sur une information étendue, parfois assez pointue.
Les non-spécialistes en retiendront, avec de nombreux exemples précis et bien commentés, que la littérature et les savoirs vivent d’un échange constant, mutuellement productif : les poètes ont su dire des « choses » jusque là inexprimables parce qu’ils se sont saisi de la langue savante en allant au-delà de ses mots, vers le monde nouveau dont la connaissance prenait alors forme. Le discours de l’attraction chez les découvreurs du magnétisme, celui du visible et de l’invisible chez les inventeurs de l’optique – autant de ressources nouvelles, entre beaucoup d’autres,  pour la représentation (au sens intellectuel et figural) comme pour les arts de la langue. Margaret Llasera fait ici la démonstration qu’une perspective épistémocritique, attentive au travail réciproque des savoirs et des figures, permet de saisir la culture comme un tout dont on mutile l’articulation si l’on ignore le très dense trafic de sens qui court entre les sciences et ce qu’elles prétendent mettre à distance.
L’ouvrage est complété par une bibliographie, un index et une iconographie qu’on aurait souhaitée plus ample.

Michel Pierssens


Daniel Jacobi 
La communication scientifique, discours, figures et modèles.
PUG, Grenoble, 1999

Comment se familiariser avec les textes de vulgarisation ? Par quelles ruses du langage et sur quels renoncements, par quelles manipulations des signes et des structures de la parole, avec quels savoir faire plus ou moins talentueux, les médiateurs et parfois les scientifiques eux - même s’efforcent-ils de vulgariser la science ? Entre les conceptions généreuses et utopiques des uns et le regard critique, grinçant des autres qui n’y voient qu’altération, appauvrissement, ou même dénaturation de la science, tant de choses déjà ont été dites du projet et des processus mis en jeu pour rendre les savoirs accessibles aux profanes.
Au lieu de s’en tenir à des généralités banales, aux pétitions de principes et aux suggestions de bon aloi que l’on a généralement l’habitude de lire dans la littérature consacrée à ces questions, Daniel Jacobi a le mérite de confronter le point de vue commun, à l’étude empirique d’articles de vulgarisation publiés dans un panel de revues aussi diversifiées que la « Recherche », « Science et vie », « Les nouvelles littéraires », « le Figaro magazine », « l’Express », « Paris Match », ou encore aux publications du XIXe comme « l’Illustration », « Je sais tout », « TOM TIT»… Il s’intéresse aux traces de la vulgarisation, les images et les écrits qui demeurent une fois la conférence prononcée, les expositions démontées, les journaux refermés et archivés.
L’auteur de « La communication scientifique, discours, figures et modèles » explore le pays des « marronniers », ces articles convenus, archétypiques, où les journalistes en mal de sujets reprennent des thèmes connus, pour y broder à la marge des idées personnelles. Il suit le cours de « La Science et La vie » depuis ses origines (1913), jusqu’à sa maturité (1932). Et pour étudier les rêves technologiques de la société du XIXe, il remonte à la revue « Je sais tout » publiée entre 1850 et 1913. Il analyse les dessins, les graphiques, les photos et autres matériaux accompagnant les textes de vulgarisation. Dans ce registre, il s’intéresse encore au fameux tableau de Vincent Van Gogh « La nuit étoilée » dont il défend qu’il est le fruit d’une négociation entre un point de vue artistique et les lectures savantes du peintre, assidu des revues de vulgarisation de l’époque, « L’illustration » ou « Le Cosmos » et admirateur de Camille Flammarion.
Il montre comment les « scripteurs » aux prises avec les reformulations naviguent au sein « de séries discursives scientifiques superordonnées », allant du générique au spécifique, et comment ils glissent entre les « hyponymes », cisèlent des métaphores, jouent de « l’hyperonyme », débrouillent les taxinomies savantes et finalement produisent des messages pour ce grand public, mythique, dont l’auteur nous explique qu’il n’existe peut-être que dans les aspirations et les représentations des vulgarisateurs ?. En passant, il fustige les évaluations qui, sur le modèle anglo-saxon de tests de connaissances passées avant et après les opérations de vulgarisation, tentent de quantifier les acquis didactiques. « Le plaisir d’un jardinier amateur ne se mesure pas au rendement en kilo, ni au prix  de revient des légumes qu’il a amoureusement (ou maladroitement) réussi à récolter. C’est l’activité qui a du sens, pas ses résultats mesurés avec un instrument de type scolaire ».
Et s’il évite de réduire la vulgarisation à un champ autonome, indépendant d’enjeux théoriques autant que symboliquesde la communication scientifique, pour resituer le débat dans sa complexité théorique autant que sociale, on sent bien que son cœur va au premier cercle, à la « Recherche » qu’il collectionne depuis les premiers numéros, et qu’avec « Science et vie » le populaire reste populaire. Les glissements sémantiques destinés à embellir les textes pour séduire le peuple confinent toujours un peu au kitch, ou au petit-bourgeois rigide, quand ce n’est pas à l’imposture. Comme cette chronique de la fin du XIXe « Tom Tit » qui prétendait rendre la science amusante en proposant aux enfants des manipulations faciles à réaliser, mais qui dans les faits ne marchaient malheureusement jamais.
Attention ! l’appareillage linguistique et sémiotique utilisé par Daniel Jacobi n’est pas si facilement accessible au profane et peut paraître, au premier abord rebutant, mais l’ouvrage mérite cet effort, d’autant plus que l’auteur s’évertue, autant que possible, d’expliquer ses catégories, de vulgariser sa méthode. Et puis ne faut-il pas admettre, en dépits du mirage de l’interactivité ludique des années 80, que tout processus d’acculturation requiert un minimum de mobilisation et ne va pas sans effort du lecteur ?

Paul Rasse

Notes de bas de page littérales

i  En l’occurrence : ENS Editions, 31 Avenue Lombart BP 81, 92266 Fontenay-aux-Roses Cedex ; fax : 01 41 13 24 78 ; e-mail : editions@ens-fcl.fr. Le distributeur : OPHRYS, 10, rue de Nesles, 75006 Paris ; fax : 01 46 33 15 97. Ces indications ne figurent que dans le premier volume, tandis que le catalogue de l’éditeur n’apparaît que dans le second. Il semble qu’on ne puisse pas se procurer les volumes séparément, ce qui fait cher de l'article si l’on ne s’intéresse qu’à un seul des thèmes traités, comme il est naturel en matière d’érudition, et encourage évidemment le « photocopillage », si vilipendé par ailleurs.

ii  http://www.ens-fcl.fr/recherch/lidisa/index.html